Face aux violences de genre, le Maroc mise sur l’innovation technologique
« Je me joins au Fonds des Nations unies pour la population au Maroc [UNFPA] pour défendre les droits des femmes et les soutenir contre toutes les formes de discrimination. Et vous ? »
Avec ce message prononcé en novembre 2020 à l’occasion du lancement de la campagne mondiale de lutte contre les violences de genre, Shama a créé un mini buzz. Contrairement à ce que pourraient laisser penser sa voix douce, sa taille élancée et ses yeux en amande, Shama est en fait un robot, conçu et développé depuis 2018 par la professeure Hajar Mousannif et les étudiants du master en Intelligence artificielle (IA) de la faculté de sciences Cadi-Ayyad à Marrakech.
La participation, symbolique, de cette « super humanoïde assistante à multiple activité » (d’où le prénom Shama) à l’édition 2020 a propulsé dans le XXIe siècle une problématique pluriséculaire mais encore, malheureusement, d’actualité.
L’enquête la plus récente sur les violences à l’encontre des femmes et des filles, menée en 2019 par le Haut-Commissariat au Plan, témoigne en effet de la persistance du phénomène dans le pays.
Ainsi, plus de huit femmes sur dix, âgées de 15 à 74 ans, disent avoir subi une agression, sous une forme ou une autre, au cours de leur vie. Près de six sur dix durant les douze mois avant l’enquête.
Si la prévalence globale est passé de 63 % en 2009, année de la précédente étude nationale, à 57 % dix ans plus tard, certains types de violence ont en revanche bondi. Plus sept points pour les violences sexuelles (14 % en 2019) et les violences économiques, qui consistent à maintenir une femme dans une situation de dépendance financière vis à vis de l’époux, du père… (15 % en 2019).
Pour 40 % de la population, la violence conjugale est encore vue comme un moyen de stabilité au sein de la famille.
Les 15-24 ans, les plus exposées aux violences
« [Malgré] d’importants progrès, il reste beaucoup à faire concernant le changement des mentalités », estime Luis Mora pour Middle East Eye. Pour le représentant résident de l’UNFPA au Maroc, la présence de Shama dans la campagne 2020, une première mondiale, a notamment permis de montrer « qu’il y a des femmes scientifiques marocaines qui rayonnent dans le secteur de l’innovation au niveau international et au service de l’égalité ».
« L’IA peut avoir un impact énorme dans tous les domaines, y compris pour inspirer les femmes. C’est un tournant à ne pas rater », prévient la professeure Hajar Mousannif, lauréate 2020 du Prix mondial de l’inclusion grâce à l’IA, décerné par le Women Tech network.
« Ce prix est une bonne vitrine. Et avoir une femme marocaine dans le magazine Forbes, ce n’est pas rien. J’en suis très fière », ajoute la chercheuse, qui souhaite faire de Shama une ambassadrice de l’excellence nationale.
« Les nouvelles technologies peuvent et doivent être mises à disposition de la lutte pour l’égalité entre les sexes », défend de son côté Luis Mora. D’autant que la cyberviolence atteint désormais une prévalence de 13,8 %.
La mise en service, en décembre, de l’agent conversationnel NajatBot, fruit d’un partenariat entre l’agence onusienne et l’Union nationale des femmes du Maroc (UNFM), et sur lequel a également travaillé le département de Hajar Mousannif, participe de cette stratégie.
« Nous espérons qu’il contribuera à toucher des publics plus jeunes », indique encore Luis Mora, soulignant que les femmes de 15 à 24 ans constituent la frange la plus exposée aux violences.
Facilement accessible depuis la messagerie instantanée de Facebook, ce chatbot (robot logiciel pouvant dialoguer avec un individu), voué à être continuellement amélioré, ne peut pas encore tenir de vraies conversations et fonctionne pour l’instant avec des menus pré-programmés.
Il recense ainsi plusieurs services gratuits d’apprentissage en ligne et offre l’accès à une plateforme dédiée à l’empowerment féminin.
Surtout, NajatBot aiguille les femmes en détresse vers la plateforme Kolona maak (« Tous avec toi » en arabe dialectal marocain), une interface de dispatching, au cœur d’un maillage de douze cellules régionales, lancée en janvier 2019.
« Une dizaine d’assistantes sociales, formées à l’écoute active à distance, répondent 24 h/24 et toute la semaine, depuis Rabat [aux femmes qui les contactent]. Leur tâche est d’écouter et d’orienter les femmes, mais la décision finale revient toujours [à celles-ci] », détaille à MEE Mouna Sailhi, la coordinatrice de l’outil, dont l’UNFM assure l’exploitation.
