Guerre en Ukraine : le jeu d’équilibriste de Rabat pour ne pas s’aliéner Moscou
À la surprise générale, le Maroc n’a pas pris part au vote de la résolution condamnant la Russie pour son invasion de l’Ukraine et exigeant le retrait de ses troupes, le 2 mars à l’Assemblée générale des Nations unies. Pourquoi le royaume n’a-t-il pas suivi ses alliés occidentaux ?
« Le Maroc est un ami important et un allié des États-Unis », assurait en mai 2019 Jared Kushner, conseiller de l’ancien président américain Donald Trump, qui a reconnu en décembre 2020 la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental.
Le royaume est aussi un allié de l’Europe, son premier partenaire commercial. Et en tant que tel, beaucoup s’attendaient à ce qu’il se range du côté occidental.
Pourtant, il n’en a rien été. Non seulement il n’a pas voté en faveur de la résolution, adoptée à une écrasante majorité, mais il a décidé de ne pas prendre part au vote, comme douze autres pays, dont huit africains, « pour signifier qu’il entend rester à équidistance de toutes les parties », analyse pour Middle East Eye une source marocaine au fait du dossier.
Toujours est-il que la non-participation au vote a été abondamment commentée, notamment par la presse française. « Sur la question ukrainienne, le Maroc ne veut plus suivre l’Europe », titre, par exemple, Le Figaro le 3 mars, à la lumière du « froid régnant sur les relations avec la France et l’Union européenne [UE] ». « Le Maroc est lassé de l’inaction voire de la fragilité du soutien de l’UE et de ses États membres à sa cause nationale : la reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara occidental contre les indépendantistes du [Front] Polisario », commente le quotidien.
Le risque de neutralité positive au profit de l’Algérie
Même constat du côté de RFI qui va plus loin : « Le Maroc cherche depuis des années à varier ses partenaires stratégiques et économiques. Des accords le lient désormais à l’Inde, la Chine et la Russie, que le roi Mohammed VI a visitées. »
Dans un communiqué publié le 2 mars, la diplomatie marocaine, sans justifier les raisons de sa décision, a indiqué que « la non-participation du Maroc ne saurait faire l’objet d’aucune interprétation par rapport à sa position de principe concernant la situation entre la Fédération de Russie et l’Ukraine ». La position en question, le Maroc l’a exprimée le 26 février en affirmant « suivre avec inquiétude l’évolution de la situation ».
« Le royaume réitère son soutien à l’intégrité territoriale et à l’unité nationale de tous les États membres des Nations unies », ajoutait dans un communiqué le ministère dirigé par Nasser Bourita, rappelant également l’attachement du Maroc « au principe de non-recours à la force pour le règlement des différends entre États » et « encourager toutes les initiatives et actions favorisant un règlement pacifique des conflits ».
En matière de diplomatie, toutes les positions du royaume sont dictées par sa première cause nationale : le Sahara occidental. Le 2 mars, il n’a pas dérogé à cette règle.
Ainsi, « Rabat ne veut pas s’aliéner Moscou en espérant ramener Vladimir Poutine à une neutralité positive sur ce dossier qui l’oppose au Front Polisario, soutenu par l’Algérie », confie une source bien informée à MEE.
« De 2007 à 2014, Moscou était dans une neutralité positive. En 2008, par exemple, la Russie s’est opposée à une résolution incluant des références aux droits de l’homme dans les missions de la MINURSO [Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental]. Elle est un allié d’Alger qui dispose, en tant que membre permanent, d’un droit de veto au Conseil de sécurité, qui peut revoir sa position sur le Sahara », analyse notre source.
Ce qui explique le ton très millimétré des deux communiqués, bien loin des termes employés par le camp occidental. Se gardant de condamner la Russie, la diplomatie marocaine dit regretter « l’escalade militaire » – et non « l’invasion » – qui « a fait, malheureusement, des centaines de morts et des milliers de blessés et a causé des souffrances humaines des deux côtés, d’autant que cette situation impacte l’ensemble des populations et des États de la région et au-delà ».
« Il faut nous aider à clore ce dossier »
Mais ce jeu d’équilibriste ne risque-t-il pas de froisser ses alliés, notamment les États-Unis, qui ont reconnu en 2020 la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, et l’Europe, qui compte des soutiens au plan d’autonomie proposé par Rabat pour le règlement du conflit ?
« Le Maroc reproche justement aux pays européens de faire durer le conflit du Sahara occidental en refusant de soutenir son plan d’autonomie »
- Une source diplomatique marocaine à MEE
« Le Maroc reproche justement aux pays européens de faire durer le conflit du Sahara occidental en refusant de soutenir son plan d’autonomie. Le message est en l’occurrence clair : si nous sommes réellement des alliés, il faut nous aider à clore ce dossier », précise une source diplomatique à MEE.
En brouille diplomatique depuis avril 2021 avec son voisin espagnol – où le chef du Front Polisario, Brahim Ghali, a été hospitalisé sous une fausse identité – et avec l’Allemagne jusqu’en janvier dernier – à cause de son « activisme antagonique » sur la question du Sahara –, le Maroc veut pousser ses partenaires européens à suivre le pas des États-Unis. Sans succès jusqu’à présent.
Par ailleurs, si les États-Unis ont reconnu sous Donald Trump la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, en échange de la normalisation des relations avec Israël, l’attitude américaine vis-à-vis du dossier du Sahara n’a pas toujours été stable.
En 2013, par exemple, Washington avait proposé un élargissement du mandat de la MINURSO à la surveillance des droits de l’homme, ce qui avait suscité la colère de Rabat.
Bien que la résolution – contre laquelle la Russie et la Chine ont voté – ait été ensuite abandonnée, le Maroc a retenu la leçon : il ne faut pas compter uniquement sur la France et les États-Unis au Conseil de sécurité. Et surtout, il faut se rapprocher de la Russie.
« Les péripéties de la question nationale au cours des trois dernières années soulignent l’importance pour le Maroc de revoir son jeu d’alliance parmi les puissances déterminantes au Conseil de sécurité des Nations unies », juge une note diplomatique datée de 2014.
Intitulé « La Fédération de Russie et la question du Sahara marocain », le document, révélé en 2014 par un hacker nommé Chris Coleman, indique en préambule qu’il « importe pour le royaume de renforcer son partenariat stratégique avec la Russie » mais que « ce renforcement ne doit pas être conçu comme une alternative aux relations fortes avec d’autres membres permanents [France et États-Unis] ».
Jeu géopolitique global
« Il s’agit plutôt de compléter ces alliances traditionnelles et de diversifier les partenariats en tenant compte des réalités changeantes internationales et des intérêts supérieurs du royaume », explique-t-on du côté des Affaires étrangères.
Selon la même note, pour Moscou, « la question du Sahara a toujours fait partie du jeu géopolitique global sur la scène internationale ». « Elle a également constitué un levier pour la promotion des intérêts de ce pays aussi bien avec le Maroc qu’avec l’Algérie. »
Ainsi, si la Russie n’a jamais été « activement entreprenante sur ce dossier », elle a toutefois « toujours veillé à garder son influence sur cette question ». La note diplomatique propose dès lors plusieurs pistes permettant « d’optimiser la position russe ».
Parmi ces propositions : « Renouveler, enrichir et diversifier son partenariat stratégique avec la Russie, l’objectif étant de créer des intérêts importants et structurants dans tous les domaines de coopération [paix et sécurité, relations économiques et investissements, armement...] ».
En 2016, le roi Mohammed VI a effectué une visite officielle en Russie, pendant laquelle plusieurs conventions de coopération ont été signées.
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