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Guerre en Ukraine : la crise politique et économique en Tunisie piège Kais Saied 

En se prononçant contre la Russie à l’ONU, la Tunisie s’inscrit dans une longue tradition diplomatique d’attachement au droit international mais risque de rester dans le giron d’un Occident très critique sur le coup de force de Kais Saied
Kais Saied s’emploie à démontrer aux dirigeants occidentaux que le régime d’exception mis en place ne remet pas en cause la démocratie et les libertés (AFP/Johanna Geron)
Kais Saied s’emploie à démontrer aux dirigeants occidentaux que le régime d’exception mis en place ne remet pas en cause la démocratie et les libertés (AFP/Johanna Geron)

La première prise de position diplomatique majeure depuis le coup de force de Kais Saied, le 25 juillet 2021, était forcément très attendue. Le 2 mars 2022, la Tunisie a fait partie des 141 pays à voter en faveur de la résolution présentée à l’Assemblée générale des Nations unies.

Intitulé « Agression contre l’Ukraine », le texte condamne l’intervention russe en Ukraine et exige le retrait de Moscou de tout le territoire ukrainien, y compris des entités séparatistes du Donbass.

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Le vote a montré des pays arabes divisés. Sans surprise, la Syrie, qui ne doit son maintien qu’à la protection de Moscou, a rejeté la résolution.

L’Algérie et l’Irak ont préféré l’abstention, tandis que le Maroc n’a tout simplement pas pris part au scrutin. Les autres États arabes ont voté en faveur du texte.

Plusieurs observateurs ont vu dans le vote tunisien un alignement sur les positions occidentales. Une analyse que rejette le ministre des Affaires étrangères, Othman Jerandi. Dans un entretien accordé à la radio Mosaïque FM, le chef de la diplomatie préfère voir le texte onusien comme « une plateforme » ayant pour objectif d’inciter les belligérants au dialogue.

Le représentant tunisien à l’ONU a d’ailleurs pris la parole après le scrutin pour motiver la décision de son pays. Si la résolution comporte bien un classique appel à des pourparlers, il est difficile d’éluder la condamnation claire et franche de la Russie.

Aucun soutien financier

Depuis qu’il s’est octroyé les pleins pouvoirs, Kais Saied s’emploie à démontrer aux dirigeants occidentaux que le régime d’exception mis en place ne remet pas en cause la démocratie et les libertés.

En marge de sa participation au sommet Union européenne-Union africaine, qui s’est tenu à Bruxelles les 17 et 18 février, le président a repris à son compte la célèbre citation du général de Gaulle : « Ce n’est pas à cet âge que je vais commencer une carrière de dictateur ! »

Mais le locataire de Carthage peine à convaincre ses partenaires occidentaux. Les ambassadeurs des pays du G7 ont plusieurs fois insisté sur la nécessité de revenir rapidement à un fonctionnement normal des institutions démocratiques et ont exprimé leur préoccupation après la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature.

Une brouille diplomatique pourrait bloquer un accord d’autant plus indispensable pour les autorités tunisiennes que les aides espérées du côté des États du Golfe hostiles aux Frères musulmans ne se sont jamais concrétisées

Par ailleurs, le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et les politiques de sécurité, Josep Borell, a indiqué que Bruxelles étudiait la possibilité d’arrêter les aides macro-financières allouées à la Tunisie.

Une décision qui entraînerait des conséquences importantes dans un pays embourbé dans une crise économique aggravée par la crise du coronavirus et menacé par les conséquences de la guerre russo-ukrainienne.

La loi de finances de 2022 repose sur l’hypothèse d’un accord avec le Fonds monétaire international (FMI) qui permettrait de couvrir plus du cinquième du budget total et qui serait assorti d’une batterie de mesures d’austérité (réduction de la masse salariale de la fonction publique, levée des subventions sur les matières premières, privatisations d’entreprises étatiques…).

Compte tenu de la domination des Occidentaux sur le FMI, une brouille diplomatique pourrait bloquer un accord d’autant plus indispensable pour les autorités tunisiennes que les aides espérées du côté des États du Golfe hostiles aux Frères musulmans ne se sont jamais concrétisées.

Le pari de Kais Saied était de recevoir une aide comparable à celle reçue par Sissi, mais pour l’instant, rien n’a été obtenu des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite. 

Une position singulière ou minoritaire dans le monde arabe

En effet, à l’exception d’un prêt algérien qui a permis de boucler le budget de 2021, la Tunisie n’a reçu aucun soutien financier depuis le 25 juillet 2021. Si rien ne permet de prouver que Tunis ait subi une quelconque pression à même d’orienter son vote, le rapport de force avec les Occidentaux a sans doute compté dans sa décision.

En condamnant la violation par la Russie de la souveraineté ukrainienne, la Tunisie maintient une cohérence en matière d’attachement au droit international.

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Le pays, qui a occupé entre 2020 et 2022 un siège au Conseil de sécurité, a toujours défendu la légalité internationale, quitte à avoir une position singulière ou minoritaire dans le monde arabe.

En 1965, le président Habib Bourguiba avait fait scandale lors de son discours de Jéricho quand il invitait les Palestiniens à accepter le plan de partage de 1948.

En 1991, son successeur, Zine el-Abidine Ben Ali, avait condamné l’invasion du Koweït par Saddam Hussein tout en refusant la participation de son pays à la coalition internationale contre l’Irak.

Depuis la chute de Mouammar Kadhafi, Béji Caïd Essebsi et Kais Saied ont refusé tout alignement sur l’un des cobelligérants en Libye, s’en tenant à la légalité internationale et exigeant le retrait des mercenaires étrangers.

Au moment où des voix s’élèvent pour dénoncer l’indignation sélective et la politique de deux poids, deux mesures, cette position d’équilibriste permet au pays d’avoir une voix audible et crédible dans des dossiers comme le conflit israélo-palestinien.

En revanche, malgré les explications fournies par la diplomatie tunisienne, le vote du 2 février 2022 rend difficile, au moins à court terme, la possibilité que la Tunisie sorte de la sphère d’influence occidentale et se dirige vers des pays moins enclins à dénoncer les dérives autoritaires et les violations des droits humains.

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