Le Japon, terre d’accueil d’un nombre croissant de musulmans
Il n’y avait « pratiquement aucun Arabe dans le pays », résume Mohamed Shokeir en se remémorant la première fois où il s’est rendu au Japon, en 1981, pour rendre visite à sa sœur, mariée à un Japonais.
Elle l’avait rencontré alors qu’elle étudiait le japonais à l’université du Caire. Son futur époux, arabisant et musulman converti, étudiait à l’université al-Azhar. Après son union, le couple avait déménagé à Tokyo.
La visite de Mohamed Shokeir allait devenir le premier acte d’un voyage qui définirait sa vie ; un voyage qui a fait naître en lui une passion du pays et de ses habitants.
« C’était fascinant, je suis tombé amoureux. Les gens, leur attitude, leur comportement, à quel point tout était efficace », raconte-t-il.
« Et le tout entouré d’un certain mystère, car je ne comprenais pas la langue. »
Lors de sa troisième visite dans le pays en 1983, Mohamed, qui travaille alors comme steward, décide de rester et trouve un logement près de sa sœur à Fujimidai, au nord-est de Tokyo. Il s’inscrit à un cours de japonais le jour et travaille pour une agence de traduction de manuels d’instructions pour appareils électriques japonais l’après-midi.
La même année, un soir, il rencontre sa future épouse, Yoko, dans un train de Tokyo, à l’heure de pointe.
« J’avais pris le train dans la mauvaise direction, je n’étais dans le pays que depuis quelques mois et mon japonais n’était alors pas très bon. J’ai demandé à la fille qui se trouvait près de moi comment me rendre à mon arrêt. Elle m’a dit dans un bon anglais comment arriver là où je devais être. »
Impressionné par ses compétences linguistiques et désireux de se faire plus d’amis japonais, Mohamed demande le numéro de Yoko. « Elle n’avait pas de stylo, et moi non plus, mais un autre passager a entendu notre conversation et a offert son stylo, et j’ai pu noter son numéro. » Elle deviendra sa femme cinq ans plus tard.
Yoko explique que si sa famille proche ne s’est pas opposée au mariage, certains parents plus éloignés ne l’ont pas accepté.
« Mon mari et moi étions en couple depuis quelques années avant de nous marier, alors ma mère, qui m’a élevée seule après la mort accidentelle de mon père quand j’étais enfant, et ma sœur cadette ne s’y sont pas opposées », indique-t-elle.
« Elles ont respecté mes convictions. Mais mes deux tantes se sont opposées au mariage, et je n’ai plus eu de contacts avec elles depuis. »
Yoko a étudié l’arabe et l’islam puis s’est convertie à la religion avant son mariage en 1988. Elle a apporté une série de changements à son mode de vie, remplaçant par exemple le porc par du poulet dans les gyozas (raviolis japonais) qu’elle cuisinait.
En s’installant au Japon, Mohamed Shokeir, aujourd’hui âgé de 63 ans, a intégré l’une des plus petites populations musulmanes au monde par rapport à la population générale.
Selon le professeur émérite Hirofumi Tanada, expert japonais de l’islam, l’archipel comptait entre 110 000 et 120 000 musulmans en 2010, mais en une décennie, ce nombre a quasiment doublé avec environ 230 000 individus aujourd’hui.
Quelque 183 000 d’entre eux ne sont pas japonais, originaires principalement d’Indonésie, du Pakistan et du Bangladesh – les musulmans arabes représentent environ 6 000 personnes. Les autres, environ 46 000 âmes, sont des musulmans japonais.
Malgré cette augmentation spectaculaire du nombre de personnes de confession musulmane, ces dernières ne représentent toujours qu’une infime proportion de la population totale du Japon, avec ses plus de 126 millions d’habitants, adeptes pour la plupart du shintoïsme ou du bouddhisme.
Alors que le taux de natalité du Japon est en baisse, que la population vieillit et que la main-d’œuvre immigrée ne cesse d’augmenter, la croissance lente mais régulière du nombre de musulmans dans le pays pourrait aider à résoudre certains des problèmes associés à ces tendances.
