EN IMAGES : Sur les ruines de Mossoul, un orchestre tente de ressusciter la culture bannie sous l’État islamique
Sur les vieux fauteuils au cuir usé, une bâche de plastique est posée telle un linceul, illuminée par les rayons de soleil dardés à travers le toit de l’ancienne salle d’opéra de Mossoul. Ici, pas un bruit, si ce n’est celui des pigeons qui déambulent sur la tôle ajourée. Cela fait longtemps que la salle a cessé de murmurer. (Photos : MEE/Florent Vergnes)
Puis soudain, un flash dans l’obscurité, le reflet d’une baguette qui tranche un rayon de soleil. Un archet s’active. Les premières notes grondent. Les murs en lambeaux raisonnent de 35 instruments qui parlent d’une même voix. Une voix qui fut interdite. Une voix qui fut blasphème.
La salle de l’opéra al-Rabea, la « mère des théâtres » comme on la surnomme à Mossoul, est à nouveau en branle, sept ans après que l’État Islamique (EI) en avait fait une base opérationnelle.
En vue du premier concert de Mossoul après la prise de la ville par l’EI, les bénévoles s’activent à rendre la salle, détruite par les roquettes, à nouveau utilisable.
Cette première répétition est l’œuvre de l’orchestre Watar (« accord » en arabe). Formé en septembre 2020, il est le tout premier ensemble symphonique de Mossoul depuis que l’État islamique y interdit la musique.
Dans la salle de l’opéra al-Rabea, le passage du califat autoproclamé est encore présent. « Cet endroit appartient à jamais à Daech [l’EI] », déchiffre Hakiam Mahammat, guitariste au sein de l’orchestre, à partir d’un tag en lettres d’argent inscrit sur le mur du couloir défoncé. « C’est drôle… On l’a gardé exprès pour leur prouver qu’ils avaient tort. » L’interdiction de l’expression musicale fut un grand choc pour lui et ses amis.
« Au début, c’était comme si tout était normal », se remémore Hakiam, amer. « Puis ils ont commencé à interdire la cigarette, il a fallu se faire pousser la barbe, avoir un pantalon plus court. Ensuite, ils ont interdit internet. » À ce moment-là, la peur a commencé à s’emparer de sa famille, témoin des privations, des exécutions sommaires…
« J’ai commencé à jouer en 2010, avant de rentrer à la fac. Puis l’État islamique est arrivé... », continue le musicien de 32 ans. Le quotidien coloré de Mossoul se transforme progressivement en enfer. « La première année, je jouais de la guitare chez moi. On a un groupe électrogène à la maison, alors quand on l’allumait, je me mettais dans ma chambre pour répéter. Puis c’est devenu beaucoup trop dangereux. Pas seulement pour moi, mais aussi pour ma famille. J’ai décidé d’ouvrir le faux plafond et d’y cacher ma guitare », raconte-t-il à MEE.
Ici, la fenêtre des toilettes de l’opéra a été montée en vigie pour sniper.
« Ils ont tout détruit », se remémore Hakiam, amer. « La ville, les restes archéologiques de Ninive… Ils ont visé la culture en particulier, comme la librairie ou l’opéra. Pour eux, c’était l’œuvre du diable ! Tu parles... »
Avant leur arrivée, jamais Hakiam n’aurait pensé que l’art pouvait le mettre en danger. « Ils ont volé une partie de ma vie. La musique est comme un langage pour moi, on en a besoin pour communiquer avec les autres. Faire partie de cet ensemble est comme un nouveau départ. »
À la tête de l’orchestre Watar, un homme, Ahmed Mahmoud. Derrière une paire de fines lunettes, un regard vif piste les fausses notes. « Khalas [assez] !! », crie-t-il, la baguette fouettant la poussière. Deux des violonistes sont partis dans une mauvaise phrase. « Vous avez un train à prendre ? », sourit le chef. Le cinquantenaire autodidacte aux cheveux gris est un ancien avocat. Privilège des Mossouliotte aisés, il décide, dans les années 70, de lâcher le barreau pour l’archet et s’adonner entièrement à sa passion : le violon. « On reprend : si, la, ré, sol, deux fois. »
Le répertoire qu’a choisi Ahmed Mahmoud est varié : musique savante et contemporaine, avec et sans chant. « Tout notre répertoire a été composé ici, dans cette ville. C’est une ode à la diversité, une ode à l’esprit de Mossoul », explique le chef d’orchestre.
