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Faut-il changer la Constitution tunisienne ?

La décision de Kais Saied de s’arroger des pouvoirs exceptionnels répond à une crise que les institutions issues de la Constitution de 2014 ont contribué à aggraver. Plus que jamais, la révision de la Constitution est à l’ordre du jour
Le 26 janvier 2014, les députés de l’Assemblée constituante adoptent une nouvelle Constitution (AFP)
Le 26 janvier 2014, les députés de l’Assemblée constituante adoptent une nouvelle Constitution (AFP)

En activant, dimanche dernier, dans des conditions controversées, l’article 80 de la Constitution qui lui confère des pouvoirs exceptionnels, le président tunisien Kais Saied a fait davantage que suspendre le cours ordinaire du fonctionnement institutionnel. 

Il a sanctionné l’échec des institutions issues de la Constitution de 2014 à faire face aux périls qui menacent jusqu’à la stabilité de l’État. Voire, leur responsabilité dans la crise multidimensionnelle, sanitaire, financière, sociale, politique où s’est abîmé l’espoir que les Tunisiens avaient placé dans la révolution et la démocratie.

Elle paraît bien loin l’émotion dans laquelle l’Assemblée constituante, hémicycle et tribunes de concert, avait fusionné le 26 janvier 2014 à 23 h 26 quand 200 voyants verts allumés sur l’écran de contrôle signifiaient l’adoption à la quasi-unanimité de la première Constitution démocratique du pays ! 

Le président Moncef Marzouki, le président de l’ANC Mustapha Ben Jaafar et le Premier ministre sortant Ali Larayedh posent avec la nouvelle Constitution, le 27 janvier 2014 (AFP/Fethi Belaïd)
Le président Moncef Marzouki, le président de l’ANC Mustapha Ben Jaafar et le Premier ministre sortant Ali Larayedh posent avec la nouvelle Constitution, le 27 janvier 2014 (AFP/Fethi Belaïd)

Sept ans plus tard, l’objet constitutionnel semble désenchanté, comme une lampe d’Aladin désespérément inerte, incapable de réaliser le moindre vœu.

La formation de la Cour constitutionnelle est bloquée faute d’accord politique, alors qu’elle devrait être en place depuis fin 2015. La création des instances constitutionnelles indépendantes (en dehors de la commission électorale) est au point mort. La liste des articles restés lettre morte (non-discrimination, suppression du tribunal militaire pour les civils, droit à l’eau, etc.) ou bien inefficaces (évasion fiscale, corruption, favoritisme à l’embauche, indépendance de la justice, etc.) serait trop longue à détailler. Le modèle économique fabrique toujours autant d’injustice sociale.

Mais là où la Constitution semble avoir le plus failli, c’est dans l’incapacité des institutions démocratiques à transformer la réalité du pays. 

Les Tunisiens désespèrent et si la Tunisie attire encore l’attention internationale, c’est par l’effondrement de son système de santé et le risque d’un défaut de paiement de sa dette externe.

Plusieurs centres de pouvoir

Le principal grief adressé à la Constitution de la deuxième République est précisément le point central de sa construction : là où les constituants ont trouvé un risque de concentration du pouvoir, ils l’ont distribué.

Le nouveau régime était censé prévenir deux dangers. D’une part, celui de la reconstitution d’une présidence autocratique, en instaurant un régime où le gouvernement dépend de la majorité parlementaire. 

D’autre part, celui d’un parti majoritaire à l’Assemblée qui pourrait verrouiller sa position au sein de l’État et accaparer tous les pouvoirs, en dotant le président de la République d’une légitimité électorale directe.

Et pour signifier cette volonté d’équilibre, le régime a trois présidents égaux en dignité, à défaut d’être égaux en pouvoir : les présidents de la République, du gouvernement et de l’Assemblée.

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Par ailleurs, tout un dispositif d’autorités indépendantes – cinq instances constitutionnelles, la Cour constitutionnelle, le Conseil supérieur de la magistrature – est censé détenir un certain nombre de pouvoirs indépendamment des institutions politiques. Leur indépendance devant être assurée par leur autonomie financière et par leur mode de désignation. 

Une partie de leurs membres est en effet élue par l’Assemblée à une majorité qualifiée (les deux tiers, soit 145 voix), obligeant les partis à choisir des membres faisant consensus.

Dans ce schéma constitutionnel, conforme aux « bonnes pratiques » de la démocratie libérale, le pouvoir est un « lieu vide » et désincarné, un agencement d’institutions séparées et autonomes qui produit une capacité à formuler l’intérêt général et à décider, et qui contient son principe d’autolimitation par l’impossibilité pour un seul acteur de se saisir de tous les leviers. 

