EXCLUSIF : Le journaliste Bilal Abdul Kareem dénonce la torture dans les prisons de Hayat Tahrir al-Cham en Syrie
Pour la première fois, le journaliste américain Bilal Abdul Kareem rompt le silence pour se confier sur son arrestation et les longs mois qu’il a passés dans une prison du groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC), dans la province syrienne d’Idleb.
S’exprimant en exclusivité auprès de Middle East Eye, Abdul Kareem accuse Abou Mohammed al-Joulani, le dirigeant de HTC, d’être « inapte à diriger » et de mentir concernant les conditions dans les prisons de l’organisation.
Joulani a nié dans une interview diffusée la semaine dernière sur le réseau américain PBS que les détenus du groupe étaient torturés.
HTC a interdit à Abdul Kareem d’exercer son métier de journaliste ou d’apparaître sur les réseaux sociaux, conditions de sa libération de prison en février. Il admet se mettre en danger en prenant position contre le groupe, même s’il assure avoir quitté le territoire contrôlé par HTC.
HTC est une alliance de factions islamistes armées qui contrôle une grande partie d’Idleb depuis 2017. Il s’agit de l’une des forces d’opposition les plus actives de la guerre civile syrienne. Elle est considérée comme une organisation terroriste par l’ONU, les États-Unis et bien d’autres pays occidentaux et est accusée d’atrocités, d’exécutions et de crimes de guerre par les organismes de défense des droits de l’homme.
« Presque tous les jours chaque semaine, j’entendais les cris de torture à quelques mètres de moi »
- Bilal Abdul Kareem, journaliste
Joulani, son dirigeant, qui commandait auparavant le front al-Nosra (Jabhat al-Nosra), organisation affiliée à al-Qaïda en Syrie jusqu’en 2016, lorsqu’elle a changé de nom pour Jabhat Fatah al-Cham.
Abdul Kareem a déclaré à MEE avoir été menacé de maltraitance physique lui-même et avait été gardé à l’isolement pendant plus de six mois après son arrestation en août dernier. Il dit avoir entendu fréquemment les autres prisonniers être torturés dans les cellules avoisinantes.
« Presque tous les jours chaque semaine, j’entendais les cris de torture à quelques mètres de moi. Tout le monde en prison peut constamment entendre la torture », explique-t-il à MEE.
« En résumé : Abou Mohammed al-Joulani a menti tout net. »
Bilal Abdul Kareem couvre les régions de Syrie tenues par l’opposition depuis 2012, principalement pour son propre site On the Ground News, et vit dans le pays depuis 2014. Il a contribué à MEE et a également travaillé pour CNN, la BBC et Sky news.
Il est connu pour son reportage couvrant les derniers jours de la bataille de l’est d’Alep en décembre 2016, lorsqu’il a été évacué avec les combattants de l’opposition dans le cadre d’un accord concernant la cession des zones tenues par les rebelles au gouvernement syrien.
Menacé de passages à tabac
Abdul Kareem a déclaré MEE avoir été arrêté après s’être inquiété des tortures dans les prisons de HTC dans ses reportages. L’une des grandes affaires qu’il a couvertes était celle de Tauqir Sharif, un travailleur humanitaire britannique qui dit avoir été immobilisé dans un pneu et battu par HTC.
Après son arrestation, Abdul Kareem raconte avoir été menotté, avoir eu les yeux bandés et avoir été soumis à des interrogatoires quotidiens au cours desquels son interrogateur l’a menacé de le passer à tabac.
« Il a dit : “On doit te poser des questions. Si tes réponses ne sont pas franches, alors nous avons toute autorité pour agir physiquement afin de te faire dire ce que nous avons besoin de savoir.” Il m’a aligné contre le mur comme s’il allait commencer à me frapper. »
Abdul Kareem dit avoir été renvoyé dans sa cellule et ne pas avoir été soumis à des tortures physiques. « Je n’avais pas d’avocat. Je n’avais accès à personne de l’extérieur. J’étais juste absent. Voilà ma situation. »
Quatre mois et demi plus tard, les gardes sont venus dans la cellule d’Abdul Kareem. « Ils m’ont mis un bandeau sur les yeux et des menottes aux poignets. Ils m’ont mis dans un van et m’ont emmené dans un autre endroit, m’ont enlevé les menottes et le bandeau et m’ont annoncé : “Ton procès va commencer.” »
Par la suite, il a été condamné à douze mois de prison pour avoir « travaillé avec des groupes nuisant à la sécurité publique », « incitation à la haine » contre les autorités et « publication et promotion de mensonges qui affectent les institutions sans preuves ».
