CPI : la justice vaut pour l’Ukraine, mais pas pour la Palestine
Le 2 mars, 39 pays, dont tous les États membres de l’Union européenne, l’Australie, le Canada, l’Islande, la Norvège, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et la Suisse, ont demandé à la Cour pénale internationale (CPI) d’enquêter sur des crimes de guerre et crimes contre l’humanité présumés en Ukraine. Le procureur de la CPI, Karim Khan, a immédiatement accédé à cette demande.
Un an plus tôt, le 3 mars 2021, l’ancienne procureure de la CPI Fatou Bensouda décidait officiellement d’enquêter sur des crimes similaires qui auraient été commis dans les Territoires palestiniens occupés (TPO) depuis le 13 juin 2014, après la requête formulée par l’État de Palestine en mai 2018.
L’enquête prévue ne couvre qu’un champ microscopique des crimes israéliens commis depuis 1948. Elle devrait notamment se pencher sur les attaques militaires israéliennes contre Gaza, la mort de milliers de civils palestiniens et de six civils israéliens.
En 2014, les forces israéliennes ont tué sans discernement 1 462 civils palestiniens, dont un tiers d’enfants, au cours de l’opération « Bordure protectrice » qui a ravagé des infrastructures civiles, selon un rapport de l’ONU.
L’enquête se penchera également sur les colonies juives illégales en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, qui sont déjà considérées comme un crime de guerre.
Pour les Palestiniens, l’enquête de la CPI peut offrir une lueur d’espoir à l’idée qu’un certain niveau de responsabilité et la fin de l’impunité israélienne puissent éventuellement être à l’horizon cette fois-ci. Israël l’a rejetée de toutes ses forces. Son ancien Premier ministre, Benyamin Netanyahou, a jugé que cette décision « partiale » formait « l’essence même de l’antisémitisme et de l’hypocrisie ».
Une justice entravée
La décision de la CPI sur la Palestine se faisait attendre depuis trois ans. L’institution et son personnel ont été confrontés à d’énormes pressions politiques et intimidations, voire à des sanctions, qui visaient à rendre impossible la tenue d’une enquête.
En guise de réponse préventive, les États-Unis sous l’administration Trump ne se sont pas contentés de s’opposer à l’enquête, mais ont également imposé des sanctions à la procureure de la CPI et à ses principaux collègues et les ont placés sur leur liste de « ressortissants spécialement désignés » aux côtés de terroristes et criminels identifiés par les États-Unis.
Même si l’administration Biden a levé les sanctions en avril 2021, elle continue de s’opposer fermement à tout rôle de la CPI en Palestine. Elle a également contesté à plusieurs reprises le jugement de la CPI sur sa propre compétence à l’égard des TPO, telle que déterminée par la Chambre préliminaire I. L’administration Biden a exprimé « de sérieuses inquiétudes face aux efforts déployés par la CPI pour exercer sa compétence sur le personnel israélien ».
La CPI n’est qu’un exemple parmi d’autres mettant en lumière un ensemble de politiques et de pratiques occidentales qui entravent constamment l’accès des Palestiniens à la justice
L’Allemagne, un pays qui s’autoproclame fervent défenseur de la CPI, a publiquement contesté la décision indépendante prise par l’institution. Le président allemand Frank-Walter Steinmeier a affirmé que la CPI n’avait aucune compétence sur les TPO.
Dans son mémoire d’amicus curiae, le gouvernement allemand a laissé entendre que la CPI et le Bureau du Procureur ne détenaient « aucune compétence en raison de l’absence de statut d’État palestinien en droit international », tout en soulignant qu’un État palestinien ne pouvait être créé qu’à travers « des négociations directes » entre Israël et les Palestiniens.
Ce dernier ajout n’est rien d’autre qu’un pas vers l’exclusion formelle des Palestiniens (et potentiellement d’autres nations inféodées) des attributions du droit international et de la compétence universelle.