L’obligation du « compromis » était ainsi, de fait, constitutionnalisée quasiment à tous les moments de la vie institutionnelle. 

Mais il y a deux sortes de « consensus » : l’une, « noble », par des choix transcendant les intérêts des partis, l’autre, « mercantile », par des tractations où chacun cherche avant tout à maximiser ses bénéfices. La première peut produire des transformations politiques qualitatives, la seconde a tendance à maintenir le système en place, tout en y intégrant de nouveaux acteurs. 

L’écart entre la légitimité de la représentation parlementaire, fragmentée et globalement discréditée, et celle du président de la République Kais Saied a créé un conflit au sommet de l’État

Or, le caractère « pacté » de la transition, fondé sur des transactions entre anciennes et nouvelles élites, en l’occurrence entre destouriens (héritiers du parti d’Habib Bourguiba) et islamistes, a privilégié la seconde forme de consensus. 

Mais de 2015 à 2019, miné par la défiance entre ses deux principales composantes, Ennahdha et Nidaa Tounes, et par la déliquescence de ce dernier parti, le consensus a été incapable de délivrer des grandes réformes. Échec sanctionné par le résultat des élections de 2019.

Ensuite, le parti de Nabil Karoui, Qalb Tounes, prétendant à la succession de Nidaa Tounes après les élections de 2019, n’était plus assez solide pour faire tenir un pacte soutenu par une majorité amoindrie. 

L’écart entre la légitimité de la représentation parlementaire, fragmentée et globalement discréditée, et celle du président de la République, Kais Saied, a créé un conflit au sommet de l’État qui a paralysé l’action d’un gouvernement amoindri et en sursis.

Comme les Tunisiens, déçus par le « consensus », ont envoyé à Carthage un président opposé au caractère transactionnel de la transition, qui a permis aux « corrompus » de consolider leur emprise sur l’État, le mécanisme fondamental de la Constitution a été bloqué.

Trois issues, trois impasses

Comment remédier à cette faille structurelle de la Constitution ? Les propositions prolongent les trois côtés de ce triangle politique.

Ennahdha est le parti le plus attaché au caractère parlementaire du régime, condition de son existence politique puisqu’il est à ce jour le parti le plus pérenne et le mieux implanté du paysage. 

Pour rendre le parlementarisme plus efficient, il propose de modifier le mode de scrutin de façon à renforcer le poids des grandes formations pour constituer des majorités plus stables. 

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Si l’on s’en tient à la dimension quantitative, l’option semble logique, mais elle néglige l’importance de la qualité de la représentation, condition de la stabilité politique. 

Or, la Tunisie a hérité d’un système de partis nés dans les conditions particulières d’une dictature et de la clandestinité. Ils ne sont pas le produit des luttes au sein de la société, mais des rivalités entre élites concurrentes pour le contrôle de l’État. 

Ils ne sont pas ancrés dans les préoccupations, les intérêts, les sensibilités populaires. Ce sont surtout des appareils servant à distribuer des postes et des faveurs, courtiers en influence pour des intérêts occultes

La démocratie peine à faire éclore des partis réellement représentatifs. Une réforme du mode de scrutin tendrait à reproduire indéfiniment le clivage entre destouriens et islamistes qui ne prend rien en charge des besoins des Tunisiens. 

Consolider la majorité de partis coupés de la société, et inhiber l’émergence de nouvelles forces incapables d’accéder au seuil d’entrée au Parlement, reviendraient à accroître la fracture entre les institutions et la société, aggraver le discrédit de la classe politique et faire ainsi reposer le pouvoir sur une base politique de plus en plus étroite jusqu’à poser la question de sa légitimité, en tout cas de son caractère réellement démocratique.

L’autre option, plus souvent invoquée pour rendre leur efficience aux institutions, c’est de re-présidentialiser le régime. 

Par régime présidentiel, beaucoup entendent la reconstitution d’un centre unique de pouvoir, source unique de l’impulsion politique, des arbitrages, lié à un parti fort… Bref, un pouvoir personnel plus qu’un régime présidentiel

La notion de régime présidentiel renvoie à l’archétype du genre, à savoir le régime des États-Unis, où certes le président désigne les responsables de son « administration » (gouvernement et administration centrale), mais ce dans un cadre de séparation stricte des pouvoirs où le Congrès dispose de prérogatives et de moyens conséquents, lui permettant de contrôler strictement le pouvoir exécutif.

Mais par régime présidentiel, beaucoup entendent la reconstitution d’un centre unique de pouvoir, source unique de l’impulsion politique, des arbitrages, lié à un parti fort… Bref, un pouvoir personnel plus qu’un régime présidentiel, qui, pour éviter la dérive autocratique, doit aller de pair avec des contre-pouvoirs forts, des élus qui se doivent davantage à leurs électeurs qu’à leur parti, des outils de contrôle du respect de l’État de droit par les institutions, une justice indépendante, des médias impartiaux et dotés d’une éthique inoxydable… L’option n’est pas non plus sans risque.

