La langue française, otage malgré elle de la Françafrique
Menés tambour battant, les grands chantiers – et les effets d’annonces - du président français, Emmanuel Macron, se succèdent à un rythme soutenu : la loi du travail, la laïcité et, actualité oblige, la francophonie et son avenir. Mercredi 14 et jeudi 15 février une conférence sur « la francophonie et le plurilinguisme » est organisée à la Cité internationale universitaire de Paris, une sorte d’avant-goût du « grand plan » que Macron devrait annoncer le 20 mars prochain.
La thématique de la francophonie, qui sert aussi selon Paris, à évaluer le poids de l’influence française à l’étranger, est revenue plusieurs fois sur le tapis lors des visites du chef de l’État français en Afrique ou ailleurs, comme en Chine ou en Allemagne (pour le salon du livre de Francfort).
Macron, se voulant en rupture avec des schémas traditionnels, répète à l’envi qu’il a compris que la langue française n’a plus comme centre névralgique la France, qu’il est conscient de la mondialité de cette langue. « Le français est un atout pour l’avenir. C’est aujourd’hui la cinquième langue la plus parlée au monde, la quatrième langue d’Internet, la troisième langue des affaires, la deuxième langue la plus apprise dans le monde qui sera parlée par plus de 700 millions de personnes au milieu du siècle, dont 85 % en Afrique », déclarait-il à Pékin en janvier dernier, tout satisfait de constater que 120 000 Chinois apprenaient le français.
Mais, sur le terrain, ses détracteurs ne voient vraiment pas comment relever les défis du revival de la francophonie alors que le gouvernement français a annulé 60 millions d’euros du programme « Diplomatie culturelle et d’influence »
Le jeune président ambitionne de faire de la langue de Molière un sérieux concurrent à l’anglais, au mandarin et à l’arabe, qu’Internet et la mondialisation ont boostés ces dernières décennies. Mais, sur le terrain, ses détracteurs ne voient vraiment pas comment relever les défis du revival de la francophonie alors que le gouvernement français a annulé 60 millions d’euros du programme « Diplomatie culturelle et d’influence », fait baisser de 11 % les subventions des Alliances françaises tout en réduisant la voilure budgétaire des établissements d’enseignement du français à l’étranger.
On n’en est pas à une contradiction près, car ayant supprimé le portefeuille ministériel de la francophonie, Macron a préféré nommer une « représentante personnelle » auprès de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) en la personne de l’écrivaine d’origine marocaine Leïla Slimani, prix Goncourt 2016 et supportrice affichée du candidat Macron lors des dernières présidentielles – mais qui a refusé, pour rappel, le poste de ministre de la Culture proposé par Macron.
L’auteur a affiché sa volonté de « déringardiser » la francophonie. « J'ai le sentiment que la francophonie est mal comprise, que c'est un concept qui peut être considéré pour beaucoup comme poussiéreux. On a une vision un peu vieillotte de la francophonie. Alors que c'est une réalité très vivace, vivante ! », s’enthousiasmait-elle à la radio en novembre 2017, peu après sa nomination.
Mais cette poussée d’optimisme, cette volonté de faire du français quelque chose de « cool » pour reprendre Leïla Slimani n’a pas trop convaincu les intellectuels les plus en vue qui n’arrivent pas à croire qu’en 2018, on tente encore de raviver un concept né de l’impérialisme colonial.
« La Françafrique va disparaître et la francophonie se moderniser, c'est ce qu'on veut nous faire croire. Elles vont plutôt se vêtir de nouveaux habits et poursuivre leur travail pernicieux », tranche la politologue et essayiste Françoise Vergès dans une tribune sur Le Point Afrique.
« Défrancophonisation »
« Mais, dans les mondes où des textes critiques et artistiques s'écrivent en français, ces deux créatures monstrueuses ont de moins en moins de présence et d'influence. La ‘’défrancophonisation’’, pour reprendre l'expression d'Achille Mbembe, se poursuit. Elle vient des Sud ».
Achille Mbembe philosophe et théoricien du post-colonialisme a co-signé une tribune avec l’écrivain Alain Mabanckou, intitulée « Le français, notre bien commun ? » : « Nous sommes dans le XXIe siècle, et l’on n’hésite plus à convoquer politiquement l’amnésie dans l’espoir de contrecarrer la nécessité d’une critique décoloniale. Le président Macron ne cesse de dire que c’est du passé. Or ces rappels historiques ne sont pas sans intérêt et devraient plutôt faire réfléchir celles et ceux qui abordent la question de la francophonie sous les angles du divertissement, des paillettes et des voyages organisés en grande pompe sur le continent africain que l’on flatte en lui affectant le statut d’ultime espace de résistance et de pérennité de la langue française. »
Les deux intellectuels ne décolèrent pas (Alain Mabanckou a décliné l’invitation de Macron pour participer à la conférence parisienne citée plus haut) et rappellent à Macron son intervention au salon du livre de Francfort : « À l’occasion de la plus grande Foire du livre qui s’était déroulée à Francfort et qui mettait à l’honneur la création d’expression française dans le monde, l’on n’a entendu ni le nom d’Aimé Césaire, ni ceux de Léopold Sédar Senghor, Ahmadou Kourouma, Édouard Glissant ou Maryse Condé, des voix qui ont pourtant porté l’imaginaire en français au-delà des frontières de la Gaule ? ». Ne sont convoqués les « francophones » que pour saluer le salut qu’offre cette magnifique langue française !
