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Bilan du mandat Aoun : pourquoi le Liban s’est-il effondré ?

Michel Aoun achève son mandat à la tête du Liban ce 31 octobre avec un bilan mitigé pour les uns, catastrophique pour les autres. Pourquoi et comment ce président, qui avait suscité tant d’espoir lors de son élection, laisse-t-il un pays en lambeau ?
Les détracteurs de Michel Aoun lui font assumer l’entière responsabilité de la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui le Liban (AFP/Joseph Eid)
Les détracteurs de Michel Aoun lui font assumer l’entière responsabilité de la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui le Liban (AFP/Joseph Eid)

Michel Aoun a quitté dimanche 30 octobre le palais présidentiel de Baabda, dans le Sud-Est de Beyrouth, comme il y était entré il y a exactement six ans, porté par une foule enthousiaste. Des milliers de personnes se sont rassemblées pour un dernier hommage devant le palais présidentiel ce dimanche, avant d’escorter son convoi jusqu’à sa nouvelle résidence à Dbayé, à 12 kilomètres au nord de la capitale.

Toutefois, entre le jour où il a été élu, le 31 octobre 2016, et la fin de son mandat, ce lundi, le Liban n’est plus le même. Le pays a profondément changé et pas pour le mieux. Même ses plus fidèles partisans ne peuvent dire le contraire.

Ces derniers peuvent s’enorgueillir des « réalisations inédites » accomplies ces six dernières années, comme le fait d’avoir réservé une place pour le Liban dans le club fermé des producteurs d’hydrocarbure. Cela est d’autant plus vrai que l’accord « historique » sur le tracé de la frontière maritime avec Israël, permettant le lancement du processus d’exploitation des ressources gazières présumées en Méditerranée orientale, a été signé jeudi 27 octobre, soit quatre jours avant la fin du mandat, au terme d’années de négociations ardues.

Il est tout aussi vrai que le début du sexennat de Michel Aoun a été marqué par l’éradication, à l’été 2017, des groupes islamistes armés de la chaîne montagneuse de l’Anti-Liban, à la frontière avec la Syrie. Une bataille menée par les armées libanaise et syrienne et le Hezbollah, rendue possible par la détermination du président et son initiative visant à créer une structure de coordination entre les différents services de sécurité du pays.

Une des pires crises à l’échelle mondiale depuis 150 ans

Il n’en reste pas moins qu’entre ces deux événements importants inscrits à son actif, le Liban est frappé à partir de 2019 par la plus grave crise de son histoire, une des pires à l’échelle mondiale depuis la moitié du XIXesiècle, selon la Banque mondiale.

Cette crise, économique au départ, s’est complexifiée au fil des années, entraînant des conséquences dévastatrices à tous les niveaux et laissant un pays en lambeau.

« Les choix et la mauvaise gouvernance sont souvent déterminés par un système dont tout indique qu’il est essoufflé, si ce n’est qu’il était vicié dès le départ. Ce système est très facilement générateur de clientélisme, de corruption, d’inefficacité et de blocage »

- Joseph Bahout, Université américaine de Beyrouth

L’inflation à trois chiffres, provoquée par l’effondrement de la livre libanaise, qui a perdu 95 % de sa valeur face au dollar, a détruit le pouvoir d’achat. Le salaire minimum est passé de l’équivalent de 450 dollars avant la crise à moins de 20 dollars aujourd’hui. Le chômage a explosé, des pans entiers de l’économie ont été détruits, l’État en faillite ne fournit plus les services de base : 23 heures de coupure d’électricité par jour, des stations de pompage d’eau à l’arrêt faute de mazout, entraînant une propagation rapide du choléra, des filets sociaux inexistants ou inefficaces…

L’explosion dévastatrice du port de Beyrouth, le 4 août 2020, qui a fait 220 morts, plus de 6 500 blessés et détruit une partie de la capitale, est venue amplifier les souffrances d’une population déjà meurtrie.

Résultat de ce sombre tableau : plus de 80 % des Libanais ont basculé dans la pauvreté. Dans un pays où le salaire moyen d’un fonctionnaire plafonne à 5 millions de livres, une famille de quatre personnes a besoin pour subvenir à ses besoins essentiels de 23 millions de livres par mois, selon une étude récente de l’institut de sondage et centre de recherche International Information. C’est seulement grâce aux aides fournies par des associations et des ONG et au soutien de la vaste diaspora libanaise que la population survit tant bien que mal.

Difficile d’échapper à ce constat où que l’on se place sur l’échiquier politique libanais. C’est sur le partage des responsabilités et les raisons de cet effondrement brutal que les avis divergent.

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Les détracteurs de Michel Aoun lui font assumer l’entière responsabilité de la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui le Liban.

Certains essayent de le dédouaner en rejetant la faute sur les blocages internes et sur les pressions régionales et internationales initiées par les États-Unis à partir de 2017 pour lui faire payer le prix de son alliance avec le Hezbollah.

D’autres pointent du doigt un système communautaire figé, gangrené par une corruption endémique, dans un contexte régional complexe.

C’est sans doute une combinaison de tous ces facteurs qui est à l’origine de la crise multiforme qui a mis le pays à genou.

Pour Joseph Bahout, directeur de l’Institut pour les affaires publiques et internationales à l’Université américaine de Beyrouth, « il est difficile de ne pas relire l’ensemble du mandat à travers la lentille de l’effondrement total et généralisé des trois dernières années. Tout autre point est estompé à partir de là ».

