Inflation et rationnements : en Tunisie, « la crise alimentaire est inévitable »
Dans les supermarchés tunisiens, certains rayons restent désespérément vides depuis plusieurs semaines. Farine, riz, semoule, sucre, œufs sont presque introuvables.
« On approvisionne le coin farine plusieurs fois par jour, et en quelques secondes, tout part », relate à Middle East Eye Khairi, commercial dans un supermarché Carrefour du Grand Tunis.
Dans les épiceries de quartier, même scénario : « Qui veut le dernier paquet de farine ? », lance un épicier tunisois à ses clients.
Pour trouver du pain, omniprésent dans le régime alimentaire des Tunisiens, il faut désormais se lever tôt. Devant les boulangeries, les queues s’allongent jour après jour alors que les boulangers ont de moins en moins de pain à vendre.
« On me livre la moitié de mon stock de farine habituel. À 9 h du matin, tout est déjà parti », déplore Amor, boulanger dans le très animé marché de Sidi Bouzid (centre), berceau des contestations de 2011.
Excédées par cette situation, les boulangeries du gouvernorat de Ben Arous (au sud de Tunis) ont menacé de se mettre en grève à partir du 17 mars.
Des scènes de grandes bousculades circulent aussi sur les réseaux sociaux. Une vidéo filmée à Sidi Bouzid montre une foule prendre d’assaut une camionnette lors d’une distribution de semoule. Les gens s’arrachent les gros paquets qui sont balancés par-dessus bord.
À mesure que les denrées alimentaires se raréfient, leurs prix flambent. Dans les boulangeries non subventionnées, le prix du pain a augmenté de 25 % ces deux derniers mois, conséquence de la guerre en Ukraine et des tensions sur le prix du blé. Le prix du baril de pétrole est lui aussi en train de flamber.
Traduction : vidéo montrant la distribution de la semoule à Sidi Bouzid
« Cette situation ne date pas d’hier. Ce qu’on vit depuis deux mois, on le prédit depuis un an », commente pour MEE Houssem Saad, membre d’ALERT, association de lutte contre l’économie de rente en Tunisie.
Une situation « explosive »
Ce collectif met en garde depuis plusieurs années contre les risques structurels du système alimentaire tunisien, basé sur les importations et l’économie de rente.
« En attendant que l’Office des céréales négocie un prêt à taux d’intérêt très fort auprès d’une banque privée, les bateaux peuvent rester cinq à six semaines en mer »
- Houssem Saad, membre d’ALERT
Aujourd’hui, avec l’embourbement financier de l’État tunisien et l’impact économique de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la situation pourrait devenir « explosive », prédit-on au Carnegie Middle East Center.
Pour Layla Riahi, membre de la Plateforme tunisienne des initiatives, contactée par MEE, « la crise alimentaire est inévitable ».
Une grande partie du système alimentaire tunisien repose sur les importations. Le pays fait appel à l’étranger pour la moitié de ses besoins en blé dur – servant à la production de pâtes, semoule et autres produits transformés – et pour 97 % de ses besoins en blé tendre destiné à la fabrication du pain, d’après les derniers chiffres de l’Office des céréales, confirmés par ALERT, dont la moitié provient d’Ukraine.
Depuis décembre 2019, en raison de son manque de fiabilité financière, l’État tunisien doit payer comptant chaque importation et ne peut plus bénéficier d’échéances de paiement. Aujourd’hui, les caisses sont à sec, ce qui empêche le débarquement des marchandises.
« En attendant que l’Office des céréales négocie un prêt à taux d’intérêt très fort auprès d’une banque privée, les bateaux peuvent rester cinq à six semaines en mer. Les frais sont de 15 000 à 20 000 dollars par jour, ce qui fait augmenter à chaque fois le prix des importations », explique Houssem Saad.
Autre conséquence de cette attente : une importante part des denrées périssables moisissent avant d’être débarquées, diminuant un peu plus le stock disponible.
« Les balles et les bombes en Ukraine peuvent amener la crise alimentaire mondiale à des niveaux jamais vus auparavant », alerte le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies.
Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, respectivement premier et cinquième exportateurs de blé au monde, les marchés s’affolent et le boisseau de blé (27 kg) a augmenté de près de 40 % entre la mi-février et le 7 mars.
