Turquie : comment la gazelle de montagne a été sauvée de l’extinction
Derrière un véhicule militaire blindé turc en patrouille près de la frontière syrienne, des gazelles de montagne s’ébattent dans un panorama spectaculaire, avec des pointes à près de 80 km/h.
Parmi les spectateurs figure le scientifique et écologiste turc Yaşar Ergün, le professeur en grande partie responsable de la survie de cette espèce dans la province méridionale de Hatay en Turquie.
« Les mâles tentent de se distancer mutuellement afin de revendiquer la victoire et devenir l’alpha cette saison », indique-t-il, désignant un troupeau d’une vingtaine de femelles situé à 50 mètres. Certaines paissent tandis que d’autres observent le spectacle.
« Le vainqueur va transmettre ses gênes à l’ensemble des femelles du troupeau cette année », explique Ergün avec un sentiment palpable de satisfaction.
Autrefois gravement menacée, l’emblématique gazelle de montagne, également connue sous le nom de Gazella gazella, prospère aujourd’hui dans ce coin de Turquie. Cette réussite est due en partie à Ergün et ses équipes, aux habitants de la ville voisine de Kırıkhan et – conséquence inattendue des tensions régionales – à l’armée turque.
Selon un recensement réalisé par les autorités turques fin 2020, au moins un millier de gazelles de montagne vivent dans une réserve qui couvre 13 288 hectares près de la frontière syrienne, laquelle a été déclarée zone protégée par un décret présidentiel en 2019.
Sur les mosaïques romaines
Exprimant ses inquiétudes à propos de la fragilité de la biodiversité dans la région, Ergün raconte à Middle East Eye que le nombre de gazelles avait chuté à une centaine en 2008 à cause de la chasse par les humains et de l’empiètement sur leur habitat.
Les gazelles vivent depuis longtemps dans cette région du sud de la Turquie – figurant même sur les mosaïques romaines découvertes dans la région. Cependant, jusqu’à sa redécouverte par Ergün en 2008, la gazelle de montagne était considérée comme une espèce pratiquement éteinte.
Avec son ami écologiste Abdullah, Ergün, qui enseigne à la faculté de médecine vétérinaire de l’université Mustafa Kemal de Hatay, a entrepris d’assurer la survie de la gazelle.
Présente en petits groupe à travers le Levant, Gazella gazella est également classée comme espèce menacée en Israël et dans les territoires palestiniens occupés.
En 2015, l’espèce a connu une brusque chute de sa population en Israël, ce qui rend la prospérité de la population turque d’autant plus remarquable.
Ces animaux sont victimes de l’urbanisation – l’homme érige des villes et des fermes sur leur territoire traditionnel – qui prive les gazelles de pâtures et de lieux de reproduction sûrs.
En Turquie, les braconniers ont aussi, par le passé, menacé la stabilité de la population de gazelles.
Contrecarrer ces menaces constitue le cœur de la stratégie d’Ergün et de ses collègues pour protéger les gazelles.
L’une des premières actions des scientifiques fut de classer les gazelles découvertes à Hatay pour les distinguer de leurs cousines des régions voisines. Pour cela, des tests ADN ont été supervisés par le professeur Tolga Kankılıç, mammalogiste turc.
Les résultats ont aidé Ergün à établir que les gazelles de Hatay appartiennent à l’espèce Gazella gazella, et non Gazella subgutturosa, principale espèce qu’on trouve dans la province de Şanlıurfa et dont la population est plus importante.
Si les deux espèces se ressemblent pour le profane, la première se distingue par son cou et ses pattes plus fines et sa préférence pour un terrain plus vallonné.
En confirmant que les animaux de la province de Hatay étaient une espèce plus menacée, Ergün a pu mobiliser ses homologues, les autorités et les habitants et les convaincre de rejoindre sa campagne de prévenir l’extinction de la gazelle de montagne.
Avec son équipe de défenseurs de l’environnement, Ergün a créé un buzz médiatique autour de sa découverte, publiant un certain nombre d’articles, apparaissant dans des talkshows et amenant même le diffuseur public turc TRT à tourner un documentaire en deux parties sur ces animaux en 2010.
Un animal sacré
Il a également fait visiter l’habitat naturel des gazelles à des éducateurs, des étudiants et des responsables locaux ainsi qu’à des représentants de groupes internationaux et locaux de défense des animaux, tels que WWF, qui a participé financièrement à la campagne, et l’association de protection de la nature de Hatay (Takoder), dont Ergün et Abdullah Öğünç sont des membres éminents.
Cette sensibilisation a ouvert la voie à une série de projets qui ont eu des implications pratiques pour la survie de la gazelle.
Dans le cadre d’un de ces projets, les bénévoles ont construit la première station d’abreuvement pour aider les gazelles lors des étés secs. Conçus pour imiter les sources naturelles afin de ne pas rebuter les animaux, les conduites d’eau sont enterrées et apportent l’eau depuis un bassin de pierre.
« Il leur a fallu deux ans pour s’habituer au premier lit à eau mais aujourd’hui, c’est leur quotidien », rapporte Ergün.
Dans le cadre d’un projet distinct du ministère de l’Agriculture et des Forêts, des habitants du coin ont été recrutés pour veiller sur les gazelles dans une station d’élevage.
