Après #WhereisNoof, les Qataries se demandent si elles sont vraiment en sécurité
Pendant près de trois mois, les Qataries ont observé et attendu : où était Noof al-Maadeed ?
« La rumeur courait qu’elle avait été tuée, assassinée par ses parents. Le simple fait que cela puisse arriver à notre époque m’a vraiment fait peur, et cela a effrayé beaucoup de filles », confie Najla* (22 ans), récemment diplômée de l’université du Qatar.
« C’est un de mes droits fondamentaux en tant que citoyenne, celui d’être assurée de ma sécurité. »
Noof s’est fait un nom dans le pays du Golfe après avoir pris l’iPhone de son père en cachette pour accéder à une application gouvernementale et se donner la permission de voyager à l’étranger, fin 2019. La loi interdit aux citoyennes qataries de moins de 25 ans de voyager sans l’autorisation de leur tuteur masculin.
Depuis le Royaume-Uni, où elle a demandé l’asile, Noof a investi les réseaux sociaux pour parler de sa vie sous le système de tutelle masculine du pays, ainsi que les violences domestiques et les restrictions qu’elle a subies pendant des années. Elle donnait également des conseils à ses compatriotes pour les aider à s’échapper.
En septembre 2021, la jeune femme de 23 ans a annoncé qu’elle rentrait chez elle après s’être vu garantir sa protection par les autorités qataries.
Peu après son arrivée au Qatar, elle a indiqué sur Twitter qu’elle avait reçu des menaces de la part de sa famille et qu’elle avait prévenu la police. Le 13 octobre, elle a affirmé dans un tweet qu’elle allait « un peu mieux ». Puis ce fut le silence radio. Plus rien sur Twitter, ni sur Instagram, ni sur TikTok – et elle avait prévenu que si elle cessait de poster sur les réseaux sociaux, il fallait s’inquiéter.
« Personne n’y a prêté attention parce qu’on lui disait : “Tu n’es pas une professionnelle. Tu n’as pas le droit d’étiqueter tes parents” »
– Une thérapeute qatarie
Deux mois plus tard, alors que Noof était toujours portée disparue, le Gulf Centre for Human Rights, une organisation à but non lucratif établie à Beyrouth qui protège les défenseurs des droits de l’homme, a annoncé qu’elle avait été assassinée, ce qui a déclenché un tsunami médiatique – et alarmé les Qataries qui suivaient sa situation de près, comme Wadha*, une thérapeute vivant au Qatar.
Wadha voit régulièrement des jeunes filles et des femmes déprimées par l’emprise d’un mari ou d’un parent arriver au service psychiatrique de l’hôpital où elle travaille. Selon elle, si certaines personnes ont soutenu Noof, la plupart des Qataris n’ont pas pris au sérieux son appel à l’aide avant sa disparition.
« En ligne, elle nous avait répété à maintes reprises que ses parents étaient déséquilibrés. Personne n’y a prêté attention parce qu’on lui disait : “Tu n’es pas une professionnelle. Tu n’as pas le droit d’étiqueter tes parents” », explique-t-elle.
« Les gens se sont inquiétés du jour au lendemain, et je gardais ça en tête parce qu’elle n’arrêtait pas de dire que ses parents étaient instables et qu’elle voulait être protégée. »
La disparition de Noof a été vécue comme un cauchemar par de nombreuses Qataries. Semaine après semaine, le gouvernement qatari a gardé le silence alors que les questions s’accumulaient. Noof était-elle en lieu sûr ? Était-elle dans un hôpital psychiatrique ? Où se trouvait Noof ?
Un système opaque
Lorsque Rothna Begum, de Human Rights Watch (HRW), a entrepris de mener des recherches sur le système de tutelle qatari en 2019, elle n’était pas certaine d’y parvenir.
« Nous avons toujours eu du mal à trouver des Qataris disposés à nous parler. C’est une communauté très fermée et il n’est pas facile d’entrer en contact avec les gens », concède la chercheuse en droits des femmes.
Cependant, l’une de ses motivations était de comprendre exactement quelles étaient les règles, car même pour les citoyennes qataries, elles demeuraient floues. Cette opacité est selon elle voulue.