« Comme hier les tirailleurs africains, les créateurs usant de la langue de Césaire et de Dib doivent se tenir en réserve toute l’année et attendre patiemment la deuxième ou troisième semaine de mars, dédiée à la Francophonie, pour partager leurs particularismes culturels avec les Français de France. C’est cette vieille idée de la Francophonie, un terme terriblement polymorphe et glissant, que les créateurs ont rejeté », renchérit l’écrivain Abdourahman Waberi.
Les Anglo-Saxons n’ont pas cette habitude si naturelle chez les élites françaises de concevoir l’universalisme républicain comme LE modèle supérieur à tout ce qui existe sur cette planète comme mode de gouvernance
Côté discours officiel, les parades sont prêtes : « Les Anglo-Saxons ont, eux, compris depuis bien longtemps la force que représente le langage », rappelait dans le quotidien Le Monde, Marie Béatrice Levaux, référente francophonie au Conseil économique, social et environnemental. « Chez nous, l’existence de la francophonie a longtemps été tolérée mais volontairement négligée, assimilée à tort aux ambiguïtés de la politique post-colonialiste françaises. Mais non, la francophonie n’est pas un colonialisme culturel. Elle n’est pas domination, elle est partage ».
Oui, c’est un vœu pieux, mais ce qu’omet de rappeler cette responsable, c’est que les Anglo-Saxons n’ont pas cette habitude si naturelle chez les élites françaises de concevoir l’universalisme républicain comme LE modèle supérieur à tout ce qui existe sur cette planète comme mode de gouvernance.
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Le modèle français se voit comme universel et donc impossible à remettre en cause, pire, sa domination et sa supériorité vont de soi d’un bout à l’autre du globe en termes d’émancipation, de droits de l’homme, de laïcité, de séparation des pouvoir, etc. N’a-t-on pas « bénéficié » de ces lumières sous les colonisations ?!
Le souci avec ce modèle, c’est qu’il croit illuminer l’univers alors qu’il s’aveugle lui-même du haut de sa suprématie. C’est en cela que le modèle d’une francophonie héritée de l’Empire ne peut être appréhendée comme l’est l’usage de l’anglais, ou « des » langues anglaises. Comment ose-t-on parler d’une rupture avec la « Françafrique » quand l’économiste togolais Kako Nubukpo se fait brutalement licencier de l’OIF, en décembre 2017 pour avoir… critiqué le franc CFA, symbole de la mainmise française sur les économies de l’Afrique de l’Ouest !
Une langue divine !
L’idolâtrie et la flatterie, le culte même autour de ce concept d’une langue émancipatrice, me rappellent nos envolées bigotes autour de l’arabe langue du Coran et donc de Dieu lui-même !
« Nous sommes en droit de nous demander en quoi la langue française serait meilleure pour promouvoir l'égalité femmes-hommes ou la lutte contre le dérèglement climatique et le développement du numérique. Dans ces proclamations se lit l'illusion de la supériorité d'une langue à faire advenir l'égalité femmes-hommes ou une meilleure conscience à l'Anthropocène », s’indigne Françoise Vergès.
Personnellement, comme auteur et journaliste algérien (l’Algérie, méfiante, s’est contentée d’un poste de membre observateur à l’OIF) il se trouve que j’écris, que je travaille donc en français.
L’idolâtrie et la flatterie, le culte même autour de ce concept d’une langue émancipatrice, me rappellent nos envolées bigotes autour de l’arabe langue du Coran et donc de Dieu lui-même !
Je n’ai ni complexe vis-à-vis de ce « butin de guerre » pour reprendre Kateb Yacine, ni sentiment de rejet. Cette langue m’a permis, autant que l’arabe, de découvrir les littératures et les savoirs écrits dans d’autres idiomes à travers les traductions, mais je ne suis pas « reconnaissant » avec baisemain à l’appui comme l’exige le sous-texte des élites parisiennes (« Ah, grâce au français ! Vous le parlez bien quand-même ! », etc.) !
Ce que j’aime fait partie de mon intimité intellectuelle, de mon ADN culturel et de mon héritage historique, et je n’ai que faire des injonctions parisiennes pour célébrer un des derniers vestiges de l’Empire colonial.
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C’est une langue, pas un dieu que l’on doit célébrer en courbant l'échine, il y en a suffisamment comme ça ! Le français vit loin des politiques et des commissionnés officiels et tant mieux. Cette langue et cette culture, ou plutôt, ces langues et ces cultures, ne doivent pas servir les puissants du moment pour rassurer les Français sur leur place dans une mondialisation dépeinte comme un Léviathan destructeur. Trop de contradictions minent ces démarches élyséennes : parler de plurilinguisme tout en réprimant les aspirations de … Français à promouvoir et officialiser leurs langues dites « historiques ».
« Il faut sortir d'une vision jacobine du français où le bon français serait ici [en France] », proclamait Leïla Slimani. Si cet engagement est le même que celui vis-à-vis de la Corse, où même les plus opposants aux thèses nationalistes ont dénoncé l’attitude de Macron comme quasiment colonialiste, et où la langue corse semble condamnée par Paris à la disparition, ça promet !
- Adlène Meddi est un journaliste et écrivain algérien. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a signé trois thrillers politiques sur l’Algérie et co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese. Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
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Photo : Le président français Emmanuel Macron avec son homologue sénégalais Macky Sall à Saint-Louis, au Sénégal, le 3 février 2018 (AFP).
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