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MBZ effectue un virage à 180° qui pourrait remodeler le Moyen-Orient

Depuis des années, la politique étrangère émiratie est un désastre. Aujourd’hui, à l’occasion de l’anniversaire des accords d’Abraham, une nouvelle réflexion suit son cours
Le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed à Berlin, en juin 2019 (Reuters)

La chute de l’Afghanistan aux mains des talibans a déclenché un tremblement de terre qui a parcouru le Golfe. Les plaques tectoniques qui définissaient qui faisait quoi à qui dans la région sont en train de bouger. 

Les alliances qui, il y a seulement un an, semblaient coulées dans le béton, se fissurent. Le vide créé par le retrait américain d’Afghanistan a été ressenti aussi bien à Kaboul qu’à Riyad, Abou Dabi et Tel Aviv.

Le signe le plus évident qui montre que les bâtiments tanguent et que le macadam se déforme apparaît à travers les engagements pris et les sommes d’argent importantes promises par le dirigeant de facto des Émirats arabes unis à la Turquie, alors que les deux États livrent âprement bataille pour affirmer leur influence régionale.

C’est une vision pragmatique et non un changement d’opinion fondamental qui est à l’origine du dernier virage au frein à main opéré par Abou Dabi en matière de politique étrangère

Et la Turquie n’est pas le seul signe du revirement politique apparent des Émirats. Peu après sa récente rencontre avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan, Tahnoun ben Zayed, frère du prince héritier Mohammed ben Zayed (MBZ) et conseiller à la sécurité nationale, a pris l’avion pour engager une réconciliation avec le Qatar.

Il y a seulement un an, les Émirats arabes unis exhortaient l’Arabie saoudite à ne pas lever le blocus du Qatar. Cette dernière visite en date est un aveu de l’échec retentissant de ce blocus. Le Qatar est devenu le partenaire le plus solide du président américain Joe Biden dans le Golfe, celui sur lequel il s’est appuyé pour évacuer les Afghans et communiquer avec les talibans.

La différence avec le début du blocus, lorsque le Qatar était dépeint comme un refuge de terroristes et d’islamistes et que l’ancien président américain Donald Trump avait approuvé la manœuvre saoudienne dans un tweet, est flagrante. 

Une promesse de plusieurs milliards de dollars

Erdoğan garde contre lui la transcription de sa récente conversation téléphonique avec MBZ. Seules quelques personnes de confiance savent ce que le prince héritier a promis. Selon mes sources, MBZ a proposé à Erdoğan plus de 10 milliards de dollars d’investissements.

Contrairement au camp militaire du gouvernement soudanais ou même au président tunisien Kais Saied, Erdoğan n’aura pas à attendre longtemps avant de voir arriver l’argent. La société de messagerie dubaïote Aramex serait en pourparlers pour racheter la société de livraison turque MNG Kargo.

Beaucoup de choses demeurent secrètes à Ankara, mais une chose est claire : l’élan en faveur de cette remise à zéro vient d’Abou Dabi. Erdoğan se montre méfiant, alors que les responsables de la politique étrangère turque sont sceptiques. Tous ont de bonnes raisons d’être prudents.

Le conseiller émirati à la sécurité nationale Tahnoun ben Zayed rencontre le président turc Recep Tayyip Erdoğan, le 18 août 2021 à Ankara (présidence turque)
Le conseiller émirati à la sécurité nationale Tahnoun ben Zayed rencontre le président turc Recep Tayyip Erdoğan, le 18 août 2021 à Ankara (présidence turque)

On parle d’un État qui, selon le ministre des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu, a dépensé 3 milliards de dollars pour tenter (en vain, mais de peu) de renverser Erdoğan le 15 juillet 2016. Çavuşoğlu n’a pas nommé les Émirats arabes unis, mais on savait à qui il faisait référence lorsqu’il a mentionné « un pays musulman ».

