Quand les accords de paix entre les pays arabes et Israël se transforment en une course aux armements
Les accords de normalisation entre les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn et Israël, ratifiés mi-octobre, vont bouleverser les rapports de force dans la région. Si cette normalisation n’est pas nouvelle, elle officialise aux yeux du grand public plusieurs années de collaboration et parfois même de complicité entre Israël et ses voisins arabes du Golfe.
Un nouvel ordre régional
Et si la géographie servait d’abord à faire la guerre ? En tout cas, elle crée des alliances stratégiques entre des pays partageant de mêmes intérêts. Les ennemis de mes ennemis sont mes amis.
De fait, les pays du Golfe et Israël vouent une haine viscérale à l’Iran, qui est dépeint comme l’ennemi numéro undans la région. Selon ces alliés des États-Unis au Moyen-Orient, la République islamique constitue une entrave à la stabilité et à la sécurité régionales.
Le Premier ministre Benyamin Netanyahou est ainsi persuadé que l’Iran menace l’existence même d’Israël, tandis que le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, soutenu par les EAU, a averti qu’une guerre avec l’Iran provoquerait l’effondrement de l’économie mondiale.
Dans une moindre mesure, la Turquie a aussi de son côté réussi – en quelques années – à se mettre à dos une grande partie des États de la région.
C’est cette animosité envers l’Iran et la Turquie qui caractérise le fer de lance de la course aux armements dans les pays du Golfe.
Par ailleurs, les EAU et Bahreïn – récemment rejoints par le Soudan – ne représenteraient que la partie visible de l’iceberg du processus de normalisation. Israël et son allié américain envisagent en effet de conclure des accords similaires avec d’autres pays arabes du Golfe pour constituer un glacis antichiite face à l’Iran.
« Les États-Unis – qui ont officiellement déclaré vouloir se retirer du Moyen-Orient – laissent derrière eux un bloc d’alliés (et de clients) régionaux historiques pour livrer leur guerre initiée contre l’Iran à leur place », analyse pour Middle East Eye Roland Lombardi, spécialiste du Moyen-Orient et docteur en histoire.
« Nous assistons à la constitution d’un puissant bloc, allié aux États-Unis mais également à la Russie, composé de l’axe égypto-saoudo-émirati et qui est peu à peu rejoint par Israël. L’Iran et la Turquie, très affaiblis économiquement et très isolés diplomatiquement, ne font, pour l’instant, que pâle figure », estime-t-il.
« Ne laissez pas les accords d’Abraham devenir des accords de vente d’armes »
Au lendemain des accords de normalisation, les Émirats arabes unis – suivis de près par leur rival qatari, proche de l’axe composé de l’Iran, de la Turquie, voire de la Russie – ont fait part de leur volonté d’acquérir des avions F-35 américains, d’après l’agence de presse Reuters.
À son tour, l’administration Trump a récemment informé le Congrès de son intention de vendre 50 chasseurs F-35 d’une valeur estimée à 10,4 milliards de dollars aux Émirats arabes unis – à quelques jours des élections présidentielles américaines.
Ainsi, le dilemme de sécurité – selon lequel un État accroît sa puissance militaire pour garantir sa sécurité, ce qui est perçu comme une menace par un autre État, qui va alors à son tour renforcer sa puissance militaire – commence déjà à s’immiscer dans les relations israélo-arabes.
« Les États-Unis – qui ont officiellement déclaré vouloir se retirer du Moyen-Orient – laissent derrière eux un bloc d’alliés (et de clients) régionaux historiques pour livrer leur guerre initiée contre l’Iran à leur place »
- Roland Lombardi, spécialiste du Moyen-Orient
C’est donc sans surprise que seulement quelques jours après la signature des accords de paix, Doha et Abou Dabi – en pleine crise diplomatique depuis 2017 – ont commencé à rivaliser dans l’acquisition des F-35 américains, dernière génération de chasseurs bombardiers, équipés des technologies les plus avancées et qui ont, entre autres, la capacité de se rendre invisibles aux radars.
« Ne laissez pas les accords d’Abraham [les accords de normalisation entre Israël, les EAU et Bahreïn] devenir des accords de vente d’armes », prévient William Hartung, directeur du département armes et sécurité du Center for International Policy à New York.
Il est évident que si l’un des pays du Golfe se dote des F-35, tous les autres chercheront à s’en procurer aussi pour immédiatement contrecarrer la supériorité militaire d’un pays voisin – aussi pacifiques soient leurs relations.
Rappelons que l’Arabie Saoudite ainsi que les EAU avaient déjà indiqué aux Américains en 2017 leur volonté de se doter des F-35, mais sans succès.
Il serait aussi prévisible sur le long terme que certains pays du Golfe, ne parvenant pas à acquérir ces avions furtifs de combat, chercheraient alors – tout comme leurs ennemis dans la région – l’équivalent des F-35 auprès de la Russie ou de la Chine, perpétuant ainsi le dilemme de sécurité.
Ces pays sont d’autant plus friands des technologies militaires dernier cri qu’ils possèdent les fonds nécessaires pour concourir dans cette course aux armements. À elles seules en effet, les importations d’armes dans les pays du Moyen-Orient ont augmenté de 61 % entre 2015 et 2019, représentant ainsi 35 % du total des importations sur cette même période selon les données collectées par le Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI).
Et si Israël perdait son avantage militaire au Moyen-Orient ?
Alors que Washington a toujours maintenu en faveur d’Israël une ligne dite de l’« avantage militaire qualitatif » – devenue loi en 2008 –, l’affaire des F-35 secoue l’allié israélien. Benyamin Netanyahou est accusé d’avoir échangé la paix à court terme contre les avions – sous-entendu, contre la sécurité nationale à long terme.
« La normalisation entre Israël et certains pays du Golfe va inévitablement bouleverser les rapports de force au Moyen-Orient. Surtout lorsque l’Arabie saoudite signera elle aussi un accord de paix avec Israël, vraisemblablement lorsque Mohammed ben Salmane accédera au trône », explique à MEEle géopolitologue Roland Lombardi.
En guise de réponse à ce postulat, Chuck Freilich, ancien conseiller adjoint à la sécurité nationale en Israël, déclare : « Nous avons une politique claire sur le maintien de notre avantage militaire et nous protesterons contre tout contrat d’armement qui pourrait éroder notre supériorité militaire dans la région. »
Pour pallier ce bouleversement des rapports de force, l’armée israélienne se prépare à présenter aux États-Unis « une liste de courses » de matériel militaire qui lui garantirait de consolider son avantage stratégique, selon le quotidien israélien de droite Israel Hayom.
Le journal indique que cette liste, compilée par un comité spécial mis en place par Netanyahou et le ministre de la Défense Benny Gantz, comprendrait probablement une livraison des hélicoptères V-22 Osprey et un autre escadron d’avions de chasse, probablement des F15 d’après le quotidien.
Au-delà des F-35, les spécialistes de la défense en Israël sont aussi préoccupés par la vente potentielle de cybersystèmes avancés aux pays du Golfe ayant normalisé leurs relations avec ce pays. « C’est une technologie qui peut facilement être transmise ou tomber entre de mauvaises mains », prévient Chuck Freilich.
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