Explosions au Liban : une crise politique nationale complexifiée par les influences extérieures
Frappé par la pire crise économique et financière de son histoire, confronté à un rebond de la pandémie de coronavirus, au bord d’un désastre humanitaire majeur, le Liban s’enfonce dans une grave crise politique après la double explosion qui a détruit une grande partie de sa capitale Beyrouth.
L’ampleur de la catastrophe a provoqué la colère des Libanais, révoltés par l’incompétence et l’incurie de leurs dirigeants, et creusé le fossé entre population et classe politique, faisant ressortir les profondes divergences au sein de la classe politique.
Pris en tenaille entre les intérêts inconciliables des politiciens locaux et les objectifs contradictoires des puissances influentes au niveau régional et international, le pays est confronté à des dangers existentiels, à moins d’un mois de la commémoration de la fondation du Grand Liban, le 1er septembre 1920.
À qui profite la chute de Hassan Diab ?
La chute du gouvernement de Hassan Diab, qui a présenté sa démission le 10 août, répond aux revendications du mouvement de contestation et de l’opposition parlementaire, composée du Courant du futur (CDF, sunnite) de l’ancien Premier ministre Saad Hariri, des Forces libanaises (FL, chrétiennes), dirigées par l’ex-chef de milice Samir Geagea, et du Parti socialiste progressiste (PSP) du leader druze Walid Joumblatt.
La démission du gouvernement est un revers pour la majorité parlementaire mais pas forcément une victoire pour le mouvement de contestation, qui n’aura pas son mot à dire dans le choix de son successeur, car il ne possède aucun député à la Chambre
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le gouvernement est tombé car il a été lâché par une partie de la majorité parlementaire qui le soutenait, constituée du Courant patriotique libre (CPL, chrétien) proche du président Michel Aoun, du Hezbollah et du mouvement Amal (chiites), ainsi que de formations et personnalités indépendantes de diverses communautés.
C’est le président du Parlement et chef du mouvement Amal, Nabih Berry, qui est à l’origine de sa chute. Il a sacrifié le gouvernement pour sauver le Parlement, en offrant la tête de Hassan Diab à Saad Hariri et Walid Joumblatt.
En contrepartie, il a obtenu d’eux l’engagement que leurs blocs parlementaires respectifs ne démissionnent pas du Parlement, ce qui aurait fait perdre à l’institution-clé du pays sa légitimité et provoqué des élections législatives anticipées.
La démission du gouvernement est un revers pour la majorité parlementaire mais pas forcément une victoire pour le mouvement de contestation, qui n’aura pas son mot à dire dans le choix de son successeur, car il ne possède aucun député à la Chambre.
L’opposition parlementaire, elle, pourrait en tirer des gains politiques, aussi bien au niveau du nom du successeur de Diab que de la composition du gouvernement. Mais rien n’est acquis.
Un nouveau gouvernement pourra-t-il être facilement formé ?
Le Liban n’a pas le luxe du temps. Chaque jour qui passe aggrave la crise économique et complique la donne politique. Les besoins humanitaires sont énormes et la présence d’un gouvernement efficace, capable d’organiser et de coordonner l’aide aux sinistrés, est une urgence. Malgré cela, il n’est pas sûr que le pouvoir exécutif soit reconstitué dans les jours qui viennent.
« Le Liban est entré dans une phase très critique », pense Amal Saad, professeure de science politique à l’Université libanaise (publique). « La chute du gouvernement de Diab va plonger le pays dans une impasse pendant des mois, alors que les partis [politiques] du système s’affrontent pour le pouvoir. »
Pourtant, au lendemain de la démission de Diab, le nom d’un favori, Nawaf Salam, était apparu dans les médias et dans certains cercles politiques, qui ont donné l’impression que la désignation d’un Premier ministre se ferait rapidement et que le président Aoun ne s’opposait pas à la nomination de cet ancien ambassadeur du Liban à l’ONU à la tête d’un gouvernement neutre avec la bénédiction de la France, de l’Arabie saoudite et des États-Unis.
« Ce n’était qu’une manœuvre, le nom de Nawaf Salam n’a pas été sérieusement envisagé », déclare cependant à Middle East Eye Salem Zahrane, analyste politique libanais.
Le Hezbollah et Amal avaient déjà rejeté la candidature de Nawaf Salam, jugé trop pro-occidental, l’hiver dernier. Son nom avait été proposé après la démission de Saad Hariri sous la pression du mouvement de contestation qui a éclaté en octobre 2019. C’est finalement Hassan Diab qui avait été choisi.