Ce même État finance des think tanks néoconservateurs à Washington qui discréditent régulièrement Erdoğan et sa capacité à soutenir la livre turque. Il est engagé dans une lutte d’influence avec la Turquie en Syrie, au Yémen, en Libye, dans la Corne de l’Afrique, en Égypte et en Tunisie. Il a été le cerveau et l’un des mécènes de la contre-révolution qui a renversé l’ancien président égyptien Mohamed Morsi – et il ne cesse de tenter de réagencer les meubles en Tunisie, au Soudan et au Yémen. À un moment donné, les avions émiratis ont assuré la couverture aérienne de la tentative manquée de reprise de Tripoli initiée par le maréchal renégat Khalifa Haftar.

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Ce pays a également créé des armées de « mouches électroniques » pour conditionner l’opinion publique par le biais des réseaux sociaux. Bien au-delà du Golfe, les interventions émiraties ont fait des ravages dans tout le Moyen-Orient. 

La Turquie en fait les frais depuis longtemps. Alors pourquoi une entité qui s’est donné pour mission de traquer et d’éradiquer l’islam politique chasserait-elle le naturel ? Ce n’est pas une question à laquelle on peut répondre de manière convaincante.

Il ne s’agit pas non plus de la première tentative de réconciliation : les Émirats arabes unis ont tenté un similaire rapprochement avec Ankara lorsqu’ils pensaient qu’Hillary Clinton deviendrait présidente des États-Unis. Dès la victoire de Trump, cet effort a été abandonné. C’est une vision pragmatique et non un changement d’opinion fondamental qui est à l’origine du dernier virage au frein à main opéré par Abou Dabi en matière de politique étrangère. Les sceptiques à Ankara ont raison d’être prudents. 

Toujours est-il que cela pourrait bien se produire. C’est principalement en privé qu’Abou Dabi adresse son flot de signaux à Erdoğan, et, croyez-le ou non, le message est cohérent.

Une « réévaluation stratégique »

Selon des personnes au fait de ces conversations, les hauts responsables émiratis affirment procéder à une « réévaluation stratégique » de leur politique étrangère.

Cela commence avec Biden. Les Émirats arabes unis ont relevé deux caractéristiques de l’évolution de leurs relations avec Washington depuis l’arrivée au pouvoir de son administration : la première est un message cohérent de cette dernière prônant une « désescalade » des tensions au Moyen-Orient. La seconde est l’imprévisibilité de la politique étrangère américaine. 

Leur nouvelle politique consiste donc apparemment à étendre leur influence par le biais de la coopération économique, plutôt que par des interventions militaires et une concurrence politique

Cette tendance était à coup sûr déjà apparente sous Trump, lorsqu’il a refusé de bombarder Téhéran après que l’Iran et ses intermédiaires irakiens ont envoyé des drones armés pour paralyser deux installations pétrolières saoudiennes, réduisant temporairement de moitié la production de brut. Si jamais l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont eu un jour l’impression de ne pas bénéficier de la protection militaire américaine, c’est bien à ce moment-là.

À cela s’ajoute la nécessité de procéder à une évaluation rigoureuse de ce que les Émirats arabes unis ont réellement accompli, précisent-ils. Leurs interventions ont effectivement fait reculer les Frères musulmans en tant que force politique en Égypte, en Tunisie, au Yémen, en Syrie et partiellement en Libye. Mais le coût du djihad laïc émirati est énorme.

Trois de ces pays sont des ruines fumantes, tandis que les deux autres, l’Égypte et la Tunisie, sont presque en faillite. Qu’ont rapporté à MBZ les milliards de dollars qu’il a consacrés au président égyptien Abdel Fattah al-Sissi ?

Leur nouvelle politique consiste donc apparemment à étendre leur influence par le biais de la coopération économique, plutôt que par des interventions militaires et une concurrence politique.

