« Une humiliation » : les Marocains dénoncent les restrictions sur les visas accordés par la France
« C’est la première fois qu’on me refuse un visa. » Hajar, 32 ans, est en colère. Habituée à se rendre en France pour y passer ses vacances, cette consultante dans un cabinet de conseil international a déposé en avril une demande de visa Schengen à TLS Contact à Casablanca, sous-traitant du consulat français au Maroc, sans succès.
« Même si mon dossier est complet, ma demande a été refusée. Je suis cadre en CDI et tous mes précédents séjours dans l’espace Schengen se sont bien passés, quel risque je représente pour la France ? C’est incompréhensible ! », s’indigne-t-elle auprès de Middle East Eye, dénonçant « un parcours du combattant de la prise de rendez-vous à la réponse du consulat ».
Hajar n’est pas la seule à avoir essuyé un refus après un rendez-vous obtenu au forceps.
C’est même devenu la règle depuis l’année dernière, selon de nombreux témoignages recueillis par MEE.
« Ma mère, qui est déjà venue me voir en France plusieurs fois par le passé, a eu deux refus cette année. La France, mon pays, me prive de voir ma mère », déplore Salma, une Franco-Marocaine de 31 ans qui veut entamer des recours pour comprendre ce refus qu’elle juge « indigne des valeurs de la France ».
Une mésaventure qui n’est pas sans rappeler celle de Hind, qui a relaté en juin sur Twitter l’expérience de son père. Ce dernier n’a pas réussi à obtenir de visa pour assister à la cérémonie de remise de diplôme de sa fille, à l’EM Lyon Business School, malgré un dossier solide assorti d’une invitation de l’école.
« Comment expliquer le refus de visa à mon père et mon frère, invités à la cérémonie de remise des diplômes de ma sœur, alors que vous justifiez cela par le fait que le motif du voyage n’est pas fiable : faux ! Son seul parent, encore en vie, va rater sa cérémonie », écrit-elle en interpellant directement l’ambassadrice française à Rabat, Hélène Le Gal.
« La procédure est devenue trop complexe, l’obtention de rendez-vous, n’en parlons même pas, sans oublier que cela engendre des frais importants, plus de 5 500 dirhams [530 euros]. C’est indigne ! C’est contraire à vos valeurs d’égalité et de fraternité », poursuit-elle.
Après un dépôt de recours, l’ambassade de France ayant accepté de réexaminer les dossiers, le père et le frère de Hind ont finalement obtenu un visa.
La sanction cible-t-elle vraiment les milieux dirigeants ?
C’est en septembre 2021 que le gouvernement français a décidé de durcir les conditions d’obtention des visas envers le Maroc, l’Algérie et la Tunisie.
Pour les deux premiers, le nombre de visas délivrés est réduit de moitié et pour la Tunisie, de 30 % – avec 2020 pour année de référence.
Le motif invoqué : le refus des trois pays de délivrer les laissez-passer consulaires nécessaires pour l’expulsion de leurs ressortissants en situation irrégulière.
« Les consulats coupent le robinet dès qu’ils constatent qu’ils ont atteint le quota de 50 % fixé par le gouvernement. Les autres dossiers sont systématiquement rejetés. Parfois, quand aucun motif ne peut justifier le refus, le dossier est tout simplement reporté »
- Une source française à Casablanca
« Notre objectif n’est évidemment pas d’affaiblir les échanges économiques et culturels avec ces pays, qui sont particulièrement denses. C’est pourquoi nos consulats s’efforceront de préserver les publics prioritaires [les étudiants, les hommes d’affaires, les bénéficiaires de passeports talents, les travailleurs qualifiés, etc.]. Nous viserons en priorité les milieux dirigeants, qui sont les premiers responsables de cette situation », avait alors déclaré en septembre au magazine marocain TelQuel une source du ministère de l’Intérieur français.
Sauf que dans les faits, les milieux dirigeants sont loin d’être les plus visés par la sanction.
