Tunisie : le retour de la question de la place de l’islam dans l’ordre constitutionnel
C’est un débat délicat que l’on croyait clos. Dans un entretien à l’AFP début juin, le président de la Commission nationale consultative pour une nouvelle République, Sadok Belaïd, avait indiqué qu’il remettrait au président tunisien Kais Saied un projet de Constitution expurgé de toute référence à l’islam. L’objectif, selon l’ancien doyen de la faculté de droit de Tunis, étant de barrer la route aux partis islamistes, en particulier Ennahdha.
Le chef de l’État, qui s’est attribué l’essentiel des pouvoirs depuis le 25 juillet 2021, s’est lancé dans un projet de refondation et a convié les Tunisiens à se prononcer par référendum au projet de Constitution qui leur sera soumis le 30 juin.
Pour Kais Saied, l’imposition de la religion d’État émane des puissances coloniales et vise la oumma
Les électeurs sont appelés aux urnes le jour de la fête de la République, soit un an jour pour jour après le coup de force de l’été 2021. Après une consultation électronique qui n’a mobilisé que 5 % du corps électoral et dont seulement 36 % des participants ont appelé à une nouvelle Constitution, Saied a créé une commission consultative chargée de lui remettre une proposition de loi fondamentale.
Initialement, la partie institutionnelle devait être rédigée par les doyens des facultés de droit du pays mais tous ont décliné. La puissante centrale syndicale UGTT a également refusé de siéger dans la commission socio-économique.
Finalement, c’est cette dernière, élargie à des personnalités proches du président, qui a préparé l’ébauche de Constitution remise au président le 20 juin 2022.
Sans surprise, les déclarations de Belaïd à l’AFP ont suscité des réactions, notamment dans le camp conservateur.
Ambiguïté
Dans le communiqué de son bureau politique du 11 juin 2022, Ennahdha alerte sur « les tentatives de remise en cause des fondements du peuple, de son identité arabo-musulmane et de la civilité de son État », dénonçant « le retour à un dissensus tranché par le peuple depuis l’indépendance et réaffirmé dans les articles 1 et 2 de la Constitution de la révolution », avant de condamner « des tentatives indignes et dangereuses d’instrumentalisation de ces questions aux fins d’exclusion des opposants ».
L’article premier de la Constitution de 1959 indique que « la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’arabe est sa langue, l’islam est sa religion et la république est son régime ».
Cette formulation choisie par Bourguiba porte en elle une ambiguïté sur l’adjectif possessif de la proposition « l’islam est sa religion », celui-ci pouvant se rapporter aussi bien à la Tunisie qu’à l’État. Comme le rappelle la professeure de droit constitutionnel et militante féministe Sana Ben Achour, « selon que le curseur est mis sur l’État ou la Tunisie, la référence a valeur instauratrice, ou, à l’opposé, n’est que simple constatation socio-anthropologique ».
Après la chute de Ben Ali, la Constitution de 1959 a été suspendue et les autorités ont opté pour une nouvelle loi fondamentale produite par une nouvelle Assemblée constituante.
Lors des élections d’octobre 2011, les Tunisiens ont choisi une majorité de constituants conservateurs, le seul parti Ennahdha disposant de 89 des 217 sièges. Une bataille s’est alors engagée sur la question de la charia.
Rares ont été les voix appelant à un régime laïc. Après la mobilisation d’une partie de la société civile et des mouvements progressistes, un compromis a été trouvé : l’article premier de la Constitution de 1959 allait être repris à l’identique et un deuxième article devait préciser le caractère civil de l’État, « fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit ».
Dans une chronique de sa Parenthèse constituante, le député Sélim Ben Abdesselem (centre-gauche) détaille les tentatives du groupe islamiste pour faire référence à la charia (notamment dans le préambule) et imposer la notion d’« islam religion d’État ».
Finalement, le texte adopté indiquera dans son préambule l’attachement du peuple « aux enseignements de l’islam et à ses finalités caractérisées par l’ouverture et la modération, des nobles valeurs humaines et des hauts principes des droits de l’homme universels » et l’article premier – qui, à l’instar du deuxième, ne pourra être amendé – gardera sa formulation équivoque.
Une personne morale qui ne peut avoir de religion
Mais pour Kais Saied, opposé à la nouvelle loi fondamentale, le texte constitutionnel accorde bien à l’islam le statut de religion d’État.
En 2018, dans une conférence intitulée « Sa religion est l’islam », l’enseignant de droit constitutionnel partant à la retraite s’élève alors contre cette conception, rappelant que l’État est une personne morale et ne peut pas, par conséquent, avoir de religion.
Une telle position peut paraître progressiste : mais à y regarder de plus près, il s’agit d’une vision bien plus conservatrice que le consensus trouvé entre islamistes et sécularistes. Il n’y est en aucun cas question de séparation entre le politique et le religieux.
Cette polémique a par ailleurs fait passer au second plan la question du futur régime politique, au moment où de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer la dérive autoritaire en cours
Reprenant l’histoire des califats islamiques, Kais Saied fait remarquer que jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, ces régimes n’avaient jamais fait mention d’une confession officielle, le choix de la religion mahométane allant de soi. En d’autres termes, pour le chef de l’État, il va de soi qu’un pays musulman applique les finalités et le préceptes de l’islam sans que l’État n’ait besoin d’être musulman.
Le changement intervient dans la Constitution de 1876, promulguée sous l’impulsion de Midhat Pacha, dont Saied rappelle les origines juives et les relations avec le Premier ministre britannique de l’époque Benjamin Disraeli.
L’universitaire énumère ensuite une série d’exemples pour tenter de démontrer que l’imposition de la religion d’État émane des puissances coloniales et vise la oumma (communauté des croyants).
Cette vision se retrouve dans l’entretien accordé par Saied en juin 2019 à l’hebdomadaire Acharaa al-Magharibi, qui constitue sa matrice idéologique. On y apprend que l’État, personne morale, doit veiller à accomplir « les objectifs de la charia islamique ». D’ailleurs, les prises de position de Saied sur certains sujets de société comme l’égalité successorale ou la peine de mort reposent sur une lecture assez rigoriste de l’islam.
Le 21 juin 2022, en marge d’un déplacement, le président a réaffirmé ces positions et indiqué qu’elles figureraient dans la future Constitution, quelques heures après avoir reçu des mains de Sadok Belaïd la proposition de loi fondamentale issue de la Commission nationale consultative pour une nouvelle République.
Le doyen a nuancé son propos sur l’absence d’évocation de l’islam dans son projet constitutionnel, soulignant que la Tunisie était un « pays islamique ».
L’annonce, auprès d’un média français, de la potentielle suppression de la référence à l’islam dans la future Constitution était sans doute un clin d’œil à l’électorat anti-islamiste et aux chancelleries occidentales.
Mais c’était sans compter le positionnement ultraconservateur du maître de Carthage et la sensibilité de la question auprès d’une opinion publique largement attachée à la question identitaire.
Cette polémique a par ailleurs fait passer au second plan la question du futur régime politique, au moment où de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer la dérive autoritaire en cours et la possible instauration d’une autocratie encore plus dure que sous Bourguiba et Ben Ali.
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