Lors de sa visite à Beyrouth vendredi dernier, le président français Emmanuel Macron a délivré des messages clairs au sujet du gouvernement. Il a rencontré, tous ensemble, à la résidence de l’ambassadeur de France, les représentants des principaux partis, y compris celui du Hezbollah, avec qui il a eu un aparté de quinze minutes.
Aux représentants de l’opposition qui plaidaient pour un gouvernement « neutre », c’est-à-dire composé de technocrates, le président français a insisté sur « l’union nationale », arguant du fait que la situation était tellement dramatique et la crise si profonde qu’une partie ne pouvait pas assumer seule la responsabilité. « Tous doivent prendre leurs responsabilités », a-t-il dit à ses interlocuteurs.
Son discours n’a pas plu à l’opposition et aux formations et personnalités pro-occidentales, qui s’attendaient à ce la France soutiennent leurs demandes aveuglément. La déception de ces milieux politiques se lit dans les attaques dont font l’objet Emmanuel Macron et la France sur les réseaux sociaux.
Le président français mène des concertations avec les capitales influentes au Liban pour déblayer le terrain. Il est entré en contact avec le président iranien Hassan Rohani, avec son homologue russe Vladimir Poutine et avec les dirigeants saoudiens. Les contacts entre Paris et Washington s’intensifient. Le sous-secrétaire d’État américain pour les Affaires du Proche-Orient, David Hale, était attendu à Beyrouth jeudi soir dans le cadre des efforts internationaux pour régler la crise au Liban.
Le Liban n’a pas le luxe du temps. Chaque jour qui passe aggrave la crise économique et complique la donne politique. [...] Malgré cela, il n’est pas sûr que le pouvoir exécutif soit reconstitué dans les jours qui viennent
D’après le journaliste iranien Ali Mountaziri, « des contacts tous azimuts ont eu lieu entre l’Iran et la France avant et après la visite d’Emmanuel Macron au Liban ».
« La France dirige de vastes concertations internationales […] pour la formation d’un gouvernement libanais capable de remplir la mission attendue de lui en ce moment, notamment l’adoption des réformes économiques et financières souhaitées », écrit-il dans un article publié par le site libanais 180post.
Selon ce journaliste basé à Téhéran, « les Iraniens soutiennent la vision du Hezbollah et du mouvement Amal sur la nécessité de former un gouvernement d’union nationale capable d’aider le Liban à surmonter cette étape difficile de son histoire ».
Ce vendredi à Beyrouth, le ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif a déclaré, après un entretien avec son homologue libanais démissionnaire Charbel Wehbé, que « d’autres [pays] ne devraient pas conditionner leur aide à un changement au Liban en cette situation d’urgence », alors que les États-Unis et la France pressent en ce sens.
Au pays du Cèdre, les deux formations chiites appuient quant à elles le retour de Saad Hariri dans le but de calmer la rue sunnite, qui ne s’estime pas représentée convenablement à la tête du pouvoir exécutif.
Toutefois, les Saoudiens opposent toujours leur veto au retour de Saad Hariri, qui a de mauvaises relations avec le prince héritier, depuis sa séquestration à Riyad en novembre 2004, alors qu’il était Premier ministre.
Et quand bien même le veto saoudien serait levé, la question de la nature du gouvernement n’est pas réglée. S’agira-t-il d’un gouvernement d’union nationale, d’une équipe de technocrates, d’un mélange des deux ?
Pour l’instant, tous ces efforts pour parvenir à un déblocage de la crise politique ne semblent pas encore avoir donné de résultats, puisque le président Michel Aoun n’a toujours pas fixé la date des consultations parlementaires contraignantes pour la désignation d’un nouveau Premier ministre.
Des législatives anticipées sont-elles probables ?
Lors de sa visite à Beyrouth le 6 août, le président français n’a pas soutenu les représentants des partis politiques qui plaidaient pour des élections législatives anticipées, arguant que le temps presse et que la priorité devrait aller au règlement de la crise économique.
Bien entendu, la majorité parlementaire n’a aucun intérêt à remettre en jeu son contrôle du Parlement. Mais au sein même de l’opposition, certaines forces ne voient pas d’un bon œil la tenue d’élections anticipées.
La popularité de Saad Hariri a sensiblement reculé et son frère, l’homme d’affaires Bahaa Hariri, lui dispute ouvertement le leadership de la communauté sunnite qu’il a hérité de son père Rafiq Hariri (assassiné en 2005).
En cas de nouvelles élections, il est peu probable que le Courant du futur conserve les 20 sièges (sur les 128 que compte le Parlement) qu’il a obtenus lors du scrutin de mai 2018 (en baisse de 13 sièges par rapport aux législatives de 2009).