« Cela signifie que l’on peut retirer des droits à une femme à tout moment, car ce n’est pas fixé par la loi », explique Rothna Begum à Middle East Eye. « À la place, […] les autorités s’accordent ce pouvoir d’agir à leur seule discrétion ».
Rothna Begum a mené ses recherches pendant plus d’un an, période au cours de laquelle elle s’est finalement entretenue avec 35 citoyennes qataries et s’est mise en quête de la base juridique de règles qui semblaient conférer un pouvoir tout autant issu de paramètres présumés que de directives explicites.
« Quand je discute avec des femmes, certaines me disent : “Non, la loi dit ceci ou que nous avons le droit de faire ceci ou cela.” Je leur réponds : “Et comment le savez-vous ?” », explique-t-elle.
Le système n’est pas un ensemble unique de règles claires et articulées, mais plutôt un labyrinthe de lois, de politiques et de pratiques qui exigent que les femmes obtiennent la permission d’un tuteur masculin pour diverses choses, comme jouir de leur autorité sur leurs propres enfants, se marier, voyager à l’étranger, louer un appartement ou travailler dans certains endroits.
Ces règles sont discriminatoires et favorisent les violences domestiques, conclut le rapport de Rothna Begum, qui appelle les autorités qataries à modifier les lois, les règles et les pratiques de manière à spécifier que les femmes ont une capacité juridique égale à celle des hommes et à publier une loi anti-discrimination, entre autres recommandations.
Lors de sa publication en mars 2021, le gouvernement qatari a déclaré que le rapport dépeignait de manière inexacte les lois et pratiques du pays relatives aux femmes. « Les cas mentionnés dans le rapport ne sont pas conformes à notre Constitution, nos lois ou nos politiques », indiquait un communiqué.
Les autorités qataries, qui ont refusé de formuler des commentaires dans le cadre de cet article, se targuent de déployer des efforts continus pour lutter contre les violences domestiques, notamment avec la nomination de Mariam al-Misnad, nouvelle ministre du Développement social et de la Famille, quelques semaines seulement après le retour de Noof. Mariam al-Misnad dirigeait auparavant le Centre de protection et de réhabilitation sociale (AMAN), un organisme public qui offre aux filles et aux femmes victimes de violences un soutien et des solutions d’hébergement temporaire. Durant son court mandat à ce poste, elle s’était montrée très active et était appréciée des femmes locales.
Les femmes interrogées par MEE reconnaissent que sur le papier, AMAN s’adresse à celles qui tentent d’échapper à des violences, mais que l’aide apportée par la structure n’est pas suffisante pour assurer la sécurité des personnes vraiment vulnérables. Selon la thérapeute, quelqu’un au sein d’AMAN a recommandé à l’une de ses patientes qui voulait divorcer d’essayer de recoller les morceaux avec son mari, tandis que d’autres ont fait part des difficultés rencontrées pour être orientées vers une solution d’hébergement.
« Cela signifie que l’on peut retirer des droits à une femme à tout moment, car ce n’est pas fixé par la loi. À la place, […] les autorités s’accordent ce pouvoir d’agir à leur seule discrétion »
– Rothna Begum, chercheuse pour Human Rights Watch
D’une manière générale, indique Rothna Begum – et les Qataries interrogées par MEE partagent cet avis –, le manque de clarté du système fait que les femmes s’empêchent souvent d’essayer certaines choses, comme par exemple louer une chambre d’hôtel pour organiser une fête pour leurs amies, parce qu’elles supposent, sur la base d’histoires qu’elles ont entendues, qu’elles n’ont pas le droit de le faire.
L’existence d’autres droits est supposée, comme celui d’accepter un emploi dans tel ou tel ministère sans nécessiter l’autorisation du père. Mais sans vraiment essayer, personne ne peut en avoir la certitude.
« Quand on ne sait pas ce genre de choses, on ne peut vraiment savoir que si l’on en fait réellement l’expérience. On essaie quelque chose, puis on nous le refuse. C’est seulement à ce moment-là que l’on peut savoir », résume Rothna Begum.
Pourtant, même dans ce cas, des zones d’ombre subsistent. « Cette personne n’est-elle pas simplement gentille ? Ou s’agit-il d’une loi ou d’une règle ? », souligne la chercheuse.