Abdul Kareem se rappelle ne pas avoir pu s’empêcher de rire lorsqu’il a été reconnu coupable de toutes les accusations portées contre lui quelques semaines plus tard. « Je me suis dit que c’était trop drôle. Ils n’ont pas beaucoup aimé. Ils m’ont demandé : “Pourquoi ris-tu ?” J’ai répondu : “Je ris parce que j’ai fait du stand-up, mais je ne sais pas écrire les blagues comme vous les gars.” J’ai précisé : “Il n’y a pas de justice là-dedans. Il n’y a pas de justice, ni islamique ni laïque. Il n’a pas de justice là-dedans.” »
Abdul Kareem rapporte qu’à la suite de sa condamnation, HTC lui a proposé une libération anticipée s’il acceptait de présenter ses excuses dans le cadre d’un recours en grâce. Il dit avoir refusé et qu’il était prêt à accomplir les douze mois de sa peine.
Abdul Kareem a finalement été relâché le 17 février après une requête soumise par les sages de la région d’Atmeh, selon HTC.
Relation amicale
Abdul Kareem confie à MEE qu’il avait autrefois une relation amicale avec HTC ainsi qu’avec d’autres groupes de l’opposition combattant les forces du gouvernement syrien et leurs alliés, et qu’il les avait souvent accompagnés sur le front pour couvrir le conflit.
Il dit avoir cherché à donner à HTC ainsi qu’à ses précurseurs l’occasion de s’exprimer lorsqu’ils ont été accusés de terrorisme – ce qui a conduit certains à le qualifier de « propagandiste djihadiste ».
Cependant, il indique que HTC lui est devenu de plus en plus hostile à partir de 2018, quand son travail a commencé à pointer les manquements du groupe après son instauration comme autorité de facto à Idleb.
« Qu’est-ce qui avait changé alors ? C’est simple. Ils sont arrivés au pouvoir… et ils n’ont pas fait ce qu’ils avaient dit. Ils avaient promis un régime islamique. Ils ne l’ont pas fait. Ils ont promis la justice. Ils ne l’ont pas fait. J’avais l’obligation de rapporter ces manquements. Voilà ce qui les a rendus hostiles à mon égard. »
Les allégations concernant l’implication de HTC (et de ses prédécesseurs) dans la détention arbitraire et la torture sont antérieures à son arrivée au pouvoir à Idleb. Un rapport du conseil des droits de l’homme de l’ONU, publié en mars par la Commission internationale indépendante d’enquête sur la République arabe syrienne, mentionne des allégations d’atteintes en matière de détentions en lien avec HTC et les groupes affiliés qui remontent à 2011.
Il indique que HTC « détient arbitrairement des civils dans un effort systématique visant à étouffer toute dissension » et a établi des « prisons punitives » où « tortures et maltraitances sont généralisées ».
Abdul Kareem dit avoir cherché à couvrir les précédentes plaintes de torture contre HTC, mais que la plupart de ceux portant ces accusations n’étaient pas prêts à se montrer face caméra ou à s’identifier.
Un article d’On the Ground News d’avril 2019 dans lequel une mère rapporte que son fils, Marwan al-Umqi, a été torturé à mort dans une prison de HTC a marqué selon lui un « tournant » dans sa relation avec le groupe.
« Leur politique à mon égard a changé », raconte Abdul Kareem. « Certains de leurs membres m’ont dit : “Bilal, on pensait que t’étais cool.”
« J’ai répondu : “Ben, tu sais quoi ? Si dissimuler vos tortures signifie que je suis cool, alors dis leur que je ne suis pas cool et que je ne vais pas être cool parce que ce n’est pas pour ça que je suis venu.” »
À maintes reprises, HTC a démenti les allégations selon lesquelles il maltraite et torture les prisonniers.
