Sghaier Salhi : « L’économie tunisienne est fondée sur un colonialisme intérieur »
Sghaier Salhi a publié en 2017 un ouvrage en arabe (« Colonialisme intérieur et développement inégal. Le système de la marginalisation en Tunisie comme exemple ») dans lequel il a abondamment documenté la fabrication et la reproduction, depuis l’indépendance de la Tunisie, du modèle économique à l’origine de la fracture régionale.
Davantage qu’un problème de déséquilibre dans l’emploi des ressources budgétaires, il s’agit selon lui de la domination d’un groupe social qui utilise le pouvoir politique pour consolider sa domination.
Ingénieur, totalement étranger au monde politique, il propose une des lectures les plus approfondies du mal tunisien. En dépit d’une publication discrète, sa thèse rencontre une oreille de plus en plus attentive, y compris au sein de la classe politique.
Au moment où la Tunisie est le théâtre d’une séquence de protestations sociales depuis deux mois, son éclairage historique met en perspective les raisons de cette colère.
Middle East Eye : L’absence de traduction sociale des transformations politiques a été abondamment soulignée à l’occasion du dixième anniversaire de la révolution et mise en lumière par les protestations que connaît le pays depuis le mois de novembre. Comment l’expliquez-vous ?
Sghaier Salhi : Avant d’en venir aux explications historiques, je voudrais signaler l’importance d’un moment clé dans le soulèvement de l’hiver 2010-2011. Le mouvement avait été lancé par des jeunes travailleurs précaires, des chômeurs dans un monde rural ou périrural, des petites bourgades entre Sidi Bouzid, Kasserine et le sud de Kairouan. Leurs demandes étaient sociales.
Or, à partir de la manifestation du 12 janvier à Sfax, à l’appel de l’UGTT [centrale syndicale très influente en Tunisie], s’est produit un changement structurel : le mouvement a été investi par les classes moyennes dont les demandes étaient politiques.
L’engagement de l’UGTT dans le soulèvement a été décisif dans la chute de Ben Ali. Il a probablement évité à la fois une radicalisation de l’insurrection et une fuite en avant dans la répression.
Mais paradoxalement, ce tournant a contribué au maintien d’un système plus profond que le régime politique. À partir de là, le processus a négligé les demandes des marginalisés.
La question sociale demeure posée dans les mêmes termes qu’en 2010, mais la conscience des gens qui manifestent aujourd’hui a évolué grâce à la liberté des débats et des activités sociales.
Ils ont saisi que l’enjeu, c’est la qualité de leur appartenance à l’État et ils demandent des transformations. Ce qu’expriment les mobilisations actuelles, c’est d’abord un refus de la continuation du système, même si la proposition d’un autre modèle est encore embryonnaire.
La réponse des élites, c’est de stigmatiser le manque de patriotisme des manifestants, de les accuser de vouloir détruire l’État, alors qu’il s’agit en réalité d’une demande de reconnaissance par l’État. Mais la classe dominante ne conçoit le rapport de la société à l’État que sur mode de la soumission ou de la menace.
En réalité, ce qui est en cause, ce sont ses privilèges et son contrôle sur la société. Le patriotisme, l’unité nationale sont des moyens d’exiger cette soumission. La réponse des gouvernants, malgré quelques déclaration démagogiques, n’obéit pas à d’autre logique que celle de maintenir ce rapport historique.
Le problème fondamental, c’est qu’historiquement, l’État tunisien a été peu intégrateur.
MEE : Vous évoquez un système plus profond que le régime politique, en quoi consiste-t-il ?
SS : Je pense que l’on peut faire remonter sa construction aux Almohades, ces conquérants venus du Maroc qui ont régné sur l’Ifriqiya [dont l’actuel territoire tunisien] entre 1159 et 1229.
Leurs décisions ont structuré les rapports entre pouvoir et société, et on en ressent les effets jusqu’à maintenant. D’abord, ils ont pris Tunis comme capitale de la province, parce qu’elle offrait moins de résistance militaire que Kairouan ou Gafsa. La ville a fini par donner son nom au pays, ce qui exprime bien sa domination sur le territoire.