L’option des élections anticipées, qui ne dispose pas du soutien de la France et des autres puissances influentes au Liban, semble avoir été retirée du bazar politique à ce stade de la crise
Au sein de l’opposition, seules les Forces libanaises (15 sièges) ont intérêt à la tenue de législatives anticipées, car elles espèrent rafler la mise dans les régions chrétiennes où le CPL (26 sièges), usé et affaibli, voit sa popularité au plus bas. Samir Geagea a en vain essayé de convaincre Walid Joumblatt et Saad Hariri de présenter une démission collective du Parlement pour imposer des élections anticipées, dans l’espoir d’obtenir avec ses alliés la majorité, ce qui aurait fait de lui le principal leader politique chrétien, à deux ans de l’élection présidentielle (au Liban, le président est élu par le Parlement).
N’ayant pas réussi à convaincre Joumblatt et Hariri, qui ont préféré conclure un deal avec Berry, Geagea a renoncé à faire démissionner son bloc. Il a même appelé la dizaine de députés (membres du petit parti chrétien Kataëb et des indépendants) à revenir sur leur démission.
L’option des élections anticipées, qui ne dispose pas du soutien de la France et des autres puissances influentes au Liban, semble avoir été retirée du bazar politique à ce stade de la crise.
Une enquête internationale est-elle envisagée ?
Parallèlement aux gesticulations politiques et diplomatiques autour du gouvernement, l’enquête se poursuit dans le plus grand secret pour élucider les circonstances de la double explosion et déterminer les responsabilités.
Plus d’une vingtaine de personnes, dont les directeurs des douanes et du port, ont été placées en détention provisoire. À partir de ce vendredi, le parquet va commencer à interroger des ministres des Travaux publics, des Finances et de la Justice, anciens ou actuels.
Lors de sa dernière réunion lundi, le gouvernement a déféré l’affaire de la double explosion devant la Cour de justice, une instance dont les verdicts sont sans appel.
Malgré cela, des voix continuent de s’élever au Liban pour appeler à une enquête internationale.
Des personnalités proches de l’opposition et connues pour leur hostilité au Hezbollah ont adressé une pétition au secrétaire général des Nations unies, António Guterres, et au Conseil de Sécurité, allant dans ce sens.
Les signataires expliquent leur appel par le « manque de confiance dans la capacité et la volonté des institutions de l’État libanais à mener l’enquête ».
L’enquête actuellement en cours se déroule avec la participation et le soutien d’experts français, russes et d’autres nationalités, qui offrent une assistance technique et scientifique aux Libanais. INTERPOL et le FBI sont également associés aux investigations.
Dans ce contexte, la pétition signée par ces personnalités est plus motivée par des considérations politiques que de justice. D’ailleurs, les signataires vont plus loin que l’affaire de la double explosion et réclament la mise en place d’« une instance internationale sous l’égide des Nations unies afin de gérer la collecte de fonds, la reconstruction et l’aide aux victimes » et sollicitent le soutien « aux doléances du peuple libanais portant sur la formation d’un gouvernement indépendant capable de sortir le Liban de sa crise. »
« C’est un appel indirect à placer le Liban sous tutelle internationale », déclare une source proche du Hezbollah.
« La colère légitime après la double explosion de Beyrouth est réorientée en campagne sectaire pour désarmer le Hezbollah par des interventionnistes [qui avancent] des fantaisies néocolonialistes »
- Amal Saad, spécialiste du Hezbollah
Les composantes de l’opposition, à l’exception du Courant du futur, plaident dans le même sens et ont soulevé la question avec Emmanuel Macron. Là aussi, le président Français a douché leurs espoirs. Les Américains non plus ne sont pas très enthousiastes à l’idée d’une enquête internationale.
L’ambassadeur de Russie au Liban, Alexander Zasypkine, a pour sa part déclaré lors d’une interview accordée à la radio publique libanaise que Moscou s’opposerait à toute tentative d’internationaliser la crise libanaise.
Amal Saad, qui est une spécialiste reconnue du Hezbollah, est pour sa part convaincue qu’« à travers leurs agents locaux, les États-Unis et l’Arabie saoudite veulent une nouvelle fois capitaliser politiquement sur la tragédie libanaise ».
« La colère légitime après la double explosion de Beyrouth est réorientée en campagne sectaire pour désarmer le Hezbollah par des interventionnistes [qui avancent] des fantaisies néocolonialistes », estime-t-elle.
Selon la chercheuse, le lien est rapidement fait, par certains milieux politiques, entre la double explosion et « la nécessité d’une aide politique des pays amis arabes et occidentaux pour débarrasser le Liban de la tutelle de l’Iran et du Hezbollah ».
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