Arabes, Kurdes, Turkmènes, Assyriens, chrétiens, musulmans, yézidis, hommes ou femmes… le tableau que représente cet ensemble de 35 musiciens est une mosaïque ethnique et culturelle à l’image de ce qu’était la ville. Aujourd’hui, la plupart des chrétiens ont fui Mossoul et Qaraqosh (Bakhdida). Assez peu de Kurdes sont revenus.
Durant les pauses, ils rient ensemble, s’entraînent à quatre mains sur un piano, se chambrent. « Lui, c’est un âne ! », rigole un homme derrière son clavier noir et blanc. « Venant de la part d’un Assyrien, je prends ça pour un compliment », rétorque le second. Tous deux explosent d’un rire couvrant les violons qui tentent de s’accorder.
« Je tenais à ce que cet esprit cosmopolite transparaisse au travers de la composition de l’orchestre », raconte Ahmed Mahmoud à MEE dans un doux sourire. « On a envie de montrer au monde que pour nous, Daech, c’est fini ! »
Avant de se rendre au concert, les musiciens, surexcités, se préparent dans les loges de l’ancienne radio pirate Alghad, qui continuait à diffuser de la musique clandestinement sous l’EI. Le stress monte. Ils s’aident les uns les autres à se préparer.
« Attend, ça dépasse encore un peu », glisse le clarinettiste, un peigne en bois à la main sorti tout droit de la poche de sa veste. Devant lui, le joueur de qanoun traque dans un miroir la moindre mèche rebelle. Son ami bombarde la scène de selfies : la coquetterie est toute nouvelle pour la jeune génération mossouliotte, elle était passible de mort sous l’EI. « Ça fait du bien, la beauté », glisse un musicien, peigné comme une star du rock ‘n’ roll des années 50.
Les musiciennes du groupe sortent du bus. Les visages se tendent, des rires nerveux éclatent entre deux séances de coiffage. L’heure du concert a sonné en ce 8 avril. La salle commence à se remplir d’une foule nostalgique.
Des responsables politiques. Des torses remplis de médailles. Des prêtres. Des imams. Des civils. Des jeunes et des vieux… De nombreux Mossouliotes ont fait le déplacement pour revivre un instant « l’esprit de Mossoul » disparu durant sept longues années.
Les premiers accords de Retour à Mossoul éclatent dans la salle. Un vieux musicien dans l’audience éclate en sanglots. Les cordes du qanoun font pleuvoir un déluge de notes avec une précision thaumaturgique.
Une famille danse, les spectateurs frappent dans leurs mains. Ils expriment publiquement leur joie et leur amour de la musique, interdite sous le « califat ». Fin du concert, tonnerre d’applaudissements. Profusion d’accolades.
Ahmed Mahmoud, les larmes aux yeux, entouré de ses musiciens noyés par la foule extasiée qui les apostrophe, crie en souriant pour couvrir la clameur : « Aujourd’hui, ce n’est pas un concert, mais un festival. Un festival pour le renouveau. Un appel au réveil. »
Dans un Irak tribal politiquement morcelé, Mossoul fait figure d’exemple de résilience et de reconstruction. Alors que la crise perdure et que l’EI vivote dans des poches de résistance à travers le pays, l’orchestre Watar est devenu, ce soir-là, la source de lumière qui perce l’obscurantisme.
Une scène banale aujourd’hui, mais longtemps interdite : une partition est posée sur la table du salon de Hakiam.
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