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Le tourisme tunisien à l’agonie après deux ans de pandémie

Des agences de voyage aux guides touristiques, pas une filière du secteur touristique, qui représente 14 % du PIB du pays, n’a été épargnée par la crise sanitaire. Mais les signes d’une reprise sont déjà là
Selon une étude, depuis le début de la pandémie en mars 2020, 20 % des hôtels ont fermé, 29 % sont restés en activité et 51 % ont poursuivi leur activité ponctuée par des interruptions (AFP/Anis Mili)
Selon une étude, depuis le début de la pandémie en mars 2020, 20 % des hôtels ont fermé, 29 % sont restés en activité et 51 % ont poursuivi leur activité ponctuée par des interruptions (AFP/Anis Mili)
Par Ahlem Mimouna à TUNIS, Tunisie

« On a fait une belle saison ! Deux jours après l’Aïd al-Adha, on affichait complet tous les jours ! » Walid, gérant d’un restaurant à Haouaria, un village à la pointe du cap Bon (nord-est de la Tunisie), prisé pour ses splendides paysages, ne cache pas son optimiste à Middle East Eye.

Et il n’est pas le seul. « C’était inattendu ! À la mi-juillet, le nombre de réservations a considérablement augmenté », confirme Omar Ayed, directeur adjoint de l’hôtel Jaz Tour Khalaf à Sousse (est de la Tunisie). « Alors qu’on était à 200 clients par jour en juin, on est passés à 600 clients, soit le seuil maximal fixé par le protocole sanitaire qui nous imposait 50 % de taux d’occupation. »

Si le secteur du tourisme a été pendant deux années une victime collatérale de la pandémie, il devrait retrouver des couleurs en 2022. L’été 2021 s’annonçait pourtant difficile : en juin, les autorités enregistraient quelque 200 morts par jour et près de 10 000 cas de contamination quotidiens dans une quatrième vague de la pandémie qui a mis en lumière les défaillances du système sanitaire : hôpitaux saturés, manque d’équipements hospitaliers, insuffisance de vaccins…

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Pour ne rien arranger, la Russie et l’Algérie, parmi les plus importants pourvoyeurs de touristes pour le pays, ont fermé leurs frontières avec la Tunisie. Et la France a classé la Tunisie parmi les pays de « la liste rouge », soumettant les voyageurs à de sévères restrictions (aujourd’hui un peu allégées puisque le pays est passé en « liste orange »).

Selon le Baromètre Orchestra, relatif aux ventes des voyagistes dans les agences françaises, la Tunisie, quatrième destination prisée par les Français en 2019, affiche la plus forte baisse du top 20 (moins 90 % de fréquentation) au mois d’août 2021.

« Cela nous a directement impactés », confie à MEE Marouen Tfifha, responsable commercial à l’hôtel Jaz Tour Khalaf. « On recevait deux à trois annulations tous les jours, non seulement des touristes, mais aussi des Tunisiens qui résident à l’étranger. »

Près de 400 000 emplois

En plus du couvre-feu et d’un confinement pendant les week-ends, le déplacement entre les villes a été interdit, sauf pour les cas d’urgence et les détenteurs d’autorisations de circulation ou de réservations dans les hôtels.

D’après un chiffre récent de l’Office national du tourisme, la pandémie aurait causé près d’1,5 milliard d’euros de pertes au tourisme tunisien, véritable moteur de l’économie. Le tourisme représente en effet 14 % du PIB du pays et assure près de 400 000 emplois directs et indirects, selon les chiffres de 2018 et 2019.

Le ministre du Tourisme Habib Ammar a déclaré début octobre que « le tourisme local et les Tunisiens résidents à l’étranger » avaient « sauvé la saison ».

« On ne peut plus compter que sur le client tunisien, mais ça ne suffira pas. Si l’arrière-saison ne s’améliore pas, on devra fermer… »

- Omar Ayed, directeur-adjoint d’un hôtel à Sousse

« Ce sont les belles paroles des politiques. Mais deux mois sont-ils suffisants pour couvrir les charges d’une année ? », demande Amine Wahrani, gérant d’une agence de voyage à l’Ariana, dans la banlieue de Tunis.