Une « culture de l’exceptionnalisme »
Hanan Ashrawi, figure politique palestinienne de premier plan, a dénoncé l’idée qu’un État puisse simplement remplacer la décision des juges de la CPI et les nombreuses résolutions de l’ONU.
Dans un tweet en réponse à l’objection du ministre allemand des Affaires étrangères Heiko Maas à la décision de la CPI, elle a tourné en dérision la politique de deux poids, deux mesures et la supériorité judiciaire autoproclamée de l’Occident face aux juges de la CPI et aux Nations unies.
Outre l’Allemagne, l’Autriche, la République tchèque, la Hongrie et la Lituanie ont contesté le précédent jugement de la CPI qui affirmait sa compétence et son autorité.
La situation est surréaliste. Même des pays comme la République tchèque et la Hongrie, qui reconnaissent officiellement le statut d’État de la Palestine et accueillent des ambassades palestiniennes dans leur capitale, sont allés à contre-courant de leur propre position en soutenant que la Palestine n’était pas un État.
Alors que d’autres pays occidentaux tels que l’Australie et le Canada ont repris un discours juridique similaire (l’absence de statut d’État), le Royaume-Uni s’est ouvertement opposé à l’enquête de la CPI au motif qu’un « ami et allié », c’est-à-dire Israël, ne devait pas être mis en cause. La France, pour sa part, s’est contentée de « prendre note » de l’ouverture formelle d’une enquête sur la situation dans les territoires palestiniens.
La CPI n’est qu’un exemple – parmi tant d’autres – mettant en lumière un ensemble de politiques et de pratiques occidentales de deux poids, deux mesures qui entravent constamment l’accès des Palestiniens à la justice et aux normes universelles des droits de l’homme.
Ce n’est pas une coïncidence si le droit international, malgré son approche anhistorique de la question de la Palestine, a été entièrement omis du processus de paix au Moyen-Orient mené par l’Union européenne et les États-Unis.
Cette omission « a permis à une culture de l’exceptionnalisme de prévaloir » en Israël, comme l’a déclaré Michael Lynk, rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme dans les TPO. Ces mêmes gouvernements qui ont – à juste titre – sollicité la CPI vis-à-vis de la situation en Ukraine usent délibérément de tactiques judiciaires et politiques pour retarder et entraver une enquête similaire en Palestine.
Des tactiques notoires
Toute personne au fait des luttes juridiques prolongées dans le cas de la Palestine sait trop bien que ces tactiques notoires sont devenues les principes dominants plutôt que des événements ponctuels, et qu’elles visent à refuser toute idée de justice ou de responsabilité en Palestine.
Le fait de poursuivre la justice en Ukraine tout en y faisant publiquement ou tacitement obstacle en Palestine revient à dépeindre les violations et les crimes d’Israël comme des exceptions et à rendre impossibles toutes poursuites à l’encontre des coupables
Justice différée est certes ni plus ni moins que justice refusée, mais ces manœuvres et tactiques vont au-delà de cette ancienne maxime. Elles sont fondées sur le désir de retirer l’ensemble du système de justice et de droit international de la liste d’options à la disposition des victimes.
Le fait de poursuivre la justice en Ukraine ou ailleurs tout en y faisant publiquement ou tacitement obstacle en Palestine revient à dépeindre les violations et les crimes d’Israël comme des exceptions et à rendre impossibles toutes poursuites à l’encontre des coupables.
Ce faisant, ces gouvernements libéraux et démocratiques – et plus généralement les « fervents » défenseurs de la CPI et du droit international – contribuent non seulement à la culture de l’impunité et du deux poids, deux mesures, mais reproduisent également l’exception pour en faire une pratique coutumière et une norme.
- Emile Badarin est chargé de recherche à la chaire de Politique européenne de voisinage du campus de Natolin (Pologne) du Collège d’Europe.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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