« J’ai demandé à Dieu qu’on ne soit pas expulsés » : en Algérie, les Marocains s’inquiètent pour l’avenir
« On a tous pensé à la crise de 1975, bien sûr, en espérant ne pas revivre la même chose… »
L’annonce par l’Algérie, mardi 24 août, de la rupture de ses relations diplomatiques avec le Maroc au nom d’« actes hostiles incessants » a fait remonter chez Mohsen, 34 ans, Marocain installé en Algérie depuis 2008, un traumatisme collectif.
Le 18 décembre 1975, le président algérien Houari Boumédiène décidait d’expulser d’Algérie tous les ressortissants marocains. Après la rupture des relations diplomatiques par Rabat en 1976, due aux différends entre les deux pays sur la question du Sahara occidental, plus de 350 000 Marocains ont été renvoyés d’Algérie.
Il faudra attendre 1983 pour que la libre circulation soit rétablie pour les résidents des deux pays et qu’un accord sur la libre circulation progressive des personnes et des biens, ainsi que l’ouverture des lignes aériennes et ferroviaires, soit signé.
« Je pense à mes amis mariés, qui doivent nourrir leurs enfants, et aux couples algéro-marocains. Ça va être un calvaire pour eux. J’espère qu’ils ne seront pas chassés, que ça ne se reproduira pas », confie à Middle East Eye cet artisan de Fès, qui a choisi de s’établir en Algérie en 2018 après avoir découvert la côte algérienne et, surtout, les opportunités de travail dans le domaine de la construction.
Depuis la crise du COVID-19, « les marchés se sont certes rétrécis mais je peux bien vivre de mon métier. J’ai tout ce qu’il faut à part des papiers qui permettraient de régulariser ma situation ».
Selon le Centre de recherche algérien en économie appliquée pour le développement (CREAD), environ 45 000 Marocains vivaient en Algérie au début des années 2010. S’ils sont officiellement recensés, les chiffres ne sont pas rendus publics. Ils ne tiendraient de toute manière pas compte des Marocains venus illégalement en Algérie, comme Mohsen, pour travailler.
« Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit »
Hamza, 32 ans, travaille aussi dans le secteur de la construction, à Skikda (nord-est). Il ne se souvient plus du jour où il est arrivé en Algérie.
« Je devais avoir 18 ou 20 ans. Au village d’où je suis originaire, il ne reste que des personnes âgées. Tous les jeunes partent. Je suis un enfant de l’Algérie. J’ai tout fait et tout appris en Algérie », témoigne-t-il à MEE.
Si la politique ne l’intéresse pas, il exprime son profond regret après la décision d’Alger de rompre ses relations avec Rabat. « J’espérais plutôt voir un jour l’ouverture des frontières et l’Union du grand Maghreb se concrétiser. Je ne sais pas ce qui adviendra demain. Je m’abandonne à la volonté de Dieu. »
« Dans mon pays natal, je leur dis que le Maroc est ma mère biologique et l’Algérie, ma mère adoptive »
- Aereb, artisan marocain
Aareb, lui, est artisan décorateur d’intérieur. À 37 ans, ce Marocain originaire de la ville de Fès au nord-est du Maroc dit avoir vécu plus de temps en Algérie que dans son pays natal.
« Je suis arrivé il y a presque quinze ans et me suis installé à Mila [dans l’est de l’Algérie] », raconte-t-il à MEE. « Dans mon pays natal, je leur dis que le Maroc est ma mère biologique et l’Algérie, ma mère adoptive. J’ai fait ma vie ici, et à l’exception de ma famille, je n’ai presque plus rien au Maroc. »
Aareb souligne qu’à l’instar de nombreux Marocains installés en Algérie, il n’a pas le droit à un certificat de résidence. Depuis plus de dix ans, il se rend tous les 90 jours chez lui pour pouvoir renouveler son permis de séjour en Algérie. Ces navettes pénibles lui permettent de revoir sa femme, restée à Fès.
« J’espérais trouver une solution et faire venir ma femme. Je ne suis pas politisé, je ne sais pas ce qui se passe. Je travaille toute la journée sur des chantiers de bâtiments et Dieu merci, on ne cesse de solliciter mes services depuis que je suis arrivé », insiste-t-il.
« Un ami m’a appelé pour me donner la nouvelle. Sous le choc, j’ai raccroché, fait mes ablutions et ma prière et demandé à Dieu que la situation n’empire pas, que je ne sois pas expulsé et que je puisse trouver une solution pour vivre auprès de ma femme. »
Aereb, qui dit se sentir impuissant face aux décisions politiques, raconte qu’il « n’a pas fermé l’œil de la nuit ».
