Reconnaître enfin les crimes de la colonisation française
Après une tournée « africaine », selon l’expression consacrée, qui désigne en réalité la visite officielle de plusieurs États avec lesquels la France entretient des relations privilégiées, entre autres parce qu’il s’agit d’anciennes colonies, Emmanuel Macron doit se rendre en Algérie.
Au cours de ces différents déplacements en Afrique de l’Ouest, le chef de l’État a déclaré : « Les crimes de la colonisation européennes sont incontestables. Je me reconnais dans les voix d’Albert Londres et d’André Gide qui ont dénoncé les milliers de morts du chemin de fer Congo-Océan. »
Ces propos nouveaux, assurément, appellent cependant quelques précisions. Plutôt que de débiter des généralités sur les pratiques coloniales du Vieux Continent, sans doute destinées à atténuer les responsabilités de la France et à tempérer la colère des représentants de la droite et de l’extrême droite, le président gagnerait à être plus précis et à qualifier correctement ce qui a été perpétré à l’époque.
En effet, la construction de la voie ferrée précitée a coûté la vie à 17 000 « indigènes » pour la seule réalisation des 140 premiers kilomètres. En 1928, le taux de mortalité sur ce chantier était de de 57 % ce qui est comparable voire supérieur au pourcentage de certains camps de concentration nazis.
Qui a rendu ce chiffre public ? Un anticolonialiste farouche ? Non, le ministre des Colonies, André Maginot, dans une déclaration prononcée devant une commission ad hoc de la Chambre des députés. L’entreprise chargée des travaux ? La Société de construction des Batignolles dont la prospérité est en partie liée aux nombreux contrats remportés dans les possessions françaises. Son successeur n’est autre que le groupe aujourd’hui bien connu sous le nom de SPIE-Batignolles. En 2013, Jean Monville, ancien PDG de ce groupe, osait rappeler « la fierté de ce qu’on avait fait dans le passé, de notre professionnalisme et de notre engagement dans nos “aventures” d’outre-mer » (Le Monde, 21 mai 2013).
Encore un effort, monsieur le président, vous ne pouvez ignorer que le travail forcé est, comme l’esclavage, un crime contre l’humanité
Encore un effort, monsieur le président, vous ne pouvez ignorer que le travail forcé est, comme l’esclavage, un crime contre l’humanité. À propos du sort atroce réservé aux migrants qui se trouvent en Libye, vous affirmez : « Il faut le nommer » ainsi, « non pour accuser l’autre, mais pour agir avec force. » Faites de même pour le travail précité qui n’a été aboli dans les colonies françaises que le 11 février 1946 après bien des atermoiements.
En ce qui concerne l’Algérie, le chef de l’État doit être fidèle au candidat qu’il a été, lequel admettait, en février 2017, sur la chaîne de télévision Echourouk TV que « la colonisation était un crime contre l’humanité ».
Cette forte déclaration a été suivie de propos pour le moins singuliers relatifs au fait que « la France aurait installé les droits de l’homme en Algérie » mais qu’elle aurait « oublié de les lire ».
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Affirmation stupéfiante qui témoigne d’une ignorance de la condition imposée aux « indigènes » algériens jusqu’en 1945, lesquels n’étaient pas « citoyens français » mais « sujets français », privés des droits et libertés fondamentaux individuels et collectifs, et soumis à des dispositions d’exception applicables qu’à eux. Bel exemple de racisme d’État.
Gouverner, c’est prévoir ; c’est aussi trancher
De retour en France, le candidat Macron s’est platement excusé pour dire qu’il n’avait pas vraiment tenu les propos qui lui ont été reprochés par l’extrême droite, les dirigeants des Républicains et quelques intellectuels, devenus de vulgaires idéologues, comme Alain Finkielkraut.
En ces matières, comme en beaucoup d’autres, la formule « en même temps », si prisée par Emmanuel Macron, peut justifier tous les immobilismes et toutes les reculades au motif que certains sont opposés à une telle reconnaissance.
Gouverner, c’est prévoir ; c’est aussi trancher. Cinquante-cinq ans après la fin de la guerre d’Algérie, il est impératif de le faire en déclarant publiquement, dans la capitale de ce pays comme à Paris, que des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre ont été commis par la France depuis la prise d’Alger en 1830 et la « pacification » de ce territoire par les colonnes infernales du général Bugeaud.