En plus de Najatbot, le 8350 (tarif d’un appel normal) et l’application mobile permettent aux femmes d’accéder à Kolona maak.
Disponible pour Androïd et Apple, l’application est très simple d’utilisation. « Il faut juste renseigner deux informations : son numéro de téléphone et la typologie de violence à laquelle on est confrontée, via un menu déroulant », explique Mouna Sailhi. La géolocalisation de l’appareil est automatique.
« Ce moyen est très important pour les femmes qui ne peuvent pas parler mais qui souhaitent envoyer un signal de détresse. »
Fractures numérique et urbaine
Pourtant, en deux ans, la version mobile de Kolona maak n’a été téléchargée que plus de 1 000 fois via le Google Play Store. Un succès timide qu’illustre bien la situation vécue par les responsables du centre d’écoute et de formation de proximité Dar El Korb, ouvert fin 2019 à Rahmna, petite localité semi-rurale à moins d’une heure de Marrakech.
« L’application est plutôt utilisée dans les grandes villes. La plupart des femmes en milieu rural n’y ont pas encore accès », constate Rahma Rkik, la présidente de l’antenne régionale de l’UNFM.
En dépit d’un imposant panneau en plein milieu du bourg, c’est encore le bouche-à-oreille qui fonctionne le mieux, mais « les nouvelles technologies sont utiles pour localiser les femmes et faciliter l’action de la police judiciaire ou d’autres intervenants », juge Mehdi Abdelilah, trésorier du centre.
Pour le moment, Dar El Korb communique surtout autour des formations qu’il dispense aux femmes de la région.
Une soixantaine d’apprenties sont accueillies pour apprendre la pâtisserie et la couture traditionnelles, ainsi que la coiffure et l’esthétique. Dans le cadre du cursus, elles bénéficient aussi de cours d’informatique.
« Nous avons commencé par faire connaître ce volet pour gagner la confiance des citoyens. En milieu rural, il est très difficile de communiquer directement sur le centre d’écoute. Rien que le nom choque », poursuit la présidente.
Aussi, la cellule prévue pour recevoir et conseiller les femmes victimes de violences tourne un peu au ralenti.
« La demande d’assistance juridique est moins importante que dans les grandes villes, mais il y en a quand même. [Récemment], nous avons reçu une femme, avec ses deux enfants, chassée de chez elle par son époux. Nous l’avons orientée vers l’association Chorouk, qui héberge les victimes sans domicile en attendant de trouver une solution [plus durable]. »
Cette situation est assez rare. D’après Ramha Rkik, les femmes adressées par Kolona maak – une dizaine jusqu’à présent – viennent plutôt des alentours et, malgré la violence, ont tendance à rester au domicile conjugal, par crainte.
« Un modèle pour mes enfants »
Latifa*, 38 ans, mère d’un enfant et en plein divorce, fait partie des femmes à avoir osé frapper à la porte du centre. « Je me fiche du regard des autres. Je préfère être divorcée que battue. Le divorce n’est plus un tabou », affirme-t-elle.
D’abord victime de violence verbale, l’une des typologies les plus répandues dans la région avec les violences psychologiques et économiques, elle a ensuite connu les sévices physiques.
Sa première tentative de séparation se heurte au chantage exercé par son ex-mari. « Beaucoup de femmes renoncent à cause des enfants. » Elle-même ne souhaite pas raconter son histoire au sien : « Son père, c’est son père. Il comprendra seul en grandissant ».
C’est finalement son ex-conjoint qui a entamé, pour de bon, la procédure de divorce. « C’est plus avantageux pour la femme », glisse Noura Massara, la directrice du centre.
« Je connais plusieurs victimes de violence, je veux leur dire qu’il ne faut pas se taire », revendique encore Latifa, qui depuis a repris des études de droit et travaille comme formatrice d’alphabétisation à Dar El Korb.
Tout comme elle, Houria* a trouvé appui auprès de l’équipe de l’UNFM. « C’est une chance pour une femme divorcée, avec des enfants, d’avoir un tel centre près de chez soi. Toutes les jeunes femmes des milieux ruraux ne l’ont pas. »
En parallèle de sa formation en couture, Houria passe son bac en candidate libre. « Je veux être un modèle pour mes enfants, qu’ils sachent que l’on peut reprendre sa vie, ses études. »
Pour l’équipe de Dar El Korb, la prise en charge des femmes victimes de violence ne va pas sans leur fournir les moyens de s’émanciper. Et elle compte sur les journées de sensibilisation comme celle du 8 mars pour faire accepter socialement les violences de genre comme un sujet sur lequel il faut enfin lever le voile.
* Le prénom a été modifié.
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