Par ailleurs, les modifications apportées à la législation qatarie en matière de tutelle apparaissent très discrètement.
Prenons par exemple le droit des femmes de conduire. En septembre 2017, l’Arabie saoudite a annoncé son intention d’autoriser les femmes à conduire sans la permission d’un homme à la télévision d’État – en plus d’un événement médiatique à Washington.
Lorsque le Qatar a levé la même restriction près de trois ans plus tard – et sous la pression de citoyennes qataries qui soulignaient le rythme plus rapide des réformes dans le pays voisin –, un seul article en langue arabe a couvert ce changement, qui n’a pas été mentionné par l’agence de presse nationale qatarie.
« Ils ne veulent pas donner l’impression de céder aux réformes, que ce soit face aux revendications des citoyennes qataries ou face à la communauté internationale », souligne Rothna Begum. « Leur priorité est de s’assurer que leur propre société est contente d’eux, avant toute chose. »
À petits pas
Cette société, telle que décrite par les citoyennes qataries interrogées par MEE, est encore une société très traditionnelle dans laquelle beaucoup pensent qu’une femme doit être sous la protection de son père, puis de son mari.
C’est également une société de taille très réduite : on estime à 335 000 le nombre de ressortissants qataris. Et c’est une société qui parle, obligeant les pères, les maris, les épouses et les filles à continuer de suivre ces traditions strictement conservatrices.
« Pourquoi y a-t-il des femmes d’une vingtaine d’années qui s’enfuient ? Elles cherchent refuge dans d’autres pays. Et pourquoi donc ? Parce qu’elles ne sont pas en sécurité ici à Doha »
– Une citoyenne qatarie
« Les gens sont au courant de tout sur tout le monde », affirme Najla, l’étudiante diplômée.
En parallèle, certains Qataris, en particulier ceux qui ont étudié avec des étrangers dans des écoles internationales locales ou à l’étranger et qui sont présents sur les réseaux sociaux, remettent de plus en plus en question le statu quo, parfois même ouvertement en ligne.
Entre les éléments conservateurs et libéraux de la société se trouve la famille régnante al-Thani, qui préserve jusqu’à présent son pouvoir en laissant dans une large mesure les questions domestiques aux familles.
Bien qu’elle constate certains changements positifs en ce qui concerne la législation en matière de tutelle, Najla souligne la lenteur des réformes.
« Les choses avancent vraiment à petits pas, mais elles avancent. Cependant, si vous ne vivez pas au Qatar ou si vous ne vous y trouvez pas, cela ne se voit pas », affirme-t-elle. « Ils ne veulent pas vraiment choquer la société. Ils veulent mettre en œuvre le changement à un rythme vraiment lent, mais les choses avancent. »
Ces règles ont affecté la vie de Najla. Elle a longtemps conduit sans permis parce que son père ne lui donnait pas l’autorisation de le passer, avant de le décrocher à son insu dès que l’obligation d’obtenir l’autorisation d’un tuteur a été supprimée en 2020. Elle aimerait étudier à l’étranger, mais son père le lui interdit également.
Elle a pris la parole sur Twitter au sujet de l’affaire Noof ; malgré les messages d’autres citoyennes qataries qui lui demandaient si elle n’avait pas peur d’exprimer ses opinions en public, elle ne s’est pas arrêtée et n’a subi aucune conséquence jusqu’à présent.
Certaines femmes, explique-t-elle, ne semblent pas perturbées par les règles en matière de tutelle. Comme une cousine, qui semble assez heureuse de ne pouvoir rendre visite à sa famille ou se rendre dans des lieux publics qu’avec sa mère.
D’autres, dit-elle, ont conclu des marchés tacites avec leurs parents : ainsi, elles se voient tout offrir en échange de leur consentement à se soumettre à des restrictions.
Néanmoins, elle s’inquiète du manque de choix, en particulier pour les jeunes filles et les femmes qataries qui sont coincées dans des situations de violence et n’ont nulle part où aller.