En septembre, le ministère avait annoncé une hausse du nombre de nuitées de 8,2 % durant les huit premiers mois de l’année 2021 « grâce au tourisme intérieur ». Comparées à 2020, les recettes touristiques ont augmenté de 6 % mais ont chuté de 60 % par rapport à celles générées durant la même période en 2019.

Omar Ayed estime aussi que « deux mois de travail ne représentent rien face à la crise qui dure depuis plus d’un an ».

« Avec la rentrée scolaire en septembre, le nombre de clients a chuté de manière vertigineuse, passant de 600 à 150. On ne peut plus compter que sur le client tunisien, mais ça ne suffira pas. Si l’arrière-saison ne s’améliore pas, on devra fermer… »

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Dans un communiqué publié mi-juillet, la Fédération tunisienne de l’hôtellerie avait déjà mis en garde contre la fermeture de certains établissements hôteliers « incapables de supporter seuls le fardeau financier de la crise ».

Depuis le début de la pandémie en mars 2020, 20 % des hôtels ont fermé, 29 % sont restés en activité et 51 % ont poursuivi leur activité ponctuée par des interruptions, selon une étude de l’Institut arabe des chefs d’entreprises (IACE) sur l’impact de la pandémie sur le secteur hôtelier, publiée en juin.

« On a fermé l’hôtel pendant près de neuf mois, du 21 septembre 2020 au 28 mai 2021. On en a profité pour faire des travaux de maintenance et de grandes réparations qu’on ne peut pas faire en présence des clients », témoigne à MEE Omar Ayed.

Quant au personnel de son hôtel 5 étoiles, le directeur adjoint assure que « pendant ce chômage technique, les cadres et les employés permanents ont perçu 50 % de leurs salaires. D’autres salariés, économiquement plus vulnérables, ont été affectés à d’autres postes, tels que le jardinage ou la sécurité, afin de percevoir un salaire complet ».

Selon lui, ce traitement n’est pas propre à tous les hôtels : certains hôtels voisins de cette station balnéaire « ont pour la plupart fermé leurs portes et licencié leurs employés », relève-t-il.

« La deuxième année blanche consécutive »

Omar Ayed assure toutefois qu’avec seulement 50 % de remplissage, « l’hôtel arrivera à peine à verser les salaires et à couvrir les charges ».

Selon l’IACE, sur les 100 hôtels sondés, seulement 5 % n’ont pas réduit leurs effectifs.

« C’est la deuxième année blanche consécutive », constate Jabeur Ben Attouch, président de la Fédération tunisienne des agences de voyage (FTAV). « La crise du COVID explique l’effondrement économique du secteur touristique en 2020. En 2021, elle explique l’effondrement des institutions économiques. »

« Nous, agences de voyage, sommes comme brûlées au troisième degré par un incendie », se plaint pour sa part Amine Wahrani.

Toujours selon l’étude de l’IACE, 58 % des agences de voyages ont enregistré une baisse de 75 % ou plus de leurs chiffres d’affaires au cours des six derniers mois de 2020.

Selon une étude, 58 % des agences de voyages ont enregistré une baisse de 75 % ou plus de leurs chiffres d’affaires au cours des six derniers mois de 2020

Jabeur Ben Attouch précise à MEE que les agences de voyage travaillant avec les étrangers ont suspendu leurs activités. « Ce sont elles qui emploient le plus de personnel. Elles sont la base de l’économie des agences de voyages. Seules les agences qui travaillent dans le tourisme local exercent encore. »

« Nous faisons de notre mieux pour attirer les clients, en leur accordant des facilités de paiement, des promotions, etc. On fait preuve de créativité pour les encourager car les Tunisiens eux-mêmes sont affectés par cette crise sanitaire », ajoute Amine Wahrani, ancien hôtelier.