Mais surtout, ils ont apporté la notion de makhzen (qui regroupe les fonctions de pouvoir) inscrite dans l’urbanisme par la séparation entre la ville-makhzen, la ville administrative (la kasbah), et la ville commerçante et culturelle (la médina).
C’est la première fois que le makhzen apparaît en tant que groupe social, spécialisé dans l’exercice du pouvoir, d’abord dans la gestion des finances et des impôts, puis dans l’armée. Non seulement cette organisation est restée et s’est structurée sous la domination ottomane à partir de 1574, mais elle s’est étendue aux chefs religieux, à l’administration, aux grands commerçants pour englober finalement la totalité des élites au service du pouvoir.
Ces fonctions détenues par des étrangers (turcs et mamelouks) ont été captées par des familles autochtones grâce à des alliances matrimoniales.
Ce groupe a consolidé son emprise sur l’économie du pays au XVIIIe siècle, notamment avec les dispositifs mis en place par Youssef Saheb Ettabbaâ [littéralement, le garde des Sceaux]. Un esclave moldave offert par un commerçant sfaxien au futur bey Hammouda Pacha dont il a été le plus influent ministre de 1782 à 1814.
Il a systématisé l’affermage des impôts, dont la collecte était concédée à des caïds, généralement des grands commerçants qui avaient les moyens d’acheter cette charge et auxquels étaient confiées également des fonctions administratives et militaires.
Il a généralisé les licences d’importation et d’exportation, et instauré des monopoles commerciaux sur la chéchia et les intrants pour la fabriquer, sur le bois, le marbre, le blé, les olives, le sel, les produits de tannerie… Lui-même négociant, il a accumulé une fortune égale au budget annuel de l’État.
La base matérielle du pouvoir des familles du makhzen reposait donc sur cette double exploitation : la ponction fiscale sur les échanges et sur la terre, et le monopole du commerce.
Pour éviter la concurrence, éviter la dispersion du capital, ce groupe a développé des stratégies matrimoniales et s’est fermé à tout intrus dont les appartenances tribales ou régionales auraient fait émerger une élite concurrente.
Et si un non-Tunisois parvenait malgré tout à prendre de l’importance, il montait à Tunis, il était intégré pour qu’il ne participe pas à l’accroissement des consciences de son groupe d’origine, pour qu’il porte le discours des classes dominantes.
Cette construction a empêché la formation d’élites économiques dans les régions, d’une bourgeoisie autonome du pouvoir, cherchant à élargir ses libertés à l’égard de la monarchie.
MEE : Ce système a-t-il survécu aux transformations politiques depuis le XIXe siècle ?
SS : Le protectorat français n’a pas transformé ce système, en revanche, il a favorisé l’émergence d’une nouvelle élite, sahélienne, dans le but explicitement décrit par les autorités coloniales de constituer un groupe intermédiaire pour jouer un rôle pacificateur dans l’intérêt de la France.
À l’indépendance, Tunisois et Sahéliens se sont retrouvés en concurrence. En 1956, les deux groupes avaient le même poids dans le gouvernement. Mais à partir de 1964, les Sahéliens ont pris le dessus.
La tentative de démocratisation du parti unique, adoptée au congrès de Monastir en 1971, peut être lue comme une tentative des Tunisois « libéraux » d’écarter les Sahéliens. Mais Habib Bourguiba (originaire du Sahel) a rejeté les décisions du congrès.
La maîtrise des dépenses publiques a permis aux Sahéliens de créer les conditions matérielles, la base économique de leur domination politique. Ils ont utilisé leurs positions de pouvoir pour développer leur région, pour capter les activités lucratives (le tourisme, par exemple) et pour bloquer les autres. L’hyperadministration de l’économie a été mise au service d’une protection de la rente.
MEE : Dans votre ouvrage, vous qualifiez cette situation de « colonisation intérieure ». Le terme paraît en contradiction avec le projet d’État moderne porté par les élites issues du mouvement national.
SS : Quand les Français exploitent la Tunisie, ils n’ont pas besoin de cacher ce qu’ils font. Quand un groupe, dans une société, prend le contrôle du pouvoir et oriente les ressources de l’État pour son intérêt, il doit camoufler ce rapport de force en justifiant son rôle par sa supériorité morale. C’est la fonction du récit national fondé sur la « modernité », apportée par une élite à un peuple « mal dégrossi », « insuffisamment évolué ».