Il y a des femmes qui fuient le Qatar comme Noof, mais dont on n’entend jamais parler parce qu’elles ne s’expriment pas publiquement, soutient-elle. Six femmes et deux jeunes filles qataries ont obtenu l’asile au Royaume-Uni l’an dernier, selon les registres du Home Office.
« Ils [les autorités qataries] doivent réfléchir à ceci : pourquoi y a-t-il des femmes d’une vingtaine d’années qui s’enfuient ? Elles cherchent refuge dans d’autres pays. Et pourquoi donc ? Parce qu’elles ne sont pas en sécurité ici à Doha », poursuit Najla.
« Que puis-je faire si je suis victime de violences ? Où puis-je aller ? Que puis-je faire ? On a l’impression que la seule chose qu’elles puissent faire est de quitter le pays, c’est tellement triste. C’est si décourageant. »
« Leur dernier recours »
Cette situation inquiète également Wadha, la thérapeute, qui vient en aide aux femmes et aux jeunes filles qui se retrouvent dans le service psychiatrique de l’hôpital pour tenter de fuir.
« C’est leur dernier recours. Soit elles se font du mal, soit elles entrent à l’hôpital et disent : “Je ne vais pas bien. Je n’aime pas mes parents. Pouvez-vous simplement m’hospitaliser ?” », explique-t-elle.
Beaucoup ont des besoins qui vont bien au-delà d’une thérapie. Néanmoins, en l’absence de foyers dédiés aux longs séjours et d’autres ressources permettant d’aider les femmes à échapper définitivement à leur bourreau, le pouvoir des thérapeutes et des travailleurs sociaux s’avère limité.
« Je ne suis plus dans une bulle. Je vois beaucoup de choses. Mes parents ne savaient pas non plus, et je leur dis : “Regardez, ça se passe dans notre pays. Ouvrez les yeux.” »
– Une thérapeute qatarie
« Nous ne pouvons pas vraiment les aider, c’est ça le problème. Et puis elles se retrouvent dans ce service parce qu’elles veulent être près de nous, elles veulent être dans l’hôpital, loin d’eux », précise-t-elle.
« Elles finissent donc par essayer de s’enfuir ou par faire une tentative de [suicide] pour échapper à leur environnement toxique. »
Dans son cabinet de consultation externe, chaque femme que la thérapeute reçoit lui raconte une certaine version d’une histoire d’emprise. L’un des mécanismes de défense qu’elle recommande est la mise en place d’une routine.
« Une fois qu’elles savent qu’elles sont sous l’emprise de quelqu’un, elles cessent de faire les choses qu’elles aiment vraiment. Et elles se contentent de regarder la télévision et de rester à la maison à ne rien faire », affirme-t-elle.
Avant de travailler comme thérapeute, Wadha n’aurait jamais cru que cela se produisait dans le pays. Les médias locaux n’en parlent pas et les personnes qui se confient, comme Noof, sont considérées comme malades ou folles.
« Je ne suis plus dans une bulle. Je vois beaucoup de choses. Mes parents ne savaient pas non plus, et je leur dis : “Regardez, ça se passe dans notre pays. Ouvrez les yeux.” J’en parle tout le temps à mes parents », poursuit-elle.
À mesure que les témoignages s’accumulent, elle se sent de plus en plus obligée de s’exprimer. Cependant, contrairement à l’étudiante diplômée qui n’a pas été inquiétée après ses récents tweets, Wadha a été interrogée par la police anti-cybercriminalité du pays après avoir publié des tweets se rapportant à des questions de droits.
« Je n’ai même pas mentionné le mot “Qatar”, donc je ne comprends pas ce qu’ils voulaient faire », raconte-t-elle. Les policiers l’ont obligée à supprimer les tweets devant eux.
Elle n’est pas la seule citoyenne qatarie à avoir été convoquée par la police anti-cybercriminalité pour des tweets. En août 2019, après que l’Arabie saoudite a commencé à réformer son système de tutelle à la suite de la pression exercée par les activistes féministes saoudiennes, plusieurs citoyennes qataries ont commencé à tweeter depuis un compte anonyme pour interpeller l’État quant à la poursuite de sa réglementation en matière de tutelle.
Selon Rothna Begum, qui a notifié l’incident dans son rapport, le groupe de femmes a fermé le compte dans les 24 heures après que la police anti-cybercriminalité a convoqué l’une d’entre elles pour un interrogatoire.
