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Liban : de Gouraud à Macron, à la recherche du mandat perdu

L’intervention du président français à Beyrouth pose, à nouveau, la question blessante : qu’avons-nous fait de nos indépendances ? Car face à des États souverains, dont la vraie puissance est l’adhésion des peuples à leurs dirigeants, il n’y aurait pas d’ingérence possible
Bain de foule pour Emmanuel Macron à Beyrouth, le 6 août 2020 (AFP)
Bain de foule pour Emmanuel Macron à Beyrouth, le 6 août 2020 (AFP)

Quelques heures seulement après la visite du président français Emmanuel Macron à Beyrouth jeudi 6 août, une pétition rassemblant plus de 57 000 signatures a été lancée, exigeant de « placer le Liban sous mandat français pour les dix prochaines années ». 

« Les responsables libanais ont clairement montré une incapacité totale à sécuriser et à gérer le pays. Avec un système défaillant, la corruption, le terrorisme et les milices, le pays vient d’atteindre son dernier souffle. Nous pensons que le Liban doit revenir sous mandat français afin de mettre en place une gouvernance propre et durable » : l’argumentaire de la pétition se voulait une expression de la colère au Liban face aux autorités après la catastrophe de l’explosion, le 4 août, dans le port de Beyrouth, qui a fait 154 morts (bilan provisoire).

https://twitter.com/laur_dc1/status/1291337052718604289

Retour au mandat. En 1920, la Société des nations (SDN) met en place le « mandat français en Syrie et au Liban » après le décapage du « corps malade » ottoman. La France devient alors une sorte d’administrateur général du Liban, fondant ainsi « L’État du Grand Liban » souhaité par le patriarcat maronite sous protection française.

La proclamation du Grand Liban est faite le 1er septembre 1920 par le général Henri Joseph Eugène Gouraud, représentant l’autorité française mandataire sur la Syrie, du haut des marches de la résidence des Pins à Beyrouth, résidence du haut-commissaire français de l’époque.

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Un siècle plus tard, c’est dans cette même résidence des Pins, devenue résidence officielle de l’ambassadeur de France au Liban, que le chef d’État français sermonne les huit chefs politiques libanais ce mercredi 6 août, les menaçant de revenir… le 1er septembre pour inspecter les lieux et voir si ses recommandations ont bien été suivies.

Juste avant cette réunion, Macron déambulait au milieu des ruines dans le quartier chrétien dévasté de Gemmayzeh à Beyrouth-Est. « Monsieur le Président, vous êtes sur la rue du général Gouraud qui nous a libérés des Ottomans. Libérez-nous des autorités actuelles », l’interpellent des passants. 

« Quand je vous entends, tous, les politiques que j’ai rencontrés, les gens dans la rue et les médias, on dirait que vous me dites : ‘’Revenez au mandat’’ », s’exclame même en fin de visite Emmanuel Macron lors de sa conférence de presse, insistant sur la « souveraineté » du Liban et de son peuple. 

Le président souhaite jouer le délicat équilibre entre l’héritage de François 1er, protecteur d’une minorité chrétienne d’Orient, et le pragmatique ordonnateur qui tance tout le monde. 

Le paradigme de la Françafrique

L’Emmanuel Macron qui affiche ses distances avec le paradigme de la Françafrique semble être rattrapé par les atavismes du « rayonnement » de la France à l’étranger, une vieille obsession hexagonale, avec cette fâcheuse manie onanique de confondre certains pays avec les images fantasmatiques parisiennes.

L’idée de la mise sous tutelle du Liban est certes incongrue, comme l’explique au Figaro Yann Kerbrat, professeur de droit international à la Sorbonne : « Un mandat à proprement parler est évidemment très invraisemblable, la terminologie employée renvoie à une institution qui a pris fin avec la création de l’ONU [qui a rempacé la SDN] en 1945. L’État libanais est souverain et la charte de l’ONU n’envisage pas de tel cas de prise en main des affaires nationales par un autre. » 

Non, Emmanuel Macron ne veut pas annexer le Liban et, à la limite, se montre moins « sectaire » que ses prédécesseurs en « engueulant » tout le monde y compris le camp pro-occidental du 14 Mars, comme ce fut le cas lors de cette réunion à la résidence des Pins, face aux huit représentants des courants politiques les plus influents du Liban. 

Cette même France – qui déclare soutenir l’expression des libertés et les revendications de dignité de la révolution libanaise – n’offre pas plus comme appui que sa diplomatie menée par Jean-Yves Le Drian, l’ami des Sissi-Haftar-MBZ-MBS, l’alliance de la plus brutale des contre-révolutions

Mais que peut-il faire réellement ? Car s’il veut l’assainissement du système politique et bancaire du pays (cela va de pair au Liban), Paris n’est pas le meilleur donneur de leçon dans le domaine. 

Cette même France – qui déclare soutenir l’expression des libertés et les revendications de dignité de la révolution libanaise déclenchée en octobre 2019 – n’offre pas plus comme appui que sa diplomatie menée par Jean-Yves Le Drian, l’ami des Sissi-Haftar-MBZ-MBS, l’alliance de la plus brutale des contre-révolutions.    

Comme le rappelle le quotidien libanais Al-Akhbar, le système politique que Macron appelle à changer est « le même qui a été soutenu par la France depuis cent ans, auquel la France a renouvelé l’allégeance dans les années 1990, et qu’elle a conforté depuis les congrès virtuels [« Paris 1 » en 2001 et la suite] en dopant crédits et donations étrangères qui ont détruit le peuple ». 

« Depuis cent ans » : le rappel est utile et en même temps pathétique car il pose, encore une fois, la question de l’après-décolonisation, relançant le jeu de ping-pong des culpabilités : qui a fauté, le dominé ou le dominant ? Qu’avons-nous fait de nos indépendances ? 

Ce sont des questions gênantes, blessantes même, selon le contexte et les tensions autour des enjeux mémoriels. Mais somme toute nécessaires. 

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Car ce qui devrait choquer le plus, ce n’est pas cette « ingérence nécessaire », pour reprendre un commentateur de la radio publique française : c’est le fait qu’elle soit possible grâce aux politiques des élites arabes (et plus largement du Sud). 

Le cheval de Troie des ingérences n’est pas une diabolique et secrète cinquième colonne tapie dans nos sociétés : ce sont les politiques publiques entachées de mauvaise gouvernance et de corruption. Un État perd de sa souveraineté lorsque ses propres dirigeants ne la respectent pas. 

De Mouammar Kadhafi à Saddam Hussein, l’exemple est là : l’interventionnisme militaire n’aurait pu avoir lieu face à des États souverains dont la vraie puissance est l’adhésion des peuples à leurs élites dirigeantes et leurs politiques. 

Emmanuel Macron peut donc tout se permettre au Liban ou ailleurs, et ce, sans provocation aucune : ce n’est même PLUS sa faute.  

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Adlène Meddi est un journaliste et écrivain algérien. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese et signé trois thrillers politiques sur l’Algérie, dont le dernier, 1994 (Rivages, sortie le 5 septembre). Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
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