Mais en réalité, derrière ce discours, le fonctionnement de l’économie tunisienne présente les caractéristiques d’une colonisation : extorsion des ressources, spécialisation régionale et intégration négative des territoires exploités.
Les ressources naturelles, le phosphate, les céréales, le marbre, les tomates… sont extraites des régions intérieures et transportées vers le littoral sans produire de valeur ajoutée sur place. Les régions sont ainsi spécialisées dans les activités à faible valeur ajoutée, les banques les ont privées d’un accès aux ressources financières, afin d’empêcher une accumulation de capital qui aurait fait émerger une élite économique concurrente.
De 1973 à 1994, les dépenses publiques se montaient à 33 dinars par personne à Kairouan, 35 à Sidi Bouzid, contre 108 à Sousse, 134 à Tunis. Cette répartition des investissements publics a été justifiée au nom d’une « complémentarité économique » entre régions, mais elles sont complémentaires comme le sont le bourreau et sa victime.
Cette extraction de ressources bon marché concerne aussi les ressources humaines. Les chances de réussite sociale des habitants ont été réduites aussi par la différence dans la qualité de l’enseignement.
Les dépenses de formation professionnelle sont sept fois plus élevées à Sousse qu’à Kairouan, un élève coûte deux fois plus cher à Tunis qu’à Sidi Bouzid. Il était clairement énoncé, comme l’a mis en lumière le Livre blanc sur le développement régional publié en 2011, qu’on avait besoin des populations des régions pour les emplois dévalorisés, les ouvriers agricoles et du bâtiment, les gardiens, etc.
Le drame est que les conditions d’une transformation ne sont réunies ni au sommet, ni à la base
C’est le principe d’une économie extractive qui enferme les régions exploitées dans un cercle vicieux : comme elles ne peuvent pas se développer, leur population n’a d’autres ressources que la redistribution et l’économie informelle, et les emplois publics sont la seule chance d’ascension sociale. Le schéma d’aménagement du territoire de 1996 justifie ce sacrifice des régions intérieures, vouées à dépendre de l’aide sociale, au nom de la compétitivité internationale des régions du littoral.
Ces régions ont été non pas oubliées, mais intégrées d’une manière négative, privées de leurs ressources, mises au service de l’État (par exemple, pour la surveillance des trafics aux frontières) en contrepartie d’une tolérance pour les activités illégales.
MEE : Peut-on « décoloniser » la relation entre le centre et ses périphéries ?
SS : Après la révolution, les forces politiques n’ont pas cherché à changer ces structures parce qu’à tous les niveaux, des forces bénéficient de ce modèle : l’administration, la justice, les banques, les douanes, les médias… œuvrent dans le cadre de ce système. C’est peu probable qu’ils le remettent en cause au nom de l’intérêt national.
Aucun parti politique n’a intérêt à se dresser contre cette situation, sinon, il est immédiatement stigmatisé et marginalisé. La réponse budgétaire à la fracture régionale mise en œuvre après 2011 ne remet pas le modèle en question.
Le drame est que les conditions d’une transformation ne sont réunies ni au sommet, ni à la base. Les compétences des régions ont été drainées. Les infrastructures y sont insuffisantes. L’administration n’a ni la vision, ni le pouvoir de favoriser le développement régional.
Elle reste dépendante des options du centre, elle n’a ni la technicité, ni la vision pour élaborer des projets. Ni même d’ailleurs pour les exécuter : le taux de réalisation des investissements publics ne dépasse pas 50 %.
Même les revendications des mobilisations se limitent à l’embauche et aux infrastructures. Quand des mouvements demandent un pourcentage des revenus des ressources locales, c’est la contrepartie attendue à leur appartenance nationale.
Toutefois, les mobilisations commencent à s’organiser au niveau local et régional. On assiste à une homogénéisation du discours et des consciences. Les discussions internes aux mobilisations vont faire mûrir les demandes.
Au niveau des élites politiques, certains commencent à s’exprimer contre la rente. Les idées circulent entre les élus et les gens mobilisés, les demandes populaires et les propositions politiques se transforment.
Mais c’est un système construit sur des siècles, il faut accepter que sa transformation soit une affaire de générations et que nous ne faisons que commencer.
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