Le litige saoudo-émirati

Ils ne le disent pas, mais lorsqu’on les interroge, une certaine froideur avec Riyad transparaît également. Même si un émissaire a affirmé que les Émiratis avaient retardé d’un an leur retrait du Yémen pour permettre à l’Arabie saoudite de terminer la guerre avec les Houthis, il est clair que le Yémen constitue un point sensible entre les deux alliés militaires.

L’Arabie saoudite a récemment annoncé une série de mesures visant à affaiblir Abou Dabi, la dernière en date étant le retrait d’Al Arabiya et de sa société mère MBC de Dubaï. Les Saoudiens ont pris des mesures contre les marchandises détaxées provenant des zones franches émiraties et insistent pour que les multinationales étrangères installent leur siège à Riyad plutôt qu’à Dubaï. Les deux pays du Golfe ressemblent aujourd’hui bien plus à deux frères rivaux.

MBZ rencontre le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane, en 2018 à Djeddah (Bandar al-Jaloud/palais royal d’Arabie saoudite/AFP)
MBZ rencontre le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane, en 2018 à Djeddah (Bandar al-Jaloud/palais royal d’Arabie saoudite/AFP)

Publiquement, les analystes politiques agréés des Émirats arabes unis font allusion à un autre ensemble de priorités régionales. Dans un tweet, le politologue Abdulkhaleq Abudulla a affirmé que le principal message de Washington était que les États-Unis ne défendraient pas le Golfe. « Et les États arabes du Golfe sont à la croisée des chemins ; comment doivent-ils s’adapter à la scène du Golfe post-Amérique ? »

Il a répondu à sa propre question dans un autre tweet quelques jours plus tard : « Voici les pays auxquels les Émirats arabes unis ont décidé de donner la priorité en matière d’investissements et de développement des relations commerciales au cours des dix prochaines années : l’Inde, l’Indonésie, la Turquie, le Kenya, la Corée du Sud, l’Éthiopie, Israël, la Grande-Bretagne. »

Il convient de repérer les grands absents de cette liste : l’Arabie saoudite et l’Égypte, ses plus proches alliés en 2013.

La perte de valeur des accords d’Abraham

Abou Dabi n’est pas le seul signataire des accords d’Abraham à réexaminer la valeur d’un bloc pro-américain dans le Golfe. Un an après leur signature à Washington, les accords d’Abraham perdent de leur éclat. Il y a un an, ils semblaient avoir tellement d’atouts. C’était le mariage des cerveaux et des muscles, de la puissance militaire et de la supériorité technologique d’Israël avec les dollars du Golfe.

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C’était une façon de contourner le conflit israélo-palestinien sans avoir à recourir à ces choses compliquées et chronophages que sont les négociations, les élections ou les mandats populaires. Les accords étaient une solution imposée d’en haut – un fait accompli dont les populations arabes devaient s’accommoder.

Mais comme les mégapoles d’Arabie saoudite, les accords ont été construits sur des sables mouvants. 

Ils présentaient deux failles fondamentales. Premièrement, leurs moteurs étaient des dirigeants – et non des États – qui se sont tout d’abord réunis en secret. Ainsi, lorsque deux acteurs clés – Trump et l’ancien Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou – ont été retirés du tableau, le projet lui-même a perdu son soutien et son élan. 

L’autre problème était qu’ils portaient tous sur la relation entre les États de la région et les États-Unis. Ils n’abordaient pas les problèmes fondamentaux touchant les relations entre les principaux acteurs régionaux eux-mêmes. 

Les Émirats se sont rapprochés d’Israël dans le but de consolider leur relation avec Washington. La reconnaissance d’Israël a toujours été un moyen de parvenir à une fin et non une fin en soi. 