Le président de la FTAV assure que toutes les activités touristiques sont quasiment à l’arrêt : « Il n’y a plus de oumra, ni de hadj, ni même de congrès. »   

« La oumra est la destination la plus rentable pour les grandes comme pour les petites agences puisqu’environ 1 000 Tunisiens partent en Arabie saoudite », confirme Amine Wahrani. « Le hadj et la oumra ont été suspendus l’an dernier. On espère que la reprise se fera la saison prochaine avec l’amélioration de la situation sanitaire. »

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La FTAV a enregistré plus de 915 millions d’euros de pertes sèches durant les dix-huit mois précédents, assure Jabeur Ben Attouch. « Plus de 47 % de notre personnel des agences de voyage a été licencié et les agences sont menacées de faillite. »

« C’est la crise la plus longue et la plus difficile pour le métier. C’est même pire que la révolution ou les attentats », assure à MEE Mehdi Hachani, le président de la Fédération tunisienne des guides touristiques.

Il faut dire que le secteur souffre depuis la révolution de 2011. La série d’attentats de 2015 (au Bardo et à Sousse) n’a fait qu’accentuer la crise, qui s’est aggravée depuis 2020 sous l’effet de la pandémie.

Mehdi Hachani assure que sur 1 100 guides agréés par l’État, seulement 400 sont « sur le terrain ».

« La plupart ont entamé une reconversion professionnelle, notamment dans les centres d’appel, puisqu’ils maîtrisent les langues. Beaucoup sont partis à l’étranger, notamment dans les pays du Golfe. Les Émirats arabes unis et Oman sont en train de recruter en masse, comme le Qatar [pour la Coupe du monde 2022]. »

« Aucun soutien de la part de l’État à la hauteur des besoins du secteur »

« J’anime une chronique touristique à la radio. On est rodés maintenant ! Avec toutes les crises que la Tunisie a connues cette dernière décennie, on a appris à se débrouiller et à mettre de l’argent de côté pour les jours difficiles », confie Mehdi Hachani.

Selon lui, face à toutes ces difficultés, le métier de guide n’attire plus.

« C’est un métier en voie de disparition. On était 3 000 guides en 2010. Même l’Institut supérieur de tourisme n’a pas ouvert de section pour les guides l’an dernier. Il n’y avait aucune demande, c’est une première ! »

Pour remédier à la crise du secteur, l’État a pris en charge la cotisation patronale de la sécurité sociale pour le quatrième trimestre de l’année 2020 et des deux premiers trimestres de l’année 2021, à condition que les emplois soient préservés.

Une prime mensuelle d’environ 60 euros a en outre été accordée aux employés du secteur touristique qui se trouvent en chômage technique, pour une durée de six mois.

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« Les sociétés n’ont reçu ni de la part de l’État [exonération fiscale, échelonnement des dettes, etc.] ni de la part des banques un soutien à la hauteur des besoins du secteur. Nous avons demandé la suspension des poursuites fiscales et financières et la suspension des procès pour cessation de paiement, sans résultat », regrette le patron des agences de voyage.

« Notre pays est pauvre. C’est tout ce que l’État peut faire pour nous », conclut Amine Wahrani. « Mais ce sont surtout les banques qui nous handicapent. Elles nous ont mis la pression alors qu’on ne faisait pas d’entrées d’argent. Désormais, je ne cherche plus à faire des bénéfices. Je veux juste garder en vie mon agence, pour être présent au moment de la reprise. »

Mehdi Hachani avait espoir dans le sommet de la Francophonie, qui devait se tenir à Djerba fin novembre puis a été reporté.

« Près de 10 000 visiteurs étrangers allaient faire revivre l’île de Djerba et le métier de guide en particulier. On avait déjà envoyé aux organisateurs la liste des guides qui allaient participer à l’événement », regrette-t-il.

Maigre consolation : un des plus importants réseaux français d’agences de voyages a choisi la Tunisie pour tenir, en décembre, son congrès international du tourisme et des voyages, qui va accueillir plus de 450 représentants.

Mais le géant mondial du tourisme TUI a annoncé la reprogrammation de la destination Tunisie à partir du mois de novembre après une interruption de dix-huit mois.

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