Aller au contenu principal

MBS et MBZ se disputent les restes après le départ de Netanyahou et de Trump

Les princes héritiers du Golfe se sont dressés l’un contre l’autre depuis que le grand plan pour un Moyen-Orient dominé par les Israéliens s’est effondré au lendemain de la défaite de Trump
Le président américain Joe Biden et le roi Abdallah II de Jordanie se serrent la main lors d’une rencontre à la Maison-Blanche à Washington D.C., le 19 juillet 2021 (AFP)

Imaginez ce qui se serait passé si Donald Trump avait remporté un second mandat et que Benyamin Netanyahou avait obtenu suffisamment de suffrages à la Knesset pour former un gouvernement.

L’Iran aurait été bombardé – Netanyahou encourageait une attaque alors même qu’il était clair que Trump avait perdu –, les Saoudiens auraient normalisé leurs relations avec Israël et la Jordanie serait dirigée par le roi Hamza.

Arabie saoudite et Émirats arabes unis : quand les princes héritiers se brouillent
Lire

En lieu et place de cela, les négociations avec l’Iran sont toujours sur les rails, les Saoudiens se sont détachés d’Israël et le roi Abdallah de Jordanie est devenu le premier chef d’État arabe à se rendre à la Maison-Blanche.

Comprenez-moi bien. Il n’y a pas eu de prise de conscience. Rien n’est venu éclairer l’esprit d’un despote arabe. Nul n’est près de penser : « Pourquoi ne donnerais-je pas une chance à la transparence, à des élections et à une presse libre ? »

Et l’arrivée de Joe Biden, candidat qui avait promis un retour aux valeurs, n’a pas changé la politique étrangère américaine. Celle-ci repose tout autant aujourd’hui que lors des précédentes administrations sur des rottweilers régionaux.

La vitesse avec laquelle le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi est passé de dictateur préféré de Trump à celui de Biden (après la guerre de Gaza) fut une pure merveille. 

Sissi est si confiant de son utilité pour Biden que son chef des renseignements, Abbas Kamel, a embarrassé les Américains en révélant que Washington avait promis d’emprisonner l’activiste égyptien Mohamed Soltan à son départ d’Égypte.

Ce qui a changé, ou calé, c’est le grand plan.

Ce plan consistait à faire d’Israël la superpuissance régionale, au centre d’un réseau militaire et commercial de serviles despotes arabes sunnites

Ce plan consistait à faire d’Israël la superpuissance régionale, au centre d’un réseau militaire et commercial de serviles despotes arabes sunnites. Israël leur aurait fourni le matériel leur permettant d’opprimer leurs peuples et ils auraient mis leur argent dans l’économie israélienne plutôt que dans les leurs. Les Palestiniens et les Jordaniens aurait été réduits au statut de Gastarbeiter, de commerçants itinérants, dans une gigantesque zone d’échange israélo-saoudienne.

Cela permet de faire d’une pierre deux coups : la plus grande présence militaire et diplomatique d’Israël dans la région couvre le retrait américain et le conflit palestinien est de l’histoire ancienne. Ni Jared Kushner ni l’ancien ambassadeur d’Israël à l’ONU Danny Danon n’exagéraient en affirmant que si ce plan se concrétisait, c’était la fin du conflit.

Il n’y avait qu’une seule ombre au tableau de Kushner : l’absence du moindre soupçon de consentement des peuples arabes eux-mêmes. Même selon les standards d’aujourd’hui lorsque des princes remplacent la négociation collective, qui implique les institutions de l’État, les accords d’Abraham les dépassaient. 

Ces accords infâmes n’auraient jamais remporté le suffrage populaire dans aucun des pays qui les ont signés, sans parler de ceux qui s’en sont abstenus. Celui-ci reposait sur les relations financières et personnelles entre quatre hommes, dont deux ont aujourd’hui quitté la scène.

Querelle de chiffonniers

Les deux autres, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS) et le prince héritier d’Abou Dhabi Mohammed ben Zayed (MBZ), ont commencé à se battre, comme sont enclins à le faire des chiffonniers quand le plan change. Ce sont les perdants de la chute de Trump et de la sortie prématurée de Netanyahou.

