Snipers, mines et bombes : la vie sur le front au Yémen
Presque tous les bâtiments sont endommagés. Des chiens aboient sur les personnes qui marchent dans les rues vides. Au loin, le bruit des enfants jouant dans les ruelles est interrompu par des tirs sporadiques.
Des tapis sont suspendus entre les bâtiments, non pas pour sécher, mais pour protéger les passants des snipers.
Nous sommes sur le front de Ta’izz, une ville du sud du Yémen ravagée par la guerre dont les habitants, en proie à de longues souffrances, sont poursuivis par la terreur.
La plupart des Yéménites ont fui les habitations qui se trouvent désormais entre les forces pro-gouvernementales et les combattants houthis. Mais certains restent, soit parce qu’ils refusent d’abandonner leur maison et d’être déplacés, soit tout simplement parce qu’ils n’ont pas d’autre abri.
Middle East Eye est allé à la rencontre des Yéménites qui vivent et souffrent sur le front.
Adel al-Hammadi
« Nous voulions juste voir un oiseau »
Âgé d’une quarantaine d’années, Adel al-Hammadi vit dans le quartier de Bazara’a à Ta’izz. Il est resté coincé chez lui pendant onze jours au cours de combats.
« Ce quartier est le théâtre de combats depuis 2015 et j’en ai été témoin plus d’une fois. Un jour, de violents affrontements ont éclaté dans le quartier : les Houthis se trouvaient devant notre maison et les forces de résistance [pro-gouvernementales] se trouvaient derrière, donc nous étions coincés chez nous.
« Quand il a vu que nous étions encore en vie, il n’arrivait pas à y croire, car tout le monde pensait que nous avions été tués »
Nous avons été assiégés pendant onze jours sans pouvoir quitter la maison. Si nous étions sortis, nous nous serions condamnés à mort. Nous voulions juste voir un oiseau.
Nous achetons notre nourriture au jour le jour et nous ne constituons pas de stocks à la maison comme les autres familles. Pendant le siège, nous n’avions donc rien à manger et nous ne pouvions pas aller chercher de la nourriture. Nous avions de la farine de blé que nous donnions aux chèvres, alors nous nous sommes résolus à la cuisiner et à la manger.
Ce fut notre seule nourriture pendant onze jours. Nous n’avions pas d’eau, mais par chance, c’était la saison des pluies et nous pouvions recueillir de l’eau de pluie dans des jerricans, ce qui nous a permis de survivre.
Ces onze jours ont été très douloureux. Il n’y avait pas d’autre bruit que ceux des affrontements et des bombardements. Nous n’arrivions pas à dormir, les enfants étaient vraiment terrorisés mais j’essayais de les calmer et de leur dire que les combats se passaient loin de là et qu’ils ne viendraient pas jusqu’à la maison.
Au bout de onze jours, les affrontements se sont calmés et un ami est venu chez moi et nous a appelés en criant. Quand il a vu que nous étions encore en vie, il n’arrivait pas à y croire, car tout le monde pensait que nous avions été tués. Même les combattants dans le quartier ont été surpris de nous voir vivants et se sont demandé comment nous avions survécu. »
Saleh al-Hajj
« J’ai perdu mon fils et ma seule source de revenus. J’ai perdu le bonheur et ma vie paisible »
Saleh al-Hajj est père de quatre enfants, deux garçons et deux filles. L’un de ses fils a été tué au cours des combats. Âgé d’une quarantaine d’années, Saleh al-Hajj travaillait auparavant comme commerçant mais se retrouve maintenant sans emploi.
« Je vis dans le quartier d’al-Saeila à Ta’izz. J’avais ouvert un petit magasin au rez-de-chaussée de ma maison pour faire vivre ma famille. En 2016, les combats ont fait rage près de notre quartier et les bombardements se sont abattus sur des zones résidentielles. Des obus tombent encore aujourd’hui.
« Alors que la poussière tourbillonnait, Abdullah m’a répondu : ‘’Papa, ne t’en fais pas, je vais bien.” Puis j’ai vu ses intestins sortir de son corps »
Le 8 août 2016, mon fils aîné Abdullah, âgé de 13 ans, se trouvait au magasin pendant que je dormais, lorsque j’ai entendu des bombes tomber près de nous. J’ai senti qu’ils étaient tombés sur mon fils ; je suis sorti de la maison en courant et j’ai appelé Abdullah en hurlant.
Alors que la poussière tourbillonnait, Abdullah m’a répondu : ‘’Papa, ne t’en fais pas, je vais bien.’’ Puis j’ai vu ses intestins sortir de son corps. Mais je n’avais pas compris qu’il allait mourir parce qu’il parlait encore. Je l’ai emmené à l’hôpital et il parlait en chemin. Il essayait de me calmer et me répétait : ‘’Ne t’en fais pas, je vais bien.’’