Cinquante-cinq ans après la fin de la guerre d’Algérie, il est impératif de le faire en déclarant publiquement, dans la capitale de ce pays comme à Paris, que des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre ont été commis par la France
Relativement au terrible bilan de la colonisation française en Algérie, les victimes, leurs descendants, français ou algériens, toutes celles et tous ceux qui sont engagés, parfois depuis fort longtemps, pour la reconnaissance des crimes perpétrés à l’époque exigent que cette dernière soit enfin effective.
Alors que la plupart des auteurs de ces crimes sont décédés, et qu’il n’est plus possible de les poursuivre devant les tribunaux, c’est la seule façon de rendre hommage aux centaines de milliers d’hommes et de femmes qui ont été tués, massacrés, exécutés sommairement, torturés ou qui ont fait l’objet de disparition forcée. C’est également la seule façon de leur rendre justice.
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Quant à ceux qui, dans l’Hexagone, ne cessent de dénoncer une prétendue « repentance » qui nuirait à la cohésion de la France, il faut rappeler ceci : plusieurs autres pays ont reconnu être coupables de crimes coloniaux et leur unité nationale n’a nullement été compromise.
À preuve, le 10 juillet 2015, le gouvernement allemand admet que les forces du général Lothar von Lothar ont commis, entre 1904 et 1905, un génocide contre les Hereros et les Namas dans la colonie allemande du Sud-Ouest africain (actuelle Namibie).
Le 12 septembre 2013, « le gouvernement britannique reconnaît que les Kényans ont été soumis à des actes de torture et à d’autres formes de maltraitance de la part de l’administration coloniale » (Libération, 14 septembre 2015).
Ces mots sont inscrits sur le mémorial, financé par la Grande-Bretagne et érigé à Nairobi, pour rendre hommage aux milliers « d’indigènes » massacrées par les troupes de sa Gracieuse majesté lors du soulèvement des Mau-Mau dans les années 1950.
Quant à la Nouvelle-Zélande, au Canada, à l’Australie et aux États-Unis, tous ont admis que des traitements indignes avaient été infligés aux populations autochtones de leur territoire respectif.
La glorieuse France républicaine se signale par son conservatisme, sa pusillanimité et son mépris pour celles et ceux qu’elle a exploités, opprimés et massacrés au cours de son histoire coloniale, et pour leurs héritiers français ou étrangers
Et la glorieuse France républicaine ? Sur ces sujets, elle se signale par son conservatisme, sa pusillanimité et son mépris pour celles et ceux qu’elle a exploités, opprimés et massacrés au cours de son histoire coloniale, et pour leurs héritiers français ou étrangers.
Emmanuel Macron doit mettre un terme à cette situation qui n’a que trop duré. Concluons en citant le philosophe Paul Ricœur, bien connu, paraît-il, du chef de l’État : « C’est sur le chemin de la critique historique que la mémoire rencontre le sens de la justice. Que serait une mémoire heureuse qui ne serait pas aussi une mémoire équitable ? » (Paul Ricœur, La Mémoire et l’oubli, Seuil, 2000, p. 650.)
À cette interrogation, on peut répondre ceci : cette mémoire partielle serait une mémoire blessante à l’endroit de celles et ceux qui en sont exclus, une concession scandaleuse aux idéologues du grand roman national-républicain français qui préfèrent une mythologie rance, souvent révisionniste, parfois négationniste, à la vérité historique désormais bien établie, et enfin une discrimination mémorielle et commémorielle supplémentaire à l’endroit des Français d’origine algérienne et, plus largement, des héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale.
- Olivier Le Cour Grandmaison est professeur de sciences politiques à l'Université Paris-Saclay-Évry-Val-d'Essonne. Auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la colonisation, à la philosophie politique et aux politiques migratoires de la France et de l'Union européenne, son dernier livre, L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies, est paru chez Fayard en 2014.
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Photo : Emmanuel Macron lors d'une cérémonie militaire à l'Hôtel des Invalides, à Paris, le 17 novembre 2017 (AFP).
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