« Si c’est surtout vrai au niveau économique, il reste aussi que le Liban aura rarement connu un tel degré de clivage politique ; à défaut de créer ce dernier, surtout le clivage né de 2005 [après l’assassinat de l’ex-Premier ministre Rafiq Hariri], le mandat l’a au minimum laissé en l’état, s’il ne l’a pas souvent exacerbé », indique-t-il à Middle East Eye.

Aoun « a abandonné de nombreux slogans »

Leila Nicolas Rahbani, professeure de relations internationales à l’Université libanaise, soutient que les notions de succès et d’échec ne sont pas « absolues ».

« Pour atténuer les pressions initiées par Donald Trump et poursuivies par l’administration de Joe Biden, les Américains ont posé des conditions politiques que les Libanais ne pouvaient accepter »

- Leila Rahbani, Université libanaise

« Dans certains dossiers, comme la lutte contre la corruption, Michel Aoun a échoué car il avait les mains liées par le compromis présidentiel conclu avec [l’ex-Premier ministre] Saad Hariri et a abandonné de nombreux slogans qu’il avait brandis avant son élection », explique-t-elle à MEE. La chercheuse fait allusion à l’accord conclu en 2016 au terme duquel Saad Hariri a été nommé chef du gouvernement en contrepartie de son soutien à l’élection de Aoun.

Leila Rahbani relativise en soulignant que le mandat « a réussi dans d’autres domaines, comme la lutte contre le terrorisme, le lancement de l’audit juricomptable [de la banque centrale et des finances publiques], même s’il n’a pas encore abouti, et la conclusion de l’accord sur le tracé de la frontière maritime avec Israël, qui permettra d’exploiter les ressources gazières ».

L’effondrement de la situation au Liban est dû aussi bien à une mauvaise gouvernance qu’à des choix inadéquats et des déficiences du système politique, selon plusieurs analystes.

« Les choix et la mauvaise gouvernance sont souvent déterminés par un système dont tout indique qu’il est essoufflé, si ce n’est qu’il était vicié dès le départ », constate Joseph Bahout. « Ce système est très facilement générateur de clientélisme, de corruption, d’inefficacité et de blocage. »

Le chercheur ajoute cependant que « l’effondrement d’aujourd’hui est aussi et surtout largement la conséquence de choix de politiques économiques et d’économie politique faits dans l’immédiate après-guerre [civile de 1975-1990], eux-mêmes prolongeant des distorsions héritées des décennies précédant même la guerre ».

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Il s’agit donc d’un échec systémique auquel sont venus se greffer des décisions malheureuses et des facteurs externes, comme la guerre en Syrie qui a eu un impact direct sur le Liban, avec notamment l’afflux de plus d’un million et demi de déplacés syriens au Liban, soit un cinquième de la population.

« La région n’a jamais été tendre pour et avec le Liban », analyse Joseph Bahout. « Il en a toujours reçu et amplifié les sursauts et les turbulences. »

Le mandat Aoun a commencé alors que la Syrie était à feu et à sang, que le Yémen était déchiré par le combat des axes régionaux, et que l’administration Trump ne traitait la région que sous l’exercice des pressions maximales en vue de faire plier l’Iran.

« On se demandera encore longtemps s’il était possible pour le Liban de poursuivre la politique de distanciation [vis-à-vis des crises régionales] dans un tel contexte ; mais il est sûr qu’à ce niveau, c’est beaucoup des décisions de ses alliés [le Hezbollah] que Aoun et son mandat tout entier auront été les victimes. À partir de 2019, même si les choses allaient vers la désescalade dans la région, il était devenu trop tard pour le Liban », estime Joseph Bahout.

Refus d’obtempérer face aux Américains

Leila Rahbani pointe elle aussi le rôle des facteurs externes. « Pour atténuer les pressions initiées par Donald Trump et poursuivies par l’administration de Joe Biden, les Américains ont posé des conditions politiques que les Libanais ne pouvaient accepter », souligne-t-elle.

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« [L’ex-secrétaire d’État] Mike Pompeo avait sommé les Libanais de choisir entre affronter le Hezbollah ou subir des pressions. C’est-à-dire une guerre civile, des concessions sur le tracé maritime et l’implantation des réfugiés syriens et palestiniens. Aoun a choisi de ne pas obtempérer. »

La chercheuse reconnaît toutefois la part de responsabilité de Michel Aoun et du parti qu’il a fondé, le Courant patriotique libre (CPL), dans la crise multiforme qui frappe le pays, « car ils faisaient partie du pouvoir exécutif depuis 2008 ».

« Comme il l’a fait dans la lutte contre le terrorisme, le président aurait dû faire preuve de plus d’audace dans la gestion des affaires économiques et financières. Il aurait dû remplacer le gouverneur de la Banque du Liban Riad Salamé [accusé notamment de blanchiment d’argent et bien mal acquis] », propose-t-elle.

« Il l’a laissé gérer la situation financière alors qu’il est poursuivi en justice dans de nombreux pays. Par ailleurs, de nombreuses personnalités nommées par Aoun à la justice, dans l’administration et dans les gouvernements n’étaient pas à la hauteur. »

Les Libanais débattront et polémiqueront longtemps encore sur les tenants et les aboutissants du mandat de Michel Aoun. Entre-temps, le pays s’enfonce dans la crise et traîne à la queue de tous les classements internationaux relatifs au niveau de vie et au bien-être des populations.

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