Celle-ci dispose de zones où les gazelles peuvent paître en toute sécurité, loin des chasseurs et des curieux susceptibles de nourrir ou de jouer avec les animaux, les rendant dépendants de l’homme, bien que la station accepte les visiteurs sous supervision.
De telles initiatives parlent aux croyances populaires locales concernant le caractère sacré de la gazelle et la nécessité de la protéger.
Huseyin Dinler, qui est l’un des quatre gardiens de la station d’élevage, rappelle les traditions transmises de générations en générations, d’après lesquelles l’infortune frappe celui qui tue la gazelle.
« J’ai vu de mes propres yeux que celui qui abat une gazelle est puni », assure-t-il. « Je connais quelqu’un qui a eu une maladie grave… un autre a vu [un fusil] lui exploser dans les mains pendant qu’il chassait. »
Les anecdotes de ces infortunes découlent de récits populaires datant de plusieurs générations impliquant un saint homme, Gazelle Baba, qui serait enterré dans ou aux alentours d’un sanctuaire près de la frontière syrienne.
L’homme, un berger, doit son nom à une légende selon laquelle des gazelles sauvages l’auraient approché et offert leur lait d’une manière tout à fait inhabituelle pour des animaux non domestiqués.
Le lien local avec ces animaux remonte à des siècles, au moins à l’époque romaine. La découverte d’un artefact romain sur le terrain de Dinler a conduit à des fouilles qui ont mis au jour des mosaïques et d’autres reliques comportant des représentations de gazelle.
Certains chasseurs eux-mêmes considèrent comme une sorte de sacrilège le fait de blesser les gazelles.
Relatant une croyance associée aux gazelles dans une armurerie locale, Doğan Öztürk affirme que si on pointe une arme vers une gazelle, celle-ci incline la tête, suppliant d’un ton ensorcelant : « S’il te plaît, ne me tue pas. »
Selon Öztürk, les chasseurs qui s’en prennent aux gazelles seraient aussi « sans aucun doute passés à tabac par les habitants du coin ».
Pour Ergün et ses collègues, ces traditions ont contribué à gagner le soutien des habitants pour leur campagne visant à restaurer la population de gazelles de montagne et ont fourni de la main d’œuvre locale, comme Dinler, avec des équipements (talkies-walkies, cirés) et un soutien logistique.
Zone militaire
Si ces croyances ont contribué ses efforts pour protéger la gazelle de montagne, l’aide la plus concrète à ce projet vient de la présence accrue de l’armée turque à la frontière syrienne.
Avec la guerre en Syrie voisine, l’armée turque a mené de multiples incursions dans le pays, établissant une zone militaire fermée de son côté de la frontière.
Les braconniers qui pénètrent dans la zone réglementée de Hatay, laquelle a gagné en importance militaire en 2018 pendant l’opération Rameau d’olivier, doivent affronter les soldats turcs et encourent des amendes s’ils sont pris.
Grâce aux restrictions concernant l’entrée dans leur habitat naturel, les gazelles ont pu vivre leur vie quasiment sans interférence humaine.
« Si cette zone n’était pas militaire, on n’aurait pas une centaine de gazelles », affirme un officier de l’armée, souhaitant rester anonyme car il n’est pas autorisé à s’exprimer publiquement.
Celui-ci ajoute, reflétant la force du lien envers la gazelle dans le coin : « [Les gazelles] ne nous fuient pas. Elles sont minces, gracieuses, fragiles et pures. J’ai l’impression qu’elles sont sacrées. »
Si la conjugaison de la zone militaire, des efforts de préservation des scientifiques et le soutien local ont permis le rétablissement et la survie de la gazelle de montagne, le professeur Ergün est conscient des dangers de l’autosatisfaction. La chasse décline mais les menaces pour l’habitat de la gazelle perdurent sous la forme d’empiètement agricole et d’intérêts miniers.
Les résidus de pesticides et l’agriculture sauvage ont été citées comme étant les principales menaces pour les gazelles dans un mémo de 2017 du ministère turc des Forêts et de la Gestion de l’eau, dans le cadre de son plan d’action pour la gazelle de montagne de Hatay.
S’exprimant sous couvert d’anonymat, un responsable de la Direction de la protection de la nature et des parcs nationaux (DKMP) confie à MEE : « La chasse n’est plus une menace sérieuse… notre plus grande crainte actuellement, c’est l’avidité de certains fermiers. »
Affronter les grandes entreprises s’est avéré plus simple. À l’automne 2020, une entreprise a fait pression pour obtenir le droit d’exploiter une carrière et construire une usine de ciment dans la réserve de Hatay.
« En l’espace de quatorze ans, nous ne sommes allés qu’une fois devant les tribunaux [pour protéger les gazelles] et c’est tout », rapporte Ergün.
Étant donné que des années de recherche confirment l’importance des gazelles de montagne, le tribunal s’est prononcé en faveur des défenseurs de l’environnement et le projet commercial a été stoppé.
« Si nous n’avions pas établi notre stratégie sur les preuves et recensé l’espèce pour démontrer son existence dans la région, il serait très compliqué de remporter des affaires aussi importantes », estime le professeur. « Nous avons gagné grâce à la science. »
Le journaliste Giuseppe Didonna a contribué à cet article. Il couvre les informations à Istanbul depuis 2014 comme reporter pour l’agence de presse italienne AGI et comme producteur pour la chaîne de la télévision publique italienne Rai News.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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