Liban : Saad Hariri prend sa revanche mais n’est pas au bout de ses peines
Beaucoup de Libanais, y compris parmi les observateurs alertes de la vie politique, ne comprennent pas les tenants et les aboutissants de la désignation de Saad Hariri au poste de Premier ministre presqu’un an après avoir été chassé par la rue.
Saad Hariri a-t-il réellement la volonté, l’intention et les moyens de sortir le Liban des multiples crises dans lesquelles la gestion incompétente et calamiteuse de la classe politique dont il est l’un des plus illustres représentants l’a enfoncé ?
Pourquoi les autres composantes de la classe politique – qui sont en même temps ses adversaires et ses partenaires – lui ont concédé ce qu’elles lui avaient refusé au lendemain de sa démission, le 29 octobre 2019, lorsqu’il avait été pressenti pour revenir aux affaires ? À savoir, la formation d’un gouvernement d’experts sous sa présidence, un droit de véto sur les candidats aux postes ministériels proposés par les partis politiques et, enfin, la poursuite des négociations avec le FMI comme prélude à l’acceptation de la plupart des conditions de l’institution financière internationale.
Qu’est-ce qui a changé pour qu’il accepte aujourd’hui de revenir au pouvoir alors que la crise économique et sociale s’est aggravée, que l’État est en faillite et que les blocages politiques se sont complexifiés ?
Hariri a grillé tous ses successeurs potentiels
Les questions sont nombreuses, certaines resteront sans doute longtemps sans réponses et les développements des prochaines semaines apporteront peut-être des éléments d’explications à quelques incompréhensions.
Depuis sa démission, moins de deux semaines après le déclenchement du mouvement de contestation, le 17 octobre 2019, Saad Hariri s’est employé à griller tous les candidats potentiels à sa succession, y compris ceux qu’il avait lui-même proposés, comme les anciens ministres Mohammad Safadi et Bahige Tabbarah ainsi que l’homme d’affaire Samir al-Khatib.
Après la désignation de Hassan Diab, Saad Hariri et son parti, le Courant du futur, n’ont pas ménagé leurs efforts pour l’empêcher de réussir, en veillant à ce qu’il n’obtienne jamais une légitimité sunnite, la communauté dont est toujours issu le Premier ministre dans le système confessionnel libanais.
Puis est venue la courte parenthèse Moustapha Adib. Désigné Premier ministre à la veille de la venue du président Macron à Beyrouth, l’ambassadeur du Liban en Allemagne a été tellement encadré par le « club des anciens Premiers ministres », alliés de Saad Hariri, qu’il en a perdu toute marge de manœuvre pour négocier avec les différents partis politiques (notamment chiites) la formation du gouvernement. Il a fini par jeter l’éponge, le 26 septembre, avant de réintégrer son poste à Berlin.
La voie était de nouveau libre pour Saad Hariri, qui s’est déclaré le 8 octobre, à la surprise générale, « candidat naturel » au poste de Premier ministre.
Apaisement régional, de l’Irak au Yémen en passant par Beyrouth
Des sources politiques diverses assurent à Middle East Eye que Saad Hariri revient au pouvoir avec la bénédiction de la France, dont il s’est engagé à mettre en œuvre l’initiative de sauvetage proposée (ou imposée ?) par Emmanuel Macron le 1er septembre lors de sa deuxième visite au Liban après la double explosion au port de Beyrouth, le 4 août dernier.
Paris, qui cherche à renforcer son influence au Liban à travers son initiative, serait arrivé à la conclusion que Saad Hariri est une personnalité incontournable sur la scène sunnite.
Paris, qui cherche à renforcer son influence au Liban à travers son initiative, serait arrivé à la conclusion que Saad Hariri est une personnalité incontournable sur la scène sunnite
Ce dernier jouit également de la bienveillance des États-Unis, qui ont quelque peu relâché leurs pressions sur le Liban pour la première fois depuis trois ans.
Les signes d’apaisement dépassent d’ailleurs les frontières du Liban. En Irak, le guide suprême de la révolution iranienne, l’ayatollah Ali Khamenei, aurait recommandé, selon Middle East Eye, l’arrêt des attaques anti-américaines. Au Yémen, une trêve non déclarée semble être entrée en vigueur sur le front sensible de Maareb, précédée par le plus important échange de prisonniers depuis le début de la guerre, en 2015.
En Syrie, les troupes turques se sont retirées de la région de Morek, au nord de Hama, et des contacts syro-américains pourraient être prochainement entamés par l’intermédiaire du directeur de la Sûreté générale libanaise, Abbas Ibrahim, pour connaître le sort du journaliste américain Austin Twice, disparu en Syrie en août 2012.