La thérapeute raconte qu’une de ses amies a été convoquée pour le même motif et maintenue en détention pendant quatre jours.
« Je ne vois aucun progrès dans ce domaine », confie-t-elle. « Maintenant, chaque fois que nous voulons commenter quelque chose, nous devons réfléchir à ce que nous tweetons. Je dois me demander : “Dois-je poster ceci ou non ? Dois-je le mettre dans mes brouillons ?” »
Féminicides
Yousra Imran est aujourd’hui libre de dire ce qu’elle veut sur le Qatar et de signer ses propos. En 2020, elle a publié Hijab and Red Lipstick, un roman pour jeunes adultes inspiré de l’époque durant laquelle elle a vécu au Qatar, de 2003 à 2018.
Cette auteure anglo-égyptienne est née et a grandi à Londres, avant de déménager à l’âge de 14 ans au Qatar, où elle a vécu sous le contrôle étroit de son père, permis par le système de tutelle du pays.
« À la maison, j’étais constamment menacée par mon père, qui disait qu’il refuserait de m’autoriser à aller à l’université ou – plus tard – à travailler », a-t-elle écrit l’an dernier.
Il lui coupait le téléphone ou internet si elle ne se comportait pas comme il le voulait. « Et je ne pouvais rien y faire », a-t-elle raconté.
Comme les femmes décrites par la thérapeute, Yousra Imran dit avoir passé la fin de son adolescence et la majeure partie de sa vingtaine « à déprimer, à souffrir d’anxiété chronique et à [se] sentir incroyablement étouffée ».
À l’âge de 22 ans, lorsqu’elle a voulu épouser un homme que son père rejetait, ce dernier a eu peur qu’elle ne quitte le pays pour l’épouser. Il a donc porté ses diagnostics mentaux devant un tribunal qatari et s’en est servi pour justifier l’application d’une interdiction de voyager à son encontre.
Quatre ans plus tard, lorsqu’elle a voulu suivre un programme de fitness à Dubaï, son père a accepté de lever l’interdiction. Une audience a donc eu lieu, au cours de laquelle le père de Yousra devait être présent pour confirmer son accord. C’est alors qu’un événement inattendu s’est produit : le juge lui a reproché de ne pas porter de foulard – « ce qui n’avait absolument rien à voir avec [son] affaire ».
Finalement, à 26 ans, elle en a eu assez et a quitté le foyer familial, ce qui aurait été inconcevable pour ses amies qataries, a-t-elle expliqué. Comme elle ne pouvait pas louer une chambre sans l’autorisation de son père, elle s’est installée dans la chambre d’appoint d’une amie. Avec la distance, les relations avec son père se sont améliorées.
Aujourd’hui âgée d’une trentaine d’années et installée dans le Yorkshire, en Angleterre, Yousra Imran confie avoir essayé de se mettre à la place de son père pour comprendre pourquoi il était si autoritaire.
« Je pense que c’est à cause des autres hommes arabes qu’il côtoyait, et d’un désir de se conformer aux normes et règles sociales du Qatar en matière de famille », indique-t-elle à MEE. « Il faisait ce qui était socialement préférable et acceptable là-bas. »
Elle a vécu le retour de Noof au Qatar en octobre comme quelque chose d’« absolument terrifiant ». « À l’université, j’avais entendu suffisamment d’histoires à propos de jeunes femmes du Golfe qui fuyaient et qui se faisaient tuer lorsqu’elles étaient retrouvées par leur famille. »
Ayant entendu à plusieurs reprises des préoccupations au sujet de féminicides au Qatar au fil de son reportage, MEE a demandé à Rothna Begum si elle avait trouvé des preuves de ce phénomène au cours de ses recherches.
La chercheuse mentionne deux meurtres récents – celui d’une Yéménite, Arwa al-Sanea, qui aurait été abattue en janvier 2021 par son ex-mari devant un tribunal de Doha après avoir obtenu la garde de son fils au terme d’une bataille juridique de quatre ans, ainsi que celui d’une Qatarie et de son mari soudanais, tués en 2018 par ses frères parce qu’ils s’étaient mariés contre la volonté de la famille.
