Voter ou ne pas voter ? Telle est la question constitutionnelle tunisienne
L’opposition tunisienne est déchirée entre le « non » et le boycott du référendum constitutionnel du 25 juillet, dénoncé par beaucoup comme une tentative du président Kais Saied d’entériner son « régime autocratique ».
La date du scrutin marque le premier anniversaire du coup de force de Saied, qui s’est accordé des pouvoirs élargis lui permettant de diriger par décret, une initiative dénoncée par ses opposants comme un « coup d’État constitutionnel ».
Depuis sa prise de pouvoir, Saied a déjà imposé de nombreuses mesures controversées, notamment la dissolution du Parlement, la fermeture de l’Instance nationale indépendante de lutte contre la corruption et la mise sur la touche de l’Instance supérieure indépendante pour les élections.
Début février, il a dissous le Conseil supérieur de la magistrature et s’est octroyé le contrôle de la sélection et de la promotion des juges.
« Saied s’est embarqué en solo, a ignoré tous les conseils et a fait ce qu’il voulait »
- Porte-parole d’Afek Tounes, ancien soutien de Saied
Ces mesures, dont Middle East Eye avait révélé les plans, sont considérées généralement comme un recul pour la révolution prodémocratie de 2011.
Plus récemment, Saied a voulu réécrire la première Constitution post-révolution du pays. Pour cela, il a désigné une commission, processus décrié par de nombreux politiciens et constitutionnalistes et jugé non démocratique. Mais après la publication du projet de Constitution, même ses auteurs ont déclaré que celle-ci contenait des amendements qu’ils n’avaient pas approuvés.
Sadok Belaïd, chef du comité de rédaction désigné par Saied, ne soutient plus la charte : il estime qu’elle a été transformée en un texte qui pourrait amener à un « régime dictatorial ».
« Elle n’a rien à voir avec le texte que nous avons rédigé et soumis au président », a déclaré le juriste.
De même, certains groupes politiques qui avaient à l’origine soutenu les mesures de Saied trouvent aujourd’hui qu’il est allé trop loin.
Parmi eux figure le parti de centre-droit Afek Tounes, qui appelle aujourd’hui à voter « non ».
« Nous avons soutenu l’intervention. En fait, nous l’avons même proposée. C’est ce qui nous sépare de ceux qui appellent au boycott », explique Anas Soltani, porte-parole d’Afek Tounes, à MEE.
« Nous sommes les plus proches de la volonté des Tunisiens », avance Soltani, rappelant que, selon les sondages, 85 % des Tunisiens soutenaient la prise de pouvoir du président l’année dernière.
Cependant, si Afek Tounes et ses alliés sont censés être sur la voie vers la « vraie » démocratie selon Saied, le président a balayé en un clin d’œil tout ce qui avait été construit minutieusement ces dix dernières années. Ils se sentent dupés, confie Soltani.
« Saied s’est embarqué en solo, a ignoré tous les conseils et a fait ce qu’il voulait », dit-il à MEE.
Soltani explique que le président, depuis le 25 juillet dernier, a renforcé sa mainmise sur quasiment toutes les instances gouvernementales, y compris la justice et la commission électorale. La nouvelle Constitution, qui donne plus de pouvoir politique à Saied, serait une version papier du système de gouvernement qu’il a mis en place seul.
Processus illégitime
Après une décennie de démocratie, marquée par des querelles politiques paralysantes, des scandales de corruption et des périodes prolongées de récession économique, Kais Saied a écarté à la fois le Premier ministre et le Parlement et assume tous les pouvoirs exécutifs. Ses manœuvres ont déchiré le pays.
Parmi les organisations de la société civile et les partis politiques, un fossé s’est creusé entre ceux qui défendent ces mesures, y voyant un moyen de sortir de ces multiples crises, et ceux qui voient toujours son intervention comme un coup d’État.
Ceux qui appellent au boycott estiment que le processus lui-même est illégitime. Parmi eux figure Ghazi Chaouachi, leader du mouvement Attayar, le plus grand des cinq partis unis au sein de la campagne contre le référendum.
« Saied a organisé un coup d’État, alors toutes les décisions qui s’ensuivent sont illégales », affirme-t-il à MEE. « Saied n’a pas le droit de convoquer un référendum. Il a détruit notre démocratie et aujourd’hui, il impose sa Constitution. »
Mais le porte-parole d’Afek Tounes soutient qu’une importante participation en faveur du « non » fera la différence.
« Se contenter de ne pas se montrer est une décision passive. Saied ne peut pas passer outre un vote massif en faveur du “non”. Auquel cas, nous exigerons son départ dans un communiqué officiel après cela. »
Ceux qui appellent au boycott invitent les Tunisiens à ne pas participer à cette « mascarade ».
