Les Tunisiens inquiets des répercussions de la guerre en Ukraine sur leur économie en crise
« Ma grande inquiétude, c’est que cette guerre se propage en Europe de l’Ouest. Si cela arrivait, on serait délaissés par les pays [dont la France] qui nous soutiennent depuis la révolution [de 2011 qui a renversé ben Ali] parce qu’ils seraient obligés de se concentrer sur leurs problèmes. »
Imen, institutrice à Tunis, se dit préoccupée par la guerre en Ukraine. Dans un scénario du pire, elle évoque l’éventuelle pénurie de plusieurs produits de base et de médicaments. « Notre pays n’est pas une force industrielle. On ne peut pas compter sur nous-mêmes. »
« Déjà, le prix du baril [de pétrole] a augmenté de 80 à 120 dollars ! Et ça va continuer d’augmenter... Je ne veux pas imaginer les répercussions sur l’économie de tous les pays, y compris le nôtre, déjà en difficulté », témoigne à MEE Abdallah, informaticien à la retraite. « Il en est de même pour les prix des céréales, qui ont augmenté de près de 30 %. »
Selon un rapport de l’Observatoire tunisien de l’économie (OTE), la dépendance du pays aux importations céréalières était en moyenne de 57, 35 % entre 2008 et 2018.
En 2020, les besoins en importations céréalières en Tunisie ont augmenté de 20 % par rapport à l’année précédente, selon les chiffres de l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture des Nations unies (FAO).
D’après une déclaration d’un responsable du ministère de l’Agriculture au lendemain des premiers bombardements en Ukraine, « la Tunisie importe la moitié de ses besoins en céréales d’Ukraine et de Russie ».
Il a rassuré par ailleurs quant au stock de céréales, selon lui « suffisant jusqu’en juin, juste avant notre récolte locale saisonnière ».
Les Russes, deuxièmes clients du tourisme tunisien
Abdallah s’inquiète aussi pour le tourisme, « qui commence à peine à reprendre son souffle » après la pandémie de covid-19. « Ce sera compliqué avec la fermeture de l’espace aérien de la Russie. »
D’après l’Office du tourisme, les Russes ont été en 2018 les deuxièmes touristes européens les plus nombreux à venir en Tunisie après les Français. Le secteur, un moteur essentiel de l’économie tunisienne, représente 14 % du PIB du pays.
« Après tout, les États-Unis font la guerre tout le temps et partout où ils ont des intérêts à défendre, ce qui fait que cette campagne occidentale de diabolisation de la Russie me répugne »
- Oussema Rebai, patron dans la restauration
La puissante union syndicale UGTT a aussi mis en garde contre l’impact de la guerre en Ukraine. Elle a appelé le gouvernement à prendre les mesures nécessaires afin d’alléger ses répercussions sur l’économie nationale et l’énergie, tout en dénonçant l’attitude du « deux poids, deux mesures » de la communauté internationale, plus sensible à ce qui se passe en Europe qu’ailleurs dans le monde.
Dans une cafétéria du quartier d’affaires des Berges du lac à Tunis, la guerre en Ukraine fait l’objet de toutes les discussions.
Bien qu’il soit « catégoriquement contre la guerre », Oussema Rebai, patron dans la restauration, en pause-café avec ses collègues, estime qu’en « se mettant à la place de la Russie, on peut penser que ce qu’elle fait est légitime ».
« Après tout, les États-Unis font la guerre tout le temps et partout où ils ont des intérêts à défendre, ce qui fait que cette campagne occidentale de diabolisation de la Russie me répugne », s’insurge le quadragénaire.
« Que l’Ukraine soit envahie par la Russie est moins choquant pour moi que l’invasion de l’Irak ou l’Afghanistan. Après tout, l’Ukraine a toujours été russe : historiquement, elle faisait partie de l’Empire russe. Ils sont liés géographiquement et historiquement », analyse-t-il pour MEE.
« Pourtant, les médias présentent les choses différemment : la Russie a attaqué l’Ukraine et les États-Unis ont sauvé l’Irak et l’Afghanistan. »
Anis, designer graphique de 35 ans, avoue « ne pas comprendre grand-chose à la politique ». « Mais je reste admiratif face à Poutine. Même s’il aurait pu trouver une solution plus pacifique, il résiste face aux Américains qui veulent l’isoler. »
Mahmoud, vidéaste, met sur le compte de « la crise de leadership que traverse la Tunisie depuis une décennie » le fait que « de nombreux Tunisiens admirent Poutine ».
Pour lui, la plupart des Tunisiens soutiennent la Russie par solidarité avec la Libye et l’Irak.
« Les Tunisiens n’oublieront pas l’assassinat de Saddam [Hussein] le jour de l’Aïd, ni la destruction de la Libye, où plusieurs Tunisiens travaillaient. Ils ont une dent contre l’OTAN, et particulièrement les États-Unis, après ce qu’ils ont fait au Moyen-Orient et en Libye. C’est une sorte de revanche ! L’arrogance américaine peut mener à notre perte à tous. Isoler la Russie la poussera à la guerre totale et ça, personne n’y gagnera. »
« C’était une expérience affreuse »
« Les stratégies politiques ne valent rien face à la destruction que la guerre va engendrer. On a vu ce que ça a donné en Palestine, en Irak, au Yémen, en Syrie et en Libye… », énumère Faouzia, rédactrice-web, qui assure à MEE être « contre l’invasion russe ». « Bien que les raisons diffèrent, le résultat est le même : du sang, des morts, de la destruction, etc… », constate-t-elle.
Mehdi Kammoun l’a vécu personnellement. Il fait partie des 230 Tunisiens rapatriés le mercredi 2 mars, à bord d’un vol Tunisair via la frontière roumaine. Le même jour, un autre avion militaire a rapatrié 97 Tunisiens par la frontière avec la Pologne.
« C’était horrible ! J’ai vécu les pires journées de ma vie », raconte-t-il à MEE, encore ému.
« C’était une expérience affreuse. La guerre, ce n’est pas comme quand on la regarde à la télé. Je n’arrive toujours pas à oublier l’image des chars qui traversent le pays, l’inquiétude de mes proches et mes camarades qui paniquent et s’évanouissent dès qu’elles entendent les bombardements », ajoute le jeune homme qui étudiait à Dnipro, une ville de l’est de l’Ukraine. Le pays accueillait près de 1 500 étudiants tunisiens.
Traduction : « Page Facebook du ministère des Affaires étrangères : arrivée d’un vol Tunisair de Roumanie à l’aéroport Tunis-Carthage avec à son bord 230 Tunisiens. »
Saif Omran, un jeune humoriste tunisien, a exprimé dans une vidéo le désarroi de sa génération ces dix dernières années : « J’étais un petit garçon quand la révolution a éclaté. On a vécu des semaines avec le couvre-feu… Juste après, il y a eu le covid, alors on est revenus au couvre-feu et au confinement. Aujourd’hui, c’est la guerre. S’il vous plaît, stop ! On a envie de vivre un peu. »
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