Dans une interview accordée à PBS pour l’émission « Frontline », filmée en février mais diffusée seulement mardi dernier, Joulani affirme qu’il n’y a « pas de torture » à Idleb et suggère que les prisons de la région sont sous le contrôle du « gouvernement de salut », le gouvernement civil soutenu par HTC, plutôt que le groupe lui-même.
« Il n’y a pas de torture. On le rejette totalement », assure Joulani.
« Et nous ne sommes pas responsables de cela : arrestations, tortures et tout le processus dans les tribunaux. L’institution judiciaire est complètement indépendante dans les zones libérées. Ce n’est pas notre faute. Il y a tout un gouvernement là-bas. »
« Inapte à diriger »
Mais Abdul Kareem estime que Joulani et ceux au sein de HTC qui le défendent sont coupables des mêmes abus qu’ils condamnaient autrefois lorsque ceux-ci étaient perpétrés par les forces de sécurité du président syrien Bachar al-Assad.
Il rapporte qu’un des responsables de HTC a essayé de justifier auprès de lui les remarques de Joulani en faisant valoir que les mauvais traitements physiques infligés aux prisonniers n’étaient pas de la torture et étaient autorisés comme forme de punition pour faire admettre des méfaits.
« Je lui ai dit, problème numéro un, tu commences à parler comme les Américains : “Nous n’appelons pas ça de la torture, nous appelons ça méthodes d’interrogatoire renforcées.” La torture, quel que soit le nom qu’on lui donne, reste de la torture.
« Deuxième problème : battre les gens, les pendre pendant de longues périodes, fouetter la plante de leurs pieds et l’arrière de leurs jambes... ce sont des choses pour lesquelles ton dirigeant, Abou Mohammed al-Joulani, a condamné le régime d’Assad. Comment se fait-il qu’il fasse désormais exactement la même chose ? »
Abdul Kareem ajoute qu’il ne considère pas Joulani comme un terroriste car HTC n’a jamais cherché à perpétrer des attaques en dehors de la Syrie. Mais il ajoute qu’il ne gardera pas le silence à propos des manquements de Joulani en tant que dirigeant, et suggère que ce dernier cherche à être légitimé par l’Occident en parlant à PBS.
« Je ne pense pas qu’il soit un terroriste. Je pense qu’il est inapte à diriger s’il continue sur la voie dans laquelle il s’est engagé. Alors s’il veut être légitimé par l’Occident, et c’est le cas, ok. Ce sont ses affaires. Mais s’il pense que je vais garder le silence pendant qu’il torture et détient indéfiniment le pouvoir, je ne suis pas venu à Vegas pour perdre, comme on dit en Amérique. »
Abdul Kareem considère en outre le gouvernement de salut comme une imposture. « Personne ici ne donne la moindre crédibilité au gouvernement de salut », assure-t-il. « Je doute même que 1 % des gens soit en mesure de vous dire qui préside le gouvernement de salut parce que tout le monde sait qu’il n’exerce aucun pouvoir. » Le gouvernement de salut est dirigé par un Premier ministre, actuellement Ali Keda, en poste depuis 2019.
Abdul Kareem confie à MEE avoir quitté le territoire sous contrôle de HTC par crainte pour sa sécurité après que des responsables du groupe lui ont dit qu’il était considéré comme une menace à la sécurité.
« Ils m’ont dit qu’ils me considéraient davantage comme une menace dans ces territoires qu’un kamikaze de l’EI. Et la raison à cela, c’est parce que “les gens t’écoutent”. Donc j’ai été contraint de quitter leur territoire. Je pouvais me contenter de me taire et ouvrir un étal de hot-dog ou une pizzeria. Ou dire je déménage et je continue mes reportages. »
Toutefois, il reste engagé à couvrir les événements en Syrie, malgré les risques. « Je pense que le peuple syrien a énormément de résilience, d’ingénuité ; et je pense qu’ils vont en ressortir plus fort au final. Le prix à payer sera lourd. Il est important que tout le monde comprenne que si vous voulez véritablement un changement, tout cela n’arrive pas du jour au lendemain.
« Donc mon combat continue et tant que je suis utile, je resterai ici. Lorsque je ne serai plus d’aucune utilité, je ramasserai mes billes et je partirai. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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