Au Japon, la plupart des travailleurs immigrés proviennent de pays voisins, tels que la Chine, le Vietnam ou le Cambodge, mais leur présence n’a pas contribué à enrayer significativement les effets du vieillissement de la population.
Migrations et conversions
Selon le professeur Tanada, plusieurs facteurs expliquent l’augmentation du nombre de musulmans dans le pays.
« Il y a une croissance des migrations. Les immigrés musulmans de ces pays sont venus au Japon pour travailler, étudier et y sont restés. Les conversions à l’islam ont augmenté parce que de nombreux musulmans se sont mariés avec des Japonais, et [les] Japonais se sont convertis au moment du mariage. »
Il existe également des exemples du contraire : des Japonais ramenant leurs partenaires musulmans au pays pour s’y installer.
Omneya al-Adeeli, 27 ans, est l’une de ces nouvelles venues. Elle a déménagé au Japon juste avant le début de la pandémie de coronavirus en novembre 2019, après avoir épousé son mari japonais, Shotaro Ono, qui s’est converti à l’islam à l’époque du mariage.
Ils se sont rencontrés alors qu’il visitait Naplouse, en Cisjordanie occupée, où la jeune femme possédait et gérait un petit restaurant coréen et japonais appelé KimPal.
« J’ai toujours été fascinée par la culture japonaise. Quand j’étais plus jeune, je regardais des dessins animés japonais et c’est grâce à ça que j’ai appris mes premiers mots de japonais. J’ai ensuite suivi un cours de culture japonaise à l’université al-Najah de Naplouse. » La jeune femme a également un diplôme d’anglais de l’Université ouverte d’al-Quds.
« Être consciente de la culture japonaise est différent de la vivre, mais j’ai envie de l’adopter et de m’immerger davantage dans ma vie d’ici », confie la jeune femme.
Travaillant maintenant comme auteure en langue arabe pour une entreprise de tourisme à Tokyo, Omneya se dit enthousiasmée par les opportunités qu’offre son nouveau pays.
« J’aime la liberté ici, qui fait défaut en Palestine. Je peux me déplacer où je veux sans être arrêtée par des check-points. J’aime aussi le respect entre les gens, le sentiment d’égalité. »
Selon Hirofumi Tanada, auteur du livre Mosques in Japan: The Communal Activities of Muslims Living in Japan (« mosquées au Japon : les activités communautaires des musulmans vivant au Japon »), l’archipel connaîtra une augmentation du nombre de musulmans de deuxième et troisième générations nés de ceux qui se sont « installés et ont fondé une famille » dans le pays.
« Ces musulmans vont être des "musulmans hybrides" qui seront exposés à des origines culturelles diverses. Ils pourraient être essentiels pour aider à établir des ponts entre la communauté locale et la communauté musulmane. »
D’après lui, le Japon abrite désormais 110 mosquées contre 4 dans les années 80.
Il ne faut toutefois pas confondre croissance et intégration, prévient le spécialiste. La plupart des Japonais ne sont pas conscients de cette croissance constante et les communautés existent en tant que « sociétés parallèles sans interaction », précise-t-il.
« Il existe des stéréotypes négatifs sur les musulmans au Japon, tout comme il y en a en Europe. La couverture médiatique d’attentats terroristes commis par des terroristes musulmans et d’autres couvertures médiatiques négatives de l’islam ont créé cela », explique-t-il.
« Bien qu’il ne soit pas facile de changer nos idées fausses et nos stéréotypes sur la communauté musulmane tels que peints par les médias, j’espère que les gens commenceront à s’y intéresser et à visiter les mosquées qui sont ouvertes au grand public. »
Tanada pense que le Japon doit s’adapter à cette évolution démographique et œuvrer à une « coexistence multiculturelle » ; il insiste notamment sur la nécessité d’un plus nombre d’interactions entre les cultures.
Marliza Madung, 30 ans, partage cette opinion. La jeune Malaisienne a déménagé dans la ville de Kōbe, à l’ouest d’Osaka, en 2011, après avoir remporté une bourse de son gouvernement pour aller étudier la biotechnologie à l’université d’Osaka.