« J’ai encore des projets ici et je compte faire ma vie en Algérie. Je prie pour qu’on ne nous expulse pas trop rapidement et que [les autorités] me laissent le temps de finir mes projets, de rembourser mes dettes », ajoute-t-il en plaisantant à moitié.
« Les forces de sécurité algériennes m’ont toujours bien traité et je me suis toujours senti chez moi, parmi mes frères. On m’a logé quand j’avais besoin d’un toit, on m’a prêté de l’argent quand j’étais en difficulté, je n’ai jamais manqué de boulot ou d’autre chose. Sincèrement, s’il était possible d’avoir une carte de résidence ou des papiers algériens, cela m’éviterait toutes ces souffrances. »
« Des nuages passagers »
L’annonce de la rupture des relations entre Alger et Rabat a aussi été un choc pour Ismail Farih, youtubeur.
« J’espérais profondément que la situation s’améliore. Je ne m’y attendais pas du tout. J’ai des projets de vie ici. Je n’ai pas assez de recul pour savoir si cette décision va influencer ces projets », assure l’influenceur aux plus de 46 000 followers sur Youtube et 2 000 sur Instagram.
Ismail pensait s’établir en Algérie et y fonder une famille. Pour lui, les tensions politiques entre les deux pays n’étaient que « des nuages passagers ». Il attendait et croyait en une proche accalmie.
Depuis quelques années, ce Fassi de 25 ans tente de « rapprocher les deux peuples frères » et de « les aider à dépasser les préjugés ».
« J’ai compris qu’il y avait des tensions entre les deux pays lorsque j’ai décidé en avril 2017, de suivre mon frère et de venir travailler en Algérie. Je suis décorateur d’intérieur comme mon frère. Et ce métier est très recherché en Algérie, beaucoup plus qu’il ne l’est chez nous. Je n’ai trouvé aucune difficulté à m’intégrer en Algérie car nous avons plus de choses en commun que de différences », affirme-t-il.
Il a alors décidé de convertir sa chaîne Youtube naissante dédiée à la musique en chaîne de découverte des cultures et des coutumes des deux pays voisins.
« J’ai constaté que les Algériens étaient friands de tous les contenus liés au tourisme et à l’aventure. Alors j’ai décidé de travailler sur ce genre de contenu dans le but de rapprocher les deux peuples. J’ai plus de 150 vidéos sur ma chaîne aujourd’hui ! »
« L’être humain appartient au pays qui le nourrit »
Mourad, artisan plâtrier installé à Skikda depuis 2006, se dit lui aussi « très heureux en Algérie ».
« Il y a beaucoup de travail. Je me sens épanoui professionnellement. Ce qui me manque, c’est ma femme et mes deux enfants », soupire ce quadragénaire originaire du nord-est du Maroc.
Surtout qu’avec la pandémie et la suspension des lignes aériennes, Mourad n’a pas vu les siens depuis « un an, sept mois, treize jours et douze heures ».
À l’instar d’Aereb, Mourad espère ramener sa femme et ses enfants en Algérie pour y vivre et réserver les séjours au Maroc pour ses vacances.
« J’ai voyagé dans 35 wilayas, j’ai des connaissances partout. Je sais que l’Algérie et le peuple algérien n’ont aucun problème avec le peuple marocain », assure-t-il à MEE.
« Les questions politiques me dépassent, je n’aime pas me prononcer sur ces sujets. Notre prophète Mohammed nous a dit que l’être humain appartient au pays qui le nourrit, et moi depuis 2006, c’est l’Algérie qui me nourrit. Je ne connais pas la politique, mais l’Algérie doit sûrement avoir ses raisons de faire ce qu’elle a fait. »
Mohamed, 21 ans, étudiant en génie électrique et énergétique à Oran (ouest), ne partage pas cet avis.
« Je regrette juste ces différends politiques qui affectent le plus ceux qui, comme nous, sont coincés au milieu… »
- Mohamed, étudiant marocain
« J’espérais qu’un jour, la frontière terrestre serait rouverte. Autant dire que l’annonce de la rupture entre Alger et Rabat m’a mis en colère. Je ne la comprends pas ! », confie-t-il à MEE.
En raison de la pandémie, cela fait presque deux ans qu’il ne s’est pas rendu au Maroc pour voir sa famille.
Mohamed admet pourtant qu’il s’est toujours senti bien à Oran, où ses collègues et les personnes qu’il connaît lui témoignent toujours bienveillance et sympathie.
« Parfois, lorsque les gens apprennent que je suis Marocain, ils me traitent mieux que leurs concitoyens. Il m’arrive souvent d’être invité par mes collègues et leurs familles à dîner ou passer la nuit. Je n’ai jamais rencontré le moindre problème. Je regrette juste ces différends politiques qui affectent le plus ceux qui, comme nous, sont coincés au milieu… »
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