Le projet de Kais Saied 

Kais Saied a bâti son accession à la présidence sur une proposition « d’inversion de la pyramide du pouvoir », en partant du principe que la Constitution de 2014 s’inscrivait dans la même pensée constitutionnelle que celle de 1959, se contentait simplement de répartir différemment les pouvoirs centraux. 

Le multipartisme et des élections ne suffisent pas à concrétiser la souveraineté populaire et surtout à traiter les raisons de la révolution, à savoir les fractures sociales et citoyennes. Il n’est pas exclu qu’il ait l’intention d’utiliser la période des pouvoirs exceptionnels pour soumettre ce projet à référendum. 

Son idée est de substituer les territoires aux partis dans le choix des candidats, par un système d’élection remontant de la base au sommet. 

On y a cherché une influence du fédéralisme de Proudhon, mais de tout évidence, Kais Saied accorde une telle importance à l’État, quasi mystique, qu’il est difficile de le confondre avec un anarchiste. Ou encore une influence libyenne, mais il n’y pas de trace d’institutions tribales dans son projet. 

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À la rigueur, ou pourrait chercher une similitude dans les conseils communaux instaurés par Chávez au Venezuela en 2006, un système qualifié de « toparchie », le pouvoir du topos, du lieu, qui décentralise la politique sociale en attribuant aux habitants un pouvoir de décision sur l’utilisation locale de la rente. Dans ce projet, l’articulation entre les pouvoirs territoriaux et l’État n’est pas très claire.

Cette option peut être qualifiée de « populiste », entendu au sens historique du terme, et non comme anathème pour disqualifier toute critique de la démocratie représentative.

Populiste au sens où il s’agit d’approfondir la démocratie en faisant du peuple un sujet politique. Mais la voie n’est pas non plus sans péril. Un populisme « par le haut », où un leader plébiscité régulièrement monopolise la représentation du peuple, tourne immanquablement à la dictature, aussi pures soient ses intentions. 

Un populisme « par le bas », qui institue réellement un pouvoir populaire de base, peut dériver aussi hors de la voie démocratique. Tout d’abord, il peut renforcer les baronnies locales, consacrer ou construire des notabilités et des groupes confisquant localement les avantages de l’exercice du pouvoir. Ce système peut engendrer une cacophonie incontrôlable de pouvoirs locaux concurrents dans l’allocation des ressources, à laquelle répondrait un encadrement de plus en plus serré par l’État. Cela pourrait très rapidement reconstituer de facto une forme de parti-État. 

En résumé, toutes les options ont leurs vertus et leurs risques.

Les pouvoirs de fait

Comment sortir de cette triple impasse ? En regardant ailleurs. L’erreur des constituants de 2014, dans la tradition constitutionnaliste, a été de croire que c’est par le droit que se transforme une société. Ils prétendaient partir d’une page blanche, sans se laisser influencer par les experts qui leur proposaient des textes clé en main. 

En fait de page blanche, la Constitution est un palimpseste, un texte recouvrant d’autres textes, des sous-textes d’autant plus actifs qu’ils sont non écrits, des normes et des pouvoirs de fait qu’aucun écrit ne peut abroger.

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De quoi parle-t-on ? De la conception que la haute administration se fait de son rôle, des canaux d’influence entre milieux d’affaires et politiques, de tous les petits potentats locaux qui peuvent infléchir les décisions d’administration, des liens entre médias et argent, de la police, de la justice en leur faveur sans jamais laisser aucune trace, des juges qui usent de leur « indépendance » pour imposer leurs conceptions morales plutôt que la loi, ou bien acceptent des pots-de-vin pour fausser la balance, le poids que la priorité sécuritaire donne aux forces de l’ordre, la dépendance financière aux pays étrangers,  la privatisation de l’expertise dans la définition des politiques publiques au profit de cabinets internationaux tous formés dans le même moule… La liste n’est pas exhaustive.

Fondée sur des partis essentiellement animés par la préservation de leurs intérêts et sur l’ignorance de ces pouvoirs de fait, la Constitution de 2014 a échoué à tenir la promesse faite aux insurgés de 2011.

Le résultat est là, la fracture n’a jamais été aussi profonde entre la société et des institutions incapables de répondre à ses aspirations. C’est dans cette fracture que s’est installé Kais Saied. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Thierry Brésillon is an independent journalist based in Tunis since April 2011. He previously edited a monthly publication for an international solidarity organisation and covered the conflicts in Africa and in Israel-Palestine. He tweets @ThBresillon
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