Voter n’a aucun sens, prétendent-ils, citant la clause de la Constitution qui énonce son entrée en vigueur après le référendum quel qu’en soit le résultat.
Ahmed Gaaloul, ancien ministre du parti Ennahdha, estime que la solution est « de ne pas entrer dans le jeu de Saied » en boycottant le scrutin.
« Il vaut mieux l’ignorer. Nous menons notre propre bataille », précise-t-il à MEE.
Saied dicte le plébiscite comme la priorité de la nation, poursuit Gaaloul, « mais en réalité, le pays est face à des problèmes substantiels qu’il néglige, comme son économie au bord de la banqueroute ».
« L’idée d’un vote massif en faveur du “non” est certes bien intentionnée, mais irréaliste », insiste-t-il. « Puisque Saied et la commission électorale qu’il a composée lui-même ne laissent aucun espace à une contre-campagne, il est impossible de convaincre les masses de voter “non”. »
Pas de temps à perdre
Récemment, plusieurs organisations opposées à Saied, parmi lesquelles Afek Tounes, ont rapporté que leurs rassemblements et conférences de presse avaient été contrariés par Saied. Ces partis ont également cité des dizaines d’exemples où Saied lui-même a violé plusieurs lois électorales.
« À l’époque de l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali, évincé par la révolution de 2011, les Tunisiens s’étaient habitués à la fraude électorale et à la manipulation », rappelle Myriam, Tunisienne qui plaide pour le boycott sur sa page Facebook.
« C’est une supercherie pure et simple. Comme avant, 99,99 % vont voter “oui” », assure Myriam à MEE. « Mon “non” va se transformer en “oui”. »
La stratégie la plus efficace, ajoute Myriam, « est d’isoler totalement Saied. Son électorat et lui sont dangereux. Il veut nous transformer en République islamique comme l’Iran », continue-t-elle, en référence aux critiques selon lesquelles la nouvelle Constitution ajoute des références « théocratiques » à la religion qui n’existaient pas dans les précédentes versions.
D’autres opposants à Saied se rappellent également l’autocratie de l’époque Ben Ali. « Une nouvelle Constitution ne doit jamais être la décision d’un seul individu. On est déjà passés par là », commente une internaute, Leila Horra Belkhiria.
« J’hésite. Le boycott implique de laisser l’espace libre pour Saied et ses partisans – cela pourrait avoir de sérieuses conséquences à long terme. Au contraire, l’opposition doit s’unir pour rejeter le référendum en votant “non” ou en empêchant le référendum de se tenir. »
À quelques jours du vote, rien ne laisse penser que cela puisse arriver. L’opposition est fragmentée, constituée de groupes éclatés qui appellent à voter “non” et un mouvement pour le boycott divisé.
« Nos divisions internes expliquent en partie l’apparente dérive en douceur du pays vers l’autocratie », observe Chaouachi du parti Attayar. « Les partis sont confrontés à des querelles internes et externes et nous n’avons pas d’alternative crédible à offrir. Mais nous ne pouvons plus nous offrir ce luxe. La situation est dangereuse. Nous nous efforçons de combler les fossés qui nous séparent. »
Des objectifs divergents
Des mois de discussions avec la principale alliance d’opposition pro-boycott, le Front de salut national, qui rassemble l’ancien parti au pouvoir Ennahdha, ainsi que des activistes, n’a pas donné de résultats visibles. Chaouachi énumère quelques raisons à cela.
« Nos objectifs sont différents et nous avons chacun nos propres idées à propos de l’ère post-Saied. »
« Il n’y a pas de temps à perdre à se chamailler autour du “non” ou d’un boycott. Cette Constitution peut nous amener à la dictature »
- Amine Snoussi, analyste
Les discussions sont en outre compliquées par l’image déplorable des partis politiques, soulignée dans les discours de Saied, qui surnomme la période de démocratie du pays « la décennie noire ».
Ceux qui ne sont pas d’accord sur le boycott ou le vote pour le “non” mènent la mauvaise bataille, estime l’analyste Amine Snoussi.
« Il n’y a pas de temps à perdre à se chamailler autour du “non” ou d’un boycott. Cette Constitution peut nous amener à la dictature », dit-il à MEE.
« Ceux qui refusent de participer au processus de Saied parce qu’il est illégal et le camp du “non” doivent s’unir pour réclamer l’annulation de ce référendum illégal, de cette Constitution illégale, promue par un président autoritaire. »
Snoussi indique qu’il votera « non ». « Mais je comprends pourquoi les gens refusent de participer à un processus organisé par un président autoritaire qui n’a aucun respect pour la séparation des pouvoirs, le pluralisme et, plus généralement, la démocratie. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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