La Tunisie a désormais du mal à suivre. Le 11 mars, l’Office des céréales n’a pas réussi à concrétiser un appel d’offres pour l’importation de blé au mois de mai, faute de moyens financiers.
« En ce moment, la demande mondiale est très importante, et les fournisseurs se tournent d’abord vers les bons payeurs avant les mauvais », analyse le membre d’ALERT.
À ce jour, les réserves en blé permettraient de tenir jusqu’à la fin du mois de mai. Pour le sucre, le thé, le riz, « nous en avons encore suffisamment jusqu’au mois de juin », d’après les vérifications d’ALERT, qui suit depuis plusieurs semaines l’approvisionnement alimentaire via les ports.
Rationnement et réponse sécuritaire
Depuis quelques semaines, des écriteaux ont fait leur apparition dans les rayons des supermarchés : « Pas plus de 2 kg de sucre, de riz et de farine par client ».
Les boulangeries ont également commencé à rationner le pain.
« Nous sommes entrés dans une ère de rationnement et elle va durer », prévoit Layla Riahi.
Pour le moment, « les stocks n’ont pas encore diminué mais le rationnement est institué pour éviter à l’État tunisien de payer plus de subventions afin de pallier l’augmentation des prix », ajoute-t-elle.
Pour inciter la population à moins consommer, le ministère de la Santé est quant à lui arrivé en renfort à coup de conseils diététiques : « Le sucre, le sel et les aliments frits sont toxiques, alors réduisez-les pour vivre mieux ».
« On a éliminé la viande de notre alimentation depuis longtemps, puis le poisson. Si on touche au pain, il ne nous reste plus rien »
- Marwa, une Tunisienne
« Comment prendre cela pour un conseil alors que nous sommes en pleine pénurie et que les gens ont de plus en plus de mal à se nourrir ? », s’interroge Houssem Saad.
Alors que le Ramadan commence la semaine prochaine, les consommateurs cherchent à stocker à tout prix.
C’est contre ce phénomène que le gouvernement tunisien a décidé de lutter, en réponse à la pénurie qui guette.
Des commandos de la Garde nationale, de la police et parfois de l’armée sont mobilisés pour lutter contre ceux que le président Kais Saied nomme les « spéculateurs », des intermédiaires qui retiennent des stocks de denrées alimentaires afin de faire monter leurs prix.
En réalité, « la police fait beaucoup de descentes chez des gens qui font des petits stocks, c’est surréaliste », s’indigne le membre d’ALERT.
Le ministère de l’Intérieur s’est félicité via un post Facebook d’avoir intercepté 5 503 litres d’huile végétale, une quantité dérisoire par rapport à la consommation nationale, qui s’élève à 240 000 tonnes par an.
« Le gouvernement est inoffensif face aux rentiers et s’attaque aux consommateurs à coup de matraque. C’est dangereux et ça en dit long sur sa vision », commente Houssem Saad.
« Car ce sont surtout les gros industriels et les transformateurs alimentaires qui font de la rétention de matières premières : allez voir dans les usines de thon et de sardines, c’est là-bas que part une grande partie de l’huile subventionnée ! »
« Cette crise est en train de toucher les derniers bouts de dignité qui nous restent. On a éliminé la viande de notre alimentation depuis longtemps, puis le poisson. Si on touche au pain, il ne nous reste plus rien », s’inquiète Marwa, 36 ans, professeure et membre de la société civile.
Pour Layla Riahi, cette crise est l’occasion de tout revoir : « Il y a un changement de cap à opérer au niveau de la politique agricole et alimentaire, c’est urgent. »
Rien qu’entre 2021 et 2022, le pays a perdu 400 00 hectares de terres destinées à la culture des céréales, soit 28 % de la superficie totale.
Ce changement ne peut se faire, selon elle, qu’en démantelant « les trois ou quatre cartels » qui monopolisent l’intégralité du secteur alimentaire dans le pays. « Il faut que la subvention à la consommation s’arrête, et que l’on subventionne désormais la production », ajoute-t-elle.
Réinvestir dans les semences locales, mettre la terre à disposition des paysans, revoir la politique de l’eau : autant de mesures pour construire une souveraineté alimentaire et améliorer la qualité de la consommation. « Si on ne revoit pas tout ça, ce sont les mouvements sociaux qui nous guettent de nouveau. »
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