Le ministre bahreïni des Affaires étrangères Abdullatif al-Zayani, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, le président américain Donald Trump et le ministre émirati des Affaires étrangères Abdallah ben Zayed signent les accords d’Abraham en 2020 (AFP)
Le ministre bahreïni des Affaires étrangères, le Premier ministre israélien, le président américain et le ministre émirati des Affaires étrangères signent les accords d’Abraham en 2020 (AFP)

Pour Israël, en revanche, les accords d’Abraham avaient pour unique but de consolider sa propre sécurité en augmentant son influence régionale. Il a commis une erreur fondamentale d’interprétation des intentions arabes en concevant la normalisation comme un filet de sécurité militaire et diplomatique pour sa propre existence.

Dans Haaretz, Zvi Barel a partagé cette observation : « Le changement kaléidoscopique des relations internationales obligera Israël à examiner sa place dans le nouvel alignement. L’idée selon laquelle il existe un bloc pro-américain qui fournit à Israël un filet de sécurité militaire et diplomatique et agit à ses côtés comme une coalition informelle contre l’Iran commence à s’effriter. »

Un réalignement régional

Les États-Unis n’ont pas fait que fournir les carottes et les bâtons nécessaires pour contraindre des États à adhérer aux accords, par exemple en retirant le Soudan de leur liste d’États terroristes. C’était la raison même des accords.

Les Émiratis, prompts à réagir, ont perçu la forme future du monde post-pétrolier. Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS) ne s’est pas encore accommodé de l’absence militaire américaine. Peut-être le fera-t-il maintenant que Biden vient de retirer ses missiles Patriot du royaume et de lever l’interdiction imposée par deux de ses prédécesseurs de consulter des documents confidentiels portant sur des allégations de liens entre le gouvernement saoudien et deux des pirates de l’air du 11 septembre

Il a fallu huit longues années pour que le déclic se produise. Mais s’il s’est réellement produit, cette prise de conscience représente une véritable opportunité de remodeler le Moyen-Orient post-américain

Contrairement à MBZ, MBS nourrit des rancœurs personnelles. Il ne peut pardonner à Erdoğan le rôle qu’il a joué pour maintenir l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi à l’ordre du jour à Washington. Ce faisant, Erdoğan a définitivement porté atteinte à la réputation internationale de MBS, rendant impossible un nouveau voyage à Londres et aux États-Unis pour le futur roi saoudien.

La psychologie de MBS – malgré toute la patine moderniste de l’image de réformateur qu’il s’est construite – est toujours enracinée dans son passé bédouin. En tant que futur roi, il considère et traite son peuple comme sa propriété. Il est son seigneur et son maître. Les accords avec les autres États sont conclus par lui seul. C’est lui qui décide si son royaume reconnaîtra Israël ou si, comme c’est le cas actuellement, il peut se tourner vers ce pays pour qu’il lui fournisse des systèmes de défense antimissile.

Bien que toutes ces manœuvres soient fragiles et par nature réversibles, étant donné qu’elles sont déclenchées par des événements extérieurs à la région et non internes, il pourrait y avoir une lumière au bout de ce tunnel sombre et obscur de l’interventionnisme permanent. Si les acteurs régionaux peuvent réussir à établir une relation de travail entre eux – le strict minimum –, la stabilité ne dépendra pas en revanche d’un petit groupe de despotes. 

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Les relations entre les puissances régionales sont plus susceptibles de représenter les intérêts des États que les intérêts personnels de leurs dirigeants. Ce serait un progrès en soi, si quelque chose vient en effet à se concrétiser. 

La décision prise par MBZ de réévaluer sa politique étrangère doit être sincère et ne pas être une embardée temporaire. Il a raison de réévaluer sa politique étrangère. Elle a été un désastre, un gaspillage d’argent en bonne et due forme. Elle a affaibli des États autrefois forts, comme l’Égypte, et provoqué des flux massifs de réfugiés. 

Il a fallu huit longues années pour que le déclic se produise. Mais s’il s’est réellement produit, cette prise de conscience représente une véritable opportunité de remodeler le Moyen-Orient post-américain.

David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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