Au Liban, l’apaisement s’est traduit par le début des négociations indirectes libano-israéliennes au sujet du tracé des frontières maritimes sous médiation américaine.
C’est dans ce contexte de baisse des tensions régionales que Saad Hariri s’est autoproclamé candidat unique pour le poste de Premier ministre.
« Il estime que le moment est propice pour son come-back, surtout que la communauté internationale, sous l’impulsion de la France, pourrait débloquer des aides financières pour le Liban afin d’éviter un effondrement total du pays jusqu’au point de non-retour », déclare à Middle East Eye un ancien ministre du gouvernement de Hassan Diab qui a requis l’anonymat.
Le mois de novembre sera riche en échéances. L’ambassadeur de France Pierre Duquesne a été chargé de mettre sur pied un comité interministériel français pour coordonner l’aide au Liban. Son premier acte sera le voyage à Beyrouth, dans les prochains jours, d’une délégation douanière française.
Suivra une réunion du Groupe international de soutien au Liban puis, avant la fin du mois, une réunion internationale consacrée à la reconstruction de la capitale libanaise, dévastée par la double explosion cataclysmique de cet été.
De nombreuses divergences opposeront les partis libanais
Saad Hariri revient donc au pouvoir pour former « un gouvernement d’experts qui travaillera en vertu de la feuille de route française », a-t-il dit le 23 octobre à l’issue de concertations avec les blocs parlementaires.
Dimanche 25 octobre, il a présenté les résultats de ses entretiens au président de la République Michel Aoun lors d’une réunion qualifiée de « positive ».
« Saad Hariri ne peut pas apporter des solutions aux problèmes qu’il a lui-même contribué à créer avec ses partenaires de la classe politique »
- Talal Bizri, militant du mouvement de contestation
Le leader sunnite a marqué un point sur ses adversaires, qui estimaient qu’en sa qualité de chef d’un important bloc parlementaire, il ne pouvait pas prétendre présider un gouvernement d’experts mais plutôt un cabinet « techno-politique » composé de spécialistes et de ministres représentants les principaux partis.
Il formera finalement un gouvernement restreint d’experts qui seront nommés en concertation avec les partis politiques. Il attribuera le portefeuille des finances à une personnalité chiite qu’il choisira dans une liste de noms fournis par les partis chiites Hezbollah et Amal, avec un droit de véto.
Cette formule ne satisfait pas le Courant patriotique libre dirigé par Gebran Bassil, gendre du président de la République Michel Aoun, qui insiste pour un gouvernement techno-politique. Mais les rapports de force, les pressions internationales et les menaces de sanctions américaines contre des personnalités alliées au Hezbollah ont considérablement réduit la marge de manœuvre du camp présidentiel.
Le chef de l’État a tenté en vain de faire pression sur Saad Hariri pour l’amener à négocier avec Gebran Bassil, en reportant d’une semaine les consultations parlementaires pour la désignation du Premier ministre.
Même s’il parvient à former un gouvernement dans un délai plus ou moins raisonnable, Saad Hariri ne sera pas au bout de ses peines. Dans un discours adressé à la nation, à la veille de la désignation de Hariri, le 21 octobre, Michel Aoun a laissé entrevoir le terrain de la future confrontation, qui portera sur l’audit juricomptable de la Banque du Liban (BDL) dans le cadre de la lutte contre la corruption et le recouvrement de l’argent public détourné.
Or, Saad Hariri a clairement exprimé son attachement au gouverneur de la BDL, Riad Salamé, et ne semble ni pressé ni enclin à aller jusqu’au bout de ce processus qui risque de dévoiler les pratiques financières douteuses d’une partie de la classe politique, comme le pointe l’économiste Hassan Moukalled.
D’autres divergences apparaîtront sans doute au sujet de l’interprétation de certaines clauses de l’initiative française. Ainsi, le Hezbollah et Amal s’opposeront à la privatisation à outrance du secteur étatique, telle que prévu par le plan d’Emmanuel Macron.
Autre sujet de discorde potentielle, les conditions posées par le FMI pour octroyer une aide au Liban et les diverses lois prévues par l’initiative française portant notamment sur les marchés publics, la réorganisation du secteur bancaire et le contrôle des capitaux.
En revenant au pouvoir un an après en avoir été chassé, Saad Hariri prend une revanche personnelle sur ses adversaires politiques et sur le mouvement de contestation, qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Il s’est fixé six mois pour remettre le pays sur les rails. Mais à Beyrouth, beaucoup doutent de ses chances de réussite.
« Saad Hariri ne peut pas apporter des solutions aux problèmes qu’il a lui-même contribué à créer avec ses partenaires de la classe politique », soutient Talal Bizri, militant de la première heure du mouvement de contestation.
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