« Le français est inscrit dans l’humus social algérien » : le match contre-nature de l’arabe contre le français
Tout a commencé au début du mois d’octobre, avec des appels lancés sur les réseaux sociaux : de nombreux internautes algériens suggéraient d’évincer le français au profit de l’anglais dans les établissements scolaires et sur les frontons des bâtiments publics et privés.
Par la suite, plusieurs ministères ont émis des instructions afin d’utiliser uniquement l’arabe dans leurs correspondances.
Parmi eux, celui de la Jeunesse et des Sports a été le premier à prendre une telle initiative : dans une note datée du 21 octobre, il demande aux responsables de son département d’employer « exclusivement » la langue arabe, langue nationale et officielle selon la Constitution algérienne.
Le ministre Abderrezak Sebgag expliquera quelques jours après devant des journalistes que cette décision n’est qu’un « retour aux sources ».
Le ministère de l’Enseignement et de la Formation professionnelle va immédiatement le suivre, au travers d’une circulaire datée du même jour : le document, qui porte des consignes similaires, avance que le retour à l’utilisation de la langue arabe se justifie par « le respect des mœurs en usage dans la société algérienne ».
En réalité, ces instructions ne font qu’appliquer la révision constitutionnelle de 2016 qui fait de l’arabe la langue officielle de l’Algérie. Le berbère dispose aussi de ce statut, mais son utilisation est pour l’instant balbutiante.
Dans l’écrasante majorité des administrations, c’est l’arabe qui est usité, même si certains secteurs font exception : en médecine, dans les domaines technologiques et dans l’économie, tout se fait en français, ou presque.
« Je n’ai rien compris »
« Notre cursus universitaire s’est fait en français, de même que l’ensemble de nos opérations. Il est quasiment impossible d’imaginer recourir à une autre langue », explique à Middle East Eye Nouredine, cadre d’une banque publique.
Comme dans son entreprise, la totalité des établissements bancaires algériens travaillent exclusivement en français. Un client d’une de ces banques en a d’ailleurs fait les frais.
Voulant faire une réclamation, Hamza, correspondant d’une télévision étrangère arabophone, a adressé un courrier en arabe à sa banque. Les employés de cette dernière lui ont alors demandé de renvoyer le même courrier en français. « Je n’ai rien compris », explique le journaliste à MEE.
Mais les banques ne sont pas les seuls établissements à travailler exclusivement en français.
Zinedine est cadre à la direction des impôts. Ce quadragénaire, qui a étudié comme beaucoup de ses collègues à l’école des impôts de Koléa (à l’ouest d’Alger) en français, avoue qu’avec ses confrères, ils n’ont jamais pensé utiliser une autre langue dans leurs actes quotidiens.
« Notre cursus universitaire s’est fait en français, de même que l’ensemble de nos opérations. Il est quasiment impossible d’imaginer recourir à une autre langue »
- Nouredine, cadre d’une banque publique
« Il n’y a que l’en-tête de nos documents qui est écrit en arabe », rapporte-t-il, un tantinet amusé par le sujet.
Parfois, cette nouvelle tendance qui veut « arabiser » l’administration tourne à la farce.
Ainsi, Djamil Benrabah, militant associatif, rapporte sur sa page Facebook une mésaventure vécue dans un bureau de poste.
En octobre, il se présente dans un établissement pour retirer de l’argent. Comme à l’accoutumée, il remplit son chèque en français. Mais l’agent refuse de l’accepter, exigeant qu’il soit rempli en arabe.
Djamil Benrabah s’exécute. Sauf qu’une fois le document remis au guichetier, ce dernier, peu habitué à voir des chèques libellés en arabe, ne parvient pas à déchiffrer le document. Pour éviter un esclandre, son supérieur hiérarchique intervient et demande au client de le refaire en français.
« L’histoire a fait que la langue française est présente dans l’humus social algérien, et ce d’une manière significative », explique à MEE la sociolinguiste Khaoula Taleb Ibrahimi, qui regrette par ailleurs le caractère « idéologique » de ces décisions.
L’anglais en embuscade
Très récemment, le ministère de l’Éducation nationale a remis à l’ordre du jour un projet déjà évoqué par le passé : il propose d’introduire, dès l’année prochaine, l’anglais comme première langue étrangère dans les écoles primaires du pays, à la place du français.
Même scénario à l’université, où les autorités ont décidé d’introniser l’anglais comme langue d’enseignement dans certaines filières qui n’avaient pas été touchées par l’arabisation.
En septembre, le gouvernement algérien annonçait la création de deux nouvelles écoles supérieures. Chargés respectivement de l’intelligence artificielle et des mathématiques, ces établissements vont donner leurs cours en anglais.
Pour les autorités, ces décisions ont un double objectif. Le premier est de se détacher de la France en s’attaquant à la présence de sa langue. Le second est relatif à une idée reçue selon laquelle les universités algériennes seraient mal classées à l’échelle internationale à cause de la faiblesse de l’enseignement de la langue de Shakespeare.
Or, pour Khaoula Taleb Ibrahimi, cet argument ne tient pas. « Il suffit de lire ces dernières années les rapports du PNUD [Programme des Nations unies pour le développement] sur le développement humain sur le monde arabe dont une grande partie de pays pratiquent l’anglais et l’utilisent dans leurs systèmes éducatifs pour comprendre que la langue n’est pas le facteur décisif dans les performances particulièrement faibles de ces systèmes », écrivait-elle dans une contribution publiée dans le quotidien algérien Liberté.
« Une décision n’est rien si elle ne s’adosse pas à la fois à une connaissance fine des conditions de son application et à la mise en œuvre des moyens humains et matériels pour la rendre effective et efficace », poursuivait-elle.
« La mise en concurrence de ces langues – notamment l’anglais contre le français – est plus d’ordre politique et est régulièrement utilisée, soit par le pouvoir, soit par des segments de la société, pour détourner l’attention de questions plus capitales pour l’avenir du pays », a-t-elle encore tranché dans une déclaration reprise par Le Monde.
Paradoxalement, ces attaques contre la langue française cachent une contradiction chez une partie de l’élite dirigeante.
En octobre, le journal Le Monde révélait que les « demandes insistantes » d’inscriptions au lycée international (français) d’Alger, émanant de très nombreux hauts dirigeants algériens, avaient eu un rôle clé dans les récentes tensions diplomatiques, permettant à Emmanuel Macron une plus grande véhémence à l’égard du pouvoir algérien.
« Le jour où nous serons sûrs que vos enfants ne fréquentent plus le lycée français, vous pourrez parler d’arabisation ! », a alors ironisé l’islamologue Saïd Djabelkhir sur sa page Facebook, s’adressant aux élites algériennes.
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