Dans la Tunisie de Kais Saied, tout change pour que tout reste pareil
C’est l’été en Tunisie. Dans tout le pays, la population ressent les effets continus d’une crise économique prolongée qui a marqué la majeure partie de la décennie écoulée, ainsi qu’une inflation élevée aggravée par les chocs internationaux et la dépendance du pays vis-à-vis des importations alimentaires.
Le gouvernement présente actuellement son programme économique au Fonds monétaire international (FMI), dans l’espoir de proposer suffisamment pour obtenir un nouveau prêt tout en gardant à bord les principaux acteurs nationaux – et en particulier l’Union générale tunisienne du travail (UGTT, puissante centrale syndicale).
Les menaces considérables qui pèsent sur de nombreux moyens de subsistance des Tunisiens laissent peu de place aux erreurs, tandis que les rentrées d’argent promises provenant des actifs confisqués dans le cadre de campagnes de lutte contre la corruption demeurent une arlésienne.
Voilà ce qui décrit la Tunisie d’aujourd’hui. Mais il n’y a pas grand-chose de nouveau : cela pourrait tout aussi bien décrire les divers autres gouvernements que la dernière décennie a connus.
Malgré la refonte politique complète opérée l’an dernier, y compris une nouvelle Constitution et l’effondrement de l’expérience démocratique tunisienne, l’impasse que son économie politique rencontre reste remarquablement inchangée.
Le pays rappelle la fameuse réplique de Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans Le Guépard de Luchino Visconti : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change. »
Depuis le référendum de juillet sur la nouvelle Constitution, on a l’impression que désormais, après s’être concentré en premier lieu sur son programme politique, le président Kais Saied n’a plus d’autre choix que de se tourner vers l’économie. Les négociations avec le FMI et l’annonce de nouvelles initiatives économiques semblent confirmer cette impression.
— Mohamed-Dhia Hammami - محمد ضياء الهمامي (@MedDhiaH) September 2, 2022
Traduction : « Un épicier local à La Soukra, à L’Ariana, pour @LaPresseTunisie : ‘’Cela fait plusieurs jours que nous vivons cette situation, les fournisseurs refusent de nous répondre au téléphone, car ils n’ont aucune réponse. Œufs, lait, boissons gazeuses, beurre… tout manque’’. »
Mais cette séparation apparente entre les volets politique et économique ne tient pas compte de leur étroite relation. De nombreux maux économiques du pays – l’abondance de veto players (acteurs politiques dotés de la capacité à refuser un choix qui a été fait en stoppant par exemple une procédure législative), l’influence des réseaux clientélistes, l’absence d’un programme clair – sont le fruit de ses compromis politiques passés.
Rhétorique et réalité
Étant donné le rôle que les difficultés économiques rencontrées par les Tunisiens ordinaires jouent dans la campagne de Saied, on aurait pu supposer que son projet politique aurait jeté les bases d’une vision économique en renforçant les institutions clés et en écartant les potentiels veto players.
Par ailleurs, étant donné le rôle que l’autodétermination nationale a joué dans sa rhétorique, on aurait également pu supposer qu’il mettrait en place une coalition qui ne serait pas principalement structurée autour de négociations avec le FMI. Le fait le plus stupéfiant de l’ascension autoritaire de Saied est peut-être jusqu’à présent l’absence totale d’action à cet égard.
Près de trois ans après sa victoire électorale écrasante dans une posture apparente d’outsider, son projet politique le laisse avec la même palette limitée d’options et la même abondance de contraintes que ses prédécesseurs. Même son engagement très médiatisé à lutter contre la corruption rappelle l’entreprise similaire de l’ancien Premier ministre Youssef Chahed en 2017.
L’occasion s’est présentée. Durant l’année écoulée, Saied a eu la possibilité de modifier considérablement le paysage politique du pays.
Il en a profité pour forcer l’exclusion d’Ennahdha, le plus grand parti politique de la dernière décennie, et pour établir une structure politique autoritaire avec lui-même au centre. Alors qu’il se tourne enfin vers l’économie, il constatera que ces deux changements n’ont guère contribué à lui offrir du répit.
Bien que l’heure ne soit pas à la remise en question du programme économique et des performances d’Ennahdha pendant son temps au pouvoir, le parti n’a pas endossé le rôle de veto player déterminé sur la voie de la réforme économique.
Face à une coalition claire et large derrière une vision économique présidentielle, quelle qu’elle ait pu être, il est difficile d’imaginer qu’Ennahdha ne s’y serait pas rallié.
Au-delà des dommages causés aux structures démocratiques du pays, la volonté obsessionnelle de Saied de marginaliser le parti a également impliqué un manque d’intérêt sérieux pour toute réforme économique.
De même, il est peu probable que l’hyperprésidentialisme de Saied lui laisse beaucoup d’espace pour mettre en œuvre une nouvelle vision économique.
Même en l’absence de partis puissants en tant que potentiels veto players, la mise en œuvre de réformes économiques profondes nécessiterait des coalitions de soutien administratives et politiques investies dans un processus de réforme – un trait essentiel des gouvernements autoritaires qui s’en sortent le mieux sur le plan économique.
On ne sait absolument pas comment il parviendra à les construire tout en contournant les intérêts et les structures de pouvoir enracinés dans le paysage économique du pays – ou s’il est conscient qu’il doit le faire.
Une coalition nécessaire
Bon nombre des défis structurels auxquels l’économie tunisienne est confrontée aujourd’hui, de sa fragmentation aux inégalités régionales, sont également ancrés dans l’histoire des précédents gouvernements autoritaires, dans la mesure où les politiques financières ont été explicitement utilisées pour consolider les coalitions de soutien nationales et internationales.
Cela ne veut pas dire que les opportunités ne se présenteront pas. Les récentes discussions sur l’importance d’une réforme du système fiscal, par exemple, montrent qu’il s’agit d’un domaine politique qui a grand besoin d’être abordé – et qui pourrait bien correspondre au personnage de Saied.
Comme pour une grande partie de l’idéologie de Saied, le problème réside dans l’incapacité à reconnaître que la gouvernance nécessite la gestion de coalitions et d’ensembles d’intérêts complexes, ainsi que la création d’institutions à même de les gérer
Mais il s’agit également d’un bon exemple de réforme qui nécessite la mise en place d’une coalition, tant sur le plan technique que politique, pour que de réels progrès puissent voir le jour.
Comme pour une grande partie de l’idéologie de Saied, le problème réside dans l’incapacité à reconnaître que la gouvernance nécessite la gestion de coalitions et d’ensembles d’intérêts complexes, ainsi que la création d’institutions à même de les gérer. Une grande partie des critiques visant son approche économique portent sur un manque de compétences ou de vision, et celles-ci ne sont pas erronées.
Néanmoins, il convient d’y ajouter son incapacité à construire une coalition politique autour du changement économique et à créer un espace politique propice à une rupture avec les schémas des années précédentes.
Ainsi, même si une vision devait se manifester aujourd’hui, il pourrait déjà être trop tard.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
- Max Gallien est chercheur à l’Institute of Development Studies et à l’International Centre for Tax and Development. Ses recherches portent sur la politique des économies informelles et illégales et sur l’économie politique de l’Afrique du Nord. Il est titulaire d’un doctorat en développement international de la London School of Economics, et d’un DEA en études modernes sur le Moyen-Orient de l’Université d’Oxford. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MaxGallien.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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