Elle estime toutefois qu’il est difficile de savoir combien de femmes ont été tuées, car les médias locaux ne couvrent pas régulièrement ces affaires et les drames révélés sur les réseaux sociaux sont ceux qui se déroulent en public.
« Noof est bien là »
Finalement, il s’est avéré que Noof n’était pas morte. Le 9 janvier, elle est réapparue sur plusieurs vidéos postées sur Twitter. « Noof est bien là. Noof est en vie. Noof n’est pas morte », a-t-elle déclaré.
Dix jours plus tard, elle a annoncé qu’elle retournait à l’université Carnegie Mellon de Doha, où elle avait brillé au cours de ses études avant sa fuite.
Le tourbillon médiatique a pris fin, mais de nombreuses questions demeurent. Où était Noof ? Était-elle vraiment libre ? Les responsables qataris ont refusé de répondre aux questions relatives à cette affaire, invoquant des raisons de confidentialité.
Najla confie qu’avant la réapparition de Noof, elle réfléchissait sérieusement avec une personne de sa famille aux actions publiques envisageables. Elle est convaincue que leur initiative n’aurait pas été isolée.
« J’ai l’impression qu’elle est obligée de montrer que le pays la sauve et la protège, alors que c’est n’importe quoi »
– Une thérapeute qatarie
« Si elle avait réellement été assassinée et si la société l’avait su, je pense que cela se serait produit », soutient-elle.
Selon elle, c’est pour cette raison que le gouvernement est intervenu pour aider Noof. « Ils savaient que si quelque chose lui était arrivé, cela aurait provoqué quelque chose en public », assure-t-elle. « Ils voulaient que nous restions calmes. »
Dans l’ensemble, elle pense que c’est un bon signe que le gouvernement ait encouragé Noof à rentrer au pays. « Ils auraient pu se contenter de dire “Restez là-bas”, cela aurait été plus facile pour eux. Ils n’auraient pas eu de problèmes avec sa famille. »
La thérapeute estime pour sa part que l’agitation qui a entouré la disparition et la réapparition de Noof occulte le système qui l’a poussée à s’échapper en premier lieu.
« J’ai l’impression qu’elle est obligée de montrer que le pays la sauve et la protège, alors que c’est n’importe quoi », affirme-t-elle. « Nous savons tous quel traumatisme elle a subi. Les gens essaient de polir le traumatisme qu’elle ressent : “Oh non, elle va bien maintenant. Elle n’a aucun problème.” »
MEE a adressé une demande de commentaires spécifique au gouvernement qatari quant à sa réponse aux préoccupations selon lesquelles les jeunes filles et les femmes qataries victimes de violences domestiques n’ont aucun endroit où trouver une aide significative dans le pays. Comme pour les autres questions de MEE, les autorités ont refusé de formuler des commentaires.
Selon Rothna Begum, de HRW, si l’affaire Noof était un cas unique marqué par une importante vague de soutien en ligne, sa réapparition a engendré un retour au calme autour du système de tutelle ; ce phénomène, qu’elle a déjà observé auparavant au Qatar, sera en fin de compte suivi d’une autre vague d’indignation – et d’un nouveau retour au calme.
« On verra de temps en temps des femmes se manifester et dire pourquoi elles sont interdites d’accéder à des événements ou pourquoi elles ne peuvent pas voyager », ajoute-t-elle.
« Ensuite, il y aura d’autres personnes qui leur adresseront des reproches… Puis des trolls les attaqueront en ligne ou elles seront signalées aux services anti-cybercriminalité. Et certaines femmes ne seraient pas du tout signalées, mais le simple fait d’entendre qu’une autre femme a été attaquée suffit à les effrayer. »
En dehors de la sphère d’internet et loin des regards du public, les Qataries qui luttent pour échapper aux restrictions et aux violences se poseront néanmoins une nouvelle question à la lumière de la réapparition de Noof : « Si une personne aussi publique peut disparaître de cette manière, de quelles protections disposons-nous, les autres, qui ne sommes pas connues du grand public ? »
* Le nom des citoyennes qataries interrogées dans le cadre de ce reportage a été modifié pour des raisons de sécurité.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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