Originaire de Sabah, dans la région de Bornéo, Marliza est convaincue que la coexistence est l’essence d’une société harmonieuse.
Marliza a étudié le japonais dans le cadre d’un cours intensif de deux ans avant de s’installer dans le pays. Son intérêt pour la culture japonaise s’est depuis élargi et inclut désormais des sujets aussi nuancés que le protocole lié à la présentation et réception de cartes de visite ou la rédaction d’e-mails.
« J’ai montré à mon patron que je pouvais m’adapter à la manière de travailler des Japonais en communiquant et en écrivant en japonais, en apprenant leurs manières de faire au travail, d’une extrême politesse, et pour prouver que malgré les différences culturelles, je pouvais toujours apprendre et m’adapter correctement », raconte-t-elle. « En retour, mon patron me donne toujours du temps pour mes prières et me laisse poser des vacances pendant la fête musulmane de l’Aïd. »
Pétrole et technologies de pointe
La ville d’adoption de Madung, Kōbe, abrite également la première mosquée du Japon, construite en 1935. La plus grande mosquée du pays, connue sous le nom de Tokyo Camii, a été construite trois ans plus tard, en 1938, par les Turcs-Tatars, puis rénovée et inaugurée en 2000.
À la chute de l’Empire ottoman, les Turcs ont parcouru l’Asie en tant que voyageurs et commerçants à la recherche d’une vie meilleure, explique Mohamed Shokeir. « Les immigrés turcs ont été les premiers du monde musulman à s’installer au Japon. Ce n’était pas si terrible économiquement à l’époque, surtout après la Seconde Guerre mondiale, les gens avaient du mal à joindre les deux bouts. »
Mais au fur et à mesure que les communautés s’installaient dans le pays, travaillant principalement dans le commerce, les services ou l’industrie, la communauté musulmane a commencé à se développer.
Shokeir, qui écrit pour The Arab, un digest trimestriel sur les relations arabo-nippones, explique que les liens entre le Japon et le monde arabe étaient « très superficiels » jusqu’aux crises pétrolières de 1973 et 1979. Ce n’est qu’à ce moment-là que de nombreux Japonais ont commencé à prêter attention au Moyen-Orient.
« 85 % du pétrole [du Japon] est importé des pays du Golfe, alors quand les Saoudiens ont ouvert l’Institut arabe islamique à Tokyo, beaucoup de Japonais l’ont fréquenté pour étudier l’arabe, cela devenait populaire. Ils voulaient savoir qui étaient ces gens à qui nous achetions notre énergie. »
Parmi les pays arabes, l’Arabie saoudite a la relation la plus établie avec le Japon. La Japan Foundation, un programme d’échange culturel créé en 1972, a commencé à coparrainer des étudiants dans des instituts techniques « de pointe » en Arabie saoudite, explique Shokeir, qui est également rédacteur de langue arabe à l’Université de Georgetown, au Qatar.
« Les autres co-sponsors étaient le gouvernement saoudien et les grandes industries techniques et automobiles alors en plein essor au Japon, comme Panasonic, Sony et Toyota. Les diplômés de ces instituts exceptionnels débutaient ensuite directement des carrières d’ingénieur », souligne-t-il.
Une société « idéale »
Alors qu’il ne parlait pas japonais et qu’il connaissait peu la culture du pays quand il s’y est rendu pour la première fois, aujourd’hui, 40 ans plus tard, Shokeir maîtrise la langue couramment.
Ses compétences linguistiques – sa maîtrise de l’arabe et de l’anglais – et son travail acharné lui ont ouvert des portes, le conduisant d’abord à un poste à l’ambassade d’Oman à Tokyo, en tant qu’agent de recherche, puis auprès du principal réseau d’information japonais, NHK, où il a travaillé comme producteur d’informations. Il a ensuite rejoint la BBC Arabic à Londres, puis, en 2006, a déménagé au Qatar pour rejoindre Al Jazeera English.