MBS s’agace de plus en plus d’être considéré comme l’élève de MBZ, même si le prince héritier saoudien ne serait pas aujourd’hui prince héritier s’il n’y avait pas eu la planification et le lobbying des Émiratis à Washington. Et MBZ se concentre quant à lui de plus en plus sur son propre agenda.

Les Saoudiens sont irrités par les preuves montrant que les Émirats ont noué leurs propres « relations clandestines » avec les Houthis, selon des sources du Golfe au courant du problème

La querelle sur les quotas pétroliers, qui s’est résolue par le recul des Saoudiens, n’est que l’un des sujets toujours plus nombreux qui séparent les deux hommes. Mais même cette querelle a difficilement été passée sous silence. Un prince saoudien haut placé dans la famille, le ministre de l’Énergie Abdelaziz ben Salmane, s’est vivement opposé aux Émirats avant que ceux-ci n’obtiennent un quota plus important.

La visite de MBZ à Riyad le 19 juillet dissimulait un certain nombre de fissures dans la relation. Au premier rang desquelles figure le Yémen, où les Émiratis ont assuré leurs propres intérêts – le sud et les ports – laissant les Saoudiens avec une guerre non achevée avec les Houthis. 

Les Saoudiens sont irrités par les preuves montrant que les Émirats ont noué leurs propres « relations clandestines » avec les Houthis, selon des sources du Golfe au courant du problème.

Un combattant houthi piétine les drapeaux américains et israéliens lors d’un rassemblement à Sanaa pour protester contre l’accord négocié par les Américains pour normaliser les relations israéliennes avec les Émirats (AFP)
Un combattant houthi piétine les drapeaux américain et israélien lors d’un rassemblement à Sanaa contre l’accord négocié par les Américains pour normaliser les relations entre Israël et les EAU (AFP)

Puisqu’aucun média libre n’existe dans ces deux pays, il est intéressant de lire les tweets des commentateurs approuvés officiellement.

Sans mentionner nommément Abou Dabi, Abdullah al-Hatila, rédacteur adjoint au quotidien saoudien Okaz, y faisait clairement référence lorsqu’il a tweeté : « Pour ceux dont les cœurs sont malades, le royaume est le seul pays qui n’a pas d’ambition au Yémen. Le royaume, le gouvernement et le peuple ne permettront à personne de jouer avec la sécurité du Yémen pour nuire à sa sécurité. »

Suleiman al-Aqili, analyste politique, a quant à lui pointé du doigt les Émiratis. « Si Abou Dabi n’aide pas à mettre en place l’accord de Riyad lié à la crise dans le sud du Yémen et continue à le perturber, je pense que les relations saoudo-émiraties seront toujours menacées. »

Vision 2030 dans l’impasse

Et puis, « c’est l’économie, idiot ». Vision 2030 ne fonctionne pas. D’après le plan original de MBS, l’Arabie saoudite aurait attiré les capitaux étrangers pour fabriquer des voitures et des armes. Comme le rapporte le Wall Street Journal, les recettes non pétrolières auraient dû quadrupler en 2020. En réalité, elles ont à peine doublé. Le secteur pétrolier représente toujours 80 % des recettes budgétaires et 88 % des recettes étrangères.

Les investissements étrangers ne sont pas injectés dans un pays modernisé. Ils arrivent au goutte à goutte dans un pays au taux de chômage élevé, en particulier chez les jeunes. Le principal afflux de capital étranger a été destiné à une participation dans l’activité pipeline d’Aramco. Encore et toujours le pétrole.

MBS continue à découvrir que son principal allié est son principal rival, comme en ce qui concerne sa décision de forcer les multinationales à avoir leur siège en Arabie saoudite ou son refus de réduire les taxes sur les marchandises provenant de la zone franche émiratie.

MBS s’est même détaché davantage d’Israël, le nouveau partenaire d’affaires de MBZ. L’Arabie saoudite a exclu des taxes préférentielles les marchandises fabriquées dans les zones libres des pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ou utilisant des « intrants israéliens ».

Faire taire les voix de l’opposition

La Turquie dégage elle aussi le chemin au lieu d’en changer. Ankara semble acquiescer aux demandes du Caire de faire taire les critiques des principaux présentateurs télé de l’opposition basés à Istanbul. Moataz Matar et Hisham Abdullah d’Al Sharq TV, Mohamed Nasser et Hamza Zobaa de Mekameleen TV sont tous privés d’antenne. De même, les critiques de la Turquie par les médias égyptiens ont cessé.