Quand nous sommes arrivés à l’hôpital, les médecins l’ont emmené en salle d’opération et c’est là qu’il est décédé.
Depuis ce jour, j’ai peur et je me sens frustré. C’est difficile de perdre son fils et de le voir mourir sous ses yeux. Je vis toujours dans la même maison avec mon épouse et mes trois enfants et nous n’avons pas d’endroit plus sûr où nous réfugier.
Les bombardements ont détruit le magasin et je n’ai plus de travail. Il ne reste plus que des mauvais souvenirs dans le magasin. J’ai perdu mon fils et ma seule source de revenus. J’ai perdu le bonheur et ma vie paisible. »
Mohammed Mukhtar
« La vie ne peut plus être comme avant à cause des mines dans le secteur »
Mohammed Mukhtar est le frère d’Ahmed, un berger de 14 ans dont la jambe a été arrachée par une mine.
« Mon frère Ahmed avait l’habitude de partir dans les montagnes avec d’autres enfants pour faire paître les moutons, comme beaucoup de gens dans notre village.
Le village était en plein cœur des combats et c’était des jours difficiles, mais les affrontements se sont finalement déplacés et nous sommes passés à autre chose.
La vie ne peut plus être comme avant à cause des mines dans le secteur, des armes cachées auxquelles personne ne peut échapper.
Les habitants savent qu’il y a des mines dans le secteur, mais ils ne peuvent pas empêcher les enfants d’emmener les moutons dans la montagne, car c’est une source de revenus importante pour de nombreuses familles.
Un jour, alors qu’Ahmed faisait paître ses moutons avec un ami, il a marché sur une mine.
Les médecins l’ont amputé de sa jambe au-dessus du genou pour protéger le reste du corps et il a toujours des éclats de mine dans le corps.
C’était un moment difficile, nous ne savions pas si Ahmed allait survivre.
Ahmed est resté sur le dos à la maison pendant cinq mois, puis il a recommencé progressivement à marcher à l’aide de béquilles. Les éclats de mine le font toujours souffrir.
Après l’accident d’Ahmed, une équipe de l’unité de neutralisation des engins explosifs improvisés est venue dans la montagne et dans le village et a retiré de nombreuses mines.
Ils ont trouvé des mines dans les maisons, dans la montagne, sur les routes et dans les zones résidentielles, étant donné que le secteur se trouvait sur le front.
Les mines handicapent des gens à vie, comme ce qui est arrivé à Ahmed, et elles font de nombreuses victimes à Ta’izz. Les mines représentent toujours une menace. »
Al-Tayeb Ameen Ghalib
« Les combats sont terrifiants. Nous avons l’impression qu’à tout moment, notre heure est peut-être arrivée »
Al-Tayeb Ameen Ghalib, 35 ans, avait l’habitude de se rendre en Arabie saoudite pour son travail. Mais depuis le début de la guerre, il vit à Ta’izz avec sa famille.
« Comme beaucoup d’autres quartiers de Ta’izz, celui-ci a été le théâtre de combats et d’affrontements autour de nombreuses maisons. Il y a eu des affrontements de porte à porte et beaucoup de gens ont été tués ou blessés. Les combats sont terrifiants. Nous avons l’impression qu’à tout moment, notre heure est peut-être arrivée. Imaginez ce que c’est que d’être pris au piège chez soi alors qu’il y a des affrontements dans la cour.
« Nous vivons des jours sombres et nos familles sont terrorisées »
Personne n’ose sortir, en particulier après le coucher du soleil. Nous pouvons généralement échapper aux combats en restant au sous-sol, mais il est très difficile d’éviter les snipers. Les snipers tirent toujours dans le quartier et ils ont fait beaucoup de morts. Nous avons testé de nombreuses méthodes pour nous protéger contre les tirs, mais c’est difficile.
Les enfants ne peuvent pas sortir pour jouer normalement et lorsque nous rentrons chez nous ou lorsque nous sortons, nous marchons près des murs pour que les snipers ne puissent pas nous voir. Nous suspendons des panneaux en bois, des tapis, des couvertures, des bâches en plastique ou des matelas pour empêcher les snipers de nous voir. Mais ils tirent dessus et les arrachent, alors nous devons les remplacer.
S’il y a une lumière la nuit, le sniper tire immédiatement dessus, même si c’est une cigarette, donc nous n’allumons rien et nous fermons toutes les fenêtres. Un jour du lors du dernier Ramadan, un sniper a tiré sur un motard qui se trouvait ici devant nous. Il est immédiatement tombé de sa moto et il est mort.
Nous vivons des jours sombres et nos familles sont terrorisées. Elles ne veulent pas vivre dans ces quartiers, mais nous ne pouvons rien faire et nous devons lutter pour nous adapter à la vie ici. J’espère que les prochaines années ne seront pas comme les dernières. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].