À Beyrouth, la reconstruction du port attise les convoitises internationales
« Tout le monde a les yeux rivés sur le port : les Russes, les Chinois, les Turcs, les Français et maintenant les Allemands », résume le directeur par intérim du port de Beyrouth, Bassem al-Kaissi. « Mais il s’agit pour l’instant uniquement de déclarations d’intentions. »
Le 9 avril, un consortium de compagnies maritimes allemandes, dont Hamburg Port Consulting, a dévoilé à Beyrouth un ambitieux projet de 30 milliards de dollars pour reconstruire le port et réaménager les quartiers adjacents, détruits par l’explosion meurtrière du 4 août.
Le projet, bénéficiant du soutien de Berlin, prévoit la construction, en vingt ans, de logements sociaux et l’aménagement d’espaces verts et de plages.
En février, une entreprise allemande s’était déjà chargée du traitement de 52 conteneurs de matières dangereuses retrouvés au port, où l’explosion était survenue dans un hangar contenant d’importantes quantités de nitrate d’ammonium stockées sans mesures de précaution.
Le projet français de « smart port »
Côté français, le géant maritime CMA-CGM est aussi dans les starting blocks.
En septembre dernier, le PDG franco-libanais du groupe, Rodolphe Saadé, avait accompagné le président français Emmanuel Macron lors de sa deuxième visite au Liban après l’explosion.
L’occasion pour soumettre aux autorités libanaises « un projet complet » en trois phases, indique à l’AFP le directeur régional de CMA-CGM, Joe Dakkak.
Objectif : reconstruire, élargir et moderniser l’infrastructure pour en faire un « smart port », explique-t-il.
Le projet a suscité l’intérêt d’une « cinquantaine d’entreprises et d’organismes internationaux », des partenaires potentiels. Son coût, estimé entre 400 et 600 millions de dollars pour les deux premières phases, serait « financé à moitié avec nos fonds propres », indique-t-il.
Au-delà des enjeux commerciaux, c’est aussi une lutte d’influence géopolitique qui oppose en filigrane puissances régionales et internationales.
« L’exploration du gaz offshore dans le bassin méditerranéen » mais aussi « la future collaboration économique entre Israël et des pays arabes » ou encore « l’expansionnisme russe » au Proche-Orient sont des « catalyseurs » de ces convoitises, explique le politologue Imad Salamey.
Une mainmise sur le port de Beyrouth permet une « influence significative » sur le gaz offshore, souligne ce professeur de l’Université libano-américaine (LAU).
En 2018, le Liban avait signé son premier contrat d’exploration avec un consortium emmené par le groupe français Total incluant l’italien Eni et le russe Novotek.
Or la Russie « explore déjà le gaz offshore » syrien, rappelle Imad Salamey.
Quant à la Chine, un éventuel ancrage au Liban « renforcerait son alliance avec les Iraniens et endiguerait l’influence occidentale », ajoute le chercheur, en référence au rôle prépondérant de l’Iran et de son allié le Hezbollah libanais en Syrie et au Liban.
Une récente note du Washington Institute insistait d’ailleurs sur la nécessité pour les États-Unis de « travailler en étroite collaboration » avec Berlin et Paris sur le dossier du port, pour entraver les ambitions chinoises.
La concurrence est aussi intereuropéenne, l’annonce allemande de la semaine dernière ayant « agacé la France, qui aspire également à reconstruire le port », souligne la note.
Un État paralysé
Une question centrale demeure néanmoins : comment de tels projets pourraient se concrétiser alors que l’État libanais reste totalement paralysé, empêtré depuis plus d’un an dans une profonde crise politique et économique.
Aucune décision majeure n’a encore été prise sur le sort du port, comme le lancement officiel d’un appel d’offre.
Mais les autorités portuaires planchent sur un plan d’action qui « sera soumis au Conseil des ministres », assure Bassem al-Kaissi, sans donner de date.
Aucune avancée n’est en tous cas attendue avant la formation d’un gouvernement, qui piétine depuis août sur fond d’interminables marchandages politiciens.
Autre obstacle : les projets allemands et français sont conditionnés à des exigences de transparence et de réformes, dans un pays où la classe politique est accusée de corruption.
L’emballement des compagnies étrangères suscite aussi la méfiance de la société civile, qui craint de voir se répéter le scénario de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth après la guerre civile (1975-1990).
Le quartier du centre-ville où cohabitaient artisans, commerçants, diverses communautés religieuses et sociales, n’avait pas échappé à la privatisation et à la gentrification, sous la houlette de la société Solidere du clan Hariri.
« Nous n’accepterons pas un nouveau Solidere à la sauce étrangère. Nous n’accepterons pas d’être privés de notre mémoire », a fustigé l’ONG Nahnoo.
Un tel projet nécessite « une consultation nationale sur les choix stratégiques, économiques, urbains et sociaux », renchérit l’économiste Jad Chaaban.
Par Bachir El Khoury.
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