Par ailleurs, la Turquie et les Émirats arabes unis ont conclu des accords similaires. Les voix de l’opposition émiratie en Turquie se sont tues, tandis qu’Ankara a voulu extrader de Dubaï Sedat Peker, le malfrat qui a diffusé sur YouTube une série d’accusations de corruption contre de hauts responsables du gouvernement turc, dont le ministre de l’Intérieur Süleyman Soylu.

Égypte : le régime de Sissi utilise-t-il la Turquie comme levier d’influence auprès de ses alliés du Golfe ?
Lire

Les Émirats ont refusé, mais fin juin, Peker a disparu des écrans. Il a déclaré que les responsables émiratis lui avaient dit de cesser d’apparaître en vidéo en raison des menaces de mort contre lui. Qu’importe qui a dit quoi à qui – et les Turcs ne confirmeront pas avoir demandé le retrait de Peker –, le job est fait.

Le signe le plus clair du changement qui se produit en ce moment dans la région est le revirement radical qu’a connu le sort du roi Abdallah de Jordanie.

Il y a à peine quatre mois, le roi était confronté à une révolution de palais impliquant son demi-frère, le prince Hamza. Une délégation saoudienne emmenée par le ministre des Affaires étrangères saoudien Fayçal ben Farhan était à Amman pour réclamer le retour de Bassem Awadallah, ancien chef de la cour royale jordanienne et ancien conseiller spécial de MBS, et Sharif Abdel Rahman Hassan ben Zaïd – tous deux accusés d’incitation à la haine contre le roi.

Le royaume lui-même a connu des troubles en raison de sa réponse au coronavirus, aux pénuries d’oxygène et à la crise économique. Les tribus étaient une fois de plus rétives.

Fin juillet, le roi Abdallah, la reine Rania et le prince héritier Hussein ben Abdallah ont déambulé dans la Maison-Blanche, première famille régnante arabe accueillie à Washington par Biden. Ce dernier a qualifié le roi de « bon ami, décent et loyal ». Des troupes américaines sont déployées en Jordanie depuis le Qatar et l’Irak.

Dans le même temps, les Israéliens ont cessé de priver le royaume d’eau et une rencontre entre le roi et le nouveau Premier ministre Naftali Bennett a été organisée. Les Israéliens ont soudainement redécouvert l’avantage d’une Jordanie stable et ont cessé les tentatives conjointes avec Riyad de la déstabiliser. Awadallah et ben Zayed ont été condamnés à quinze ans de travaux forcés.

Un sacré revirement en si peu de temps.

Recalibrage

Tandis que les rois, les reines et les cavaliers s’arrangent entre eux sur l’échiquier, la vie n’a pas changé pour les pions eux-mêmes.

Du Golfe à la Méditerranée, ces États sont plus faibles qu’ils ne l’ont jamais été. Il y a plus de gens dans la pauvreté, plus de gens au chômage.

Peu de Jordaniens s’en sortent mieux parce que Biden a sauvé la peau du roi Abdallah. La Banque mondiale a calculé que l’économie jordanienne s’était contractée de 1,6 % l’année dernière, avec un chômage s’élevant à 24,7 %. Le chômage des jeunes a atteint 50 %. Même chez les riches saoudiens, le chômage est à 12 % et le chiffre non officiel pourrait être plus élevé.

L’impasse politique est totale. Le Liban rejoint la liste croissante des États en déliquescence, et il est impossible de reconstruire la Syrie, le Yémen ou même la Libye dans un futur immédiat. Les champs de bataille morts restent des terres stériles.

Ce n’est que lorsque les peuples arabes se soulèveront et s’assureront des gouvernements qui leur rendront des comptes et sauront reconstruire leurs économies brisées que le changement se produira.

Ce qu’on constate actuellement est un recalibrage des alliances régionales. On attend toujours le véritable changement. Lorsque ce sera le cas, il balaiera tous les comploteurs et leurs machinations, aussi sûrement que les incendies et les inondations dévastent la Californie, l’ouest de l’Allemagne et la Chine. 

David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].