Hommes d’affaires, journalistes, parents d’expatriés ou de binationaux, ou encore touristes se voient quasi systématiquement refuser leurs visas.
« Dans la majorité des cas, les dirigeants n’ont pas besoin de visas », fait remarquer un responsable marocain sous couvert d’anonymat, en évoquant les fameux « passeports de service » réservés aux diplomates et à leurs familles.
Les statistiques consultées par MEE témoignent de l’impact des restrictions : les consulats français au Maroc n’ont délivré en 2021 que 69 408 visas contre 342 262 en 2019, selon un rapport de la Direction générale des étrangers en France (DGEF) consulté par MEE.
Pour l’anecdote, en 2020, année où les Marocains ont peu voyagé du fait des restrictions imposées par la pandémie, le royaume était pourtant devenu, selon le même rapport, le premier bénéficiaire de visas, dépassant ainsi la Chine et la Russie avec près de 98 000 visas délivrés, soit plus de 30 % par rapport à 2021.
Selon une source française (au consulat de Casablanca) au fait du dossier, contactée par MEE, « les consulats coupent le robinet dès qu’ils constatent qu’ils ont atteint le quota de 50 % fixé par le gouvernement ».
« Les autres dossiers sont systématiquement rejetés. Parfois, quand aucun motif ne peut justifier le refus, le dossier est tout simplement reporté », poursuit la même source.
Déboutés par la France, de plus en plus de Marocains confient désormais passer par d’autres pays de l’espace Schengen, en particulier l’Espagne, qui ne s’est pas alignée sur la sanction des autorités françaises contre les trois pays maghrébins.
« Snobez cette France qui vous humilie »
« Je ressens ce refus de visa comme une humiliation. Avec cette sanction, la France est en train de se tirer une balle dans le pied, car tous les liens qu’elle a mis des décennies à tisser avec la population marocaine vont peu à peu être rompus », estime Hajar, qui a elle aussi opté pour des vacances en Espagne.
Le terme « humiliation » revient souvent dans les différents témoignages. Indigné par les très nombreux refus de visas, l’universitaire et écrivain Mokhtar Chaoui appelle ainsi les Marocains à « snober cette France qui [les] humilie ».
« La France reste souveraine quant à l’octroi des visas. Elle est dans son plein droit de refuser celui-ci et d’accepter celle-là. Ce que je ne comprends pas, c’est l’attitude des Marocains qui pleurnichent parce que mama France [Maman France] n’a pas voulu d’eux », écrit dans une publication l’enseignant-chercheur à l’université de Tétouan (Nord).
« La France est en train de se tirer une balle dans le pied, car tous les liens qu’elle a mis des décennies à tisser avec la population marocaine vont peu à peu être rompus »
- Hajar, consultante
« Envoyez-la [France] ch*** et allez passer vos vacances ailleurs. Le monde est grand et d’autres pays sont plus accueillants et moins chers », suggère-t-il encore.
Même écho du côté du site d’information marocain Quid.ma : « Il y a de nombreux Marocains qui avaient l’habitude de se soigner en France et qui n’arrivent plus à avoir de visa pour aller revoir leurs médecins dans l’Hexagone. En ne prenant pas en compte leur détresse, la France rajoute à la provocation gratuite et l’humiliation méchante ce côté délibérément inhumain. La France est-elle en passe d’effacer des frontons de ses édifices publics le mot “fraternité” ? »
Selon plusieurs sources, aucune avancée n’a eu lieu pour l’heure dans les négociations entre les deux pays en vue de lever les restrictions.
En septembre, le ministre des Affaires étrangères marocain avait regretté une « décision injustifiée ».
« La décision de la France est souveraine, mais les raisons qui la justifient nécessitent précision et débat, car elles ne reflètent pas la réalité de la coopération consulaire entre les deux pays en matière de lutte contre l’immigration illégale », avait-il déclaré.
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