« Le Japon est une société méritocratique où travailler dur porte ses fruits. Il n’y a pas de manifestation extérieure de racisme envers les musulmans ou les Arabes, bien que dans les films japonais, l’Arabe soit souvent présenté comme ‘’le gars riche’’, une sorte de gros dépensier généreux mais très superficiel et naïf. »
D’après son expérience, « les Japonais ne sont pas impolis par nature [mais] certains ont leur propre mentalité raciste, se considérant au sommet de la pyramide en Asie, comme le font les Britanniques en Europe ».
« Vous devez vous rappeler que les Japonais ont colonisé la Chine, la Malaisie, les Philippines, qui étaient toutes des colonies japonaises autrefois. Mais contrairement aux colonisateurs occidentaux, ils ne font pas preuve de racisme. »
Sushi halal
Signe que le pays s’adapte à la croissance du tourisme musulman et de sa propre communauté musulmane, il existe désormais au Japon près de 800 restaurants halal servant des plats contenant de la viande certifiée halal et n’offrant ni porc ni alcool.
Mohamed Shokeir se souvient que le seul endroit où il pouvait trouver de la viande halal au début des années 80 était chez un boucher pakistanais de Tokyo qui en vendait une quantité limitée à la communauté musulmane.
« D’autres personnes achetaient leur propre bétail et faisaient leurs propres sacrifices en privé, puis en vendaient à d’autres musulmans soit à la mosquée, soit sur commande.
« Il y avait une poignée de restaurants arabes à l’époque, mais aucun d’entre eux ne disait servir de la viande halal. Je m’en tenais donc principalement aux fruits de mer, ce qui était facile, et j’évitais les produits à base de porc. »
Lui et d’autres membres de la communauté qui savaient comment s’écrivait le mot porc (« bantu ») en kanjis (idéogrammes) ont imprimé les signes et les ont fait circuler au sein de la communauté, afin que d’autres puissent éviter de consommer des plats contenant cet ingrédient populaire de la cuisine japonaise.
« Le Japon a vraiment parcouru un long chemin depuis, il s’est développé et s’est adapté aux communautés qui y vivent. Cela me fait envisager l’idée d’y retourner pour la retraite. »
Marliza Madung est du même avis. Elle a remarqué la croissance rapide des établissements répondant aux besoins des musulmans au cours des dix dernières années.
« Le gouvernement japonais et même le secteur privé ont fait beaucoup d’efforts pour accueillir les musulmans au Japon. Quand je suis arrivée il y a dix ans, j’étais inquiète car il n’y avait qu’une poignée de restaurants halal, mais maintenant, ce type de nourriture est facile à trouver, même dans les supermarchés traditionnels comme Gyomu Supa, où vous pouvez désormais acheter des produits halal. »
Toutefois, si elle apprécie la « sécurité et les avantages » qu’offre le Japon, elle n’a pas l’intention de s’y installer. « Je n’épouserai un Japonais que s’il est prêt à retourner vivre en Malaisie avec moi », dit-elle.
Similitudes et différences
Le mariage interculturel de Mohamed Shokeir, qui dure depuis 33 ans, est une réussite. Cela est en partie dû, selon lui, aux similitudes – qu’il faut rechercher – entre les cultures arabe et japonaise. « Je dirais que les principales sont la valeur de la famille et le respect des aînés. »
Il a toutefois remarqué une différence entre les cultures au début de son mariage, lorsque le couple a invité des amis à dîner.
« Au Japon, les gens n’invitent pas souvent les autres chez eux car les maisons sont plutôt petites, mais nous l’avons fait, Yoko a préparé de la nourriture et les invités ont tout mangé.
« Quand ils sont partis, je me suis senti un peu gêné et j’ai dit à ma femme que nous n’avions pas assez à manger et que les gens avaient faim, car dans notre culture, nous avons l’habitude d’offrir des repas copieux. Elle m’a répondu : "Je pense qu’ils ont aimé la nourriture et qu’ils ont tout mangé."
« Nous avons parfois des points de vue différents sur les mêmes événements, et peut-être même des priorités différentes, mais avec des compromis et en faisant preuve de compréhension, nous avons fait en sorte que cela fonctionne. »
Traduit de l’anglais (original).
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