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Le Liban pourrait une nouvelle fois se retrouver sans chef d’État

Michel Aoun, dont le mandat présidentiel échoit le 31 octobre, pourrait quitter Baabda sans successeur désigné, ouvrant une énième période de vacance à la tête du Liban. Une situation dangereuse dans un pays en plein effondrement
Ce vide institutionnel pourrait se révéler dramatique s’il persiste (AFP)
Ce vide institutionnel pourrait se révéler dramatique s’il persiste (AFP)
Par Muriel Rozelier à BEYROUTH, Liban

Le mandat de Michel Aoun arrive à terme ce 31 octobre. Qui sera le prochain président libanais ? À ce stade, l’hypothèse qu’il n’y ait pas de successeur désigné paraît la plus probable. La deuxième séance parlementaire dédiée à son élection, organisée jeudi 13 octobre, a d’ailleurs été très vite levée faute de quorum, les députés du Courant patriotique libre (CPL), le parti fondé par Michel Aoun et dirigé par son gendre Gebran Bassil, l’ayant notamment boycottée.

Une prochaine séance est prévue le 20 octobre prochain, mais le scénario « pas de quorum – séance levée » devrait se reproduire encore plusieurs fois. « Nous nous dirigeons clairement vers une vacance présidentielle », a constaté le député Marwan Hamadé au sortir de la dernière séance.

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Au Liban, le président de la République, qui par convention doit être un chrétien maronite (quand le Premier ministre est sunnite et le chef du Parlement chiite), est en effet élu par les députés.

L’élection est toutefois de pure forme : son nom doit au préalable faire l’objet d’un accord entre les différents chefs communautaires et recevoir l’agrément des puissances régionales (l’Iran, l’Arabie saoudite) voire internationales (les États-Unis, la France) qui les parrainent avant de passer devant le Parlement pour être simplement entériné.

« Or, pour l’heure, le nom du prochain président de la République fait partie d’un “package deal“ plus global qui n’est pas finalisé », explique à Middle East Eye le politologue Khaldoun al-Sharif, qui estime que cet accord général comprendra en plus vraisemblablement la nomination du nouveau Premier ministre et de son cabinet.

Fragilisation de l’État

Dans l’histoire mouvementée des institutions libanaises, l’absence d’un chef à la tête de l’État n’est pas inédite : « Les vacances présidentielles et gouvernementales ont fini peu à peu par devenir une forme d’habitus politique au Liban faute de consensus au sein des élites dirigeantes », confirme auprès de MEE l’historien français Stéphane Malsagne, co-auteur de l’ouvrage Le Liban en guerre (avec Dima De Clerck en 2020).

À la fin du mandat de l’ancien président Michel Sleimane en 2014, le Liban a ainsi connu la plus longue vacance présidentielle de son histoire – environ deux ans et demi – avant que ne soit finalement désigné son successeur Michel Aoun.

Ce qui en revanche est une première, c’est la multiplication des fonctions désormais vacantes. L’actuel locataire du palais présidentiel de Baabda risque en effet de transmettre ses pouvoirs à un cabinet démissionnaire, dirigé par Najib Mikati, chargé d’expédier les affaires courantes depuis les législatives de mai 2022.

« Les vacances présidentielles et gouvernementales ont fini peu à peu par devenir une forme d’habitus politique au Liban faute de consensus au sein des élites dirigeantes »

- Stéphane Malsagne, historien

Une situation que Michel Aoun estimait être, en septembre dernier, dans les colonnes du quotidien arabophone Al-Akhbar, « un complot contre la Constitution et la présidence ». Le président sortant a déclaré envisager même de rester à Baabda, son mandat terminé.

« La vacance n’est pas grave en soi car les affaires courantes sont toujours expédiées et l’administration continue de fonctionner. En l’absence d’un chef d’État désigné, les prérogatives présidentielles seront transférées au gouvernement. Mais l’État en ressort fragilisé », ajoute l’historien.

Et, surtout, il se trouve à nouveau prisonnier d’un système politique à bout de souffle, fondé sur le partage confessionnel du pouvoir et la captation des ressources publiques, et dont la seule méthode de gestion des conflits repose sur la paralysie des institutions.

Ce vide pourrait se révéler dramatique s’il persiste. Plusieurs autres importantes échéances pointent à l’horizon, telles que la nomination du nouveau gouverneur de la Banque du Liban, qui doit venir remplacer en 2023 le désormais très contesté Riad Salamé.

« À mon sens, les délais pour finaliser un accord politique sont courts : la classe politique a six mois au maximum pour s’entendre », fait valoir l’éditorialiste d’un quotidien libanais qui a requis l’anonymat.

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Mais c’est surtout la situation économique et sociale qui ne permet plus à la classe politique de tergiverser. Depuis 2019, les crises se succèdent, accélérant le risque que le Liban ne devienne un énième « État failli » : à l’effondrement économique et social, à la faillite généralisée du secteur bancaire, à l’explosion du port de Beyrouth s’ajoute aujourd’hui une nouvelle crise sanitaire majeure avec la recrudescence des cas de choléra.

La plupart des habitués du marigot de la politique libanaise se montrent néanmoins optimistes quant à un accord relativement rapide entre les factions libanaises et leurs tuteurs étrangers. Car un élément change la donne : l’accord entre l’État libanais – avec, derrière lui, le Hezbollah – et Israël sur la délimitation des frontières maritimes des deux pays ainsi que la répartition des ressources gazières en Méditerranée orientale.

Les deux parties, qui n’ont jamais eu de relations diplomatiques, ont accepté la version finale du compromis rédigé par le diplomate américain Amos Hochstein après deux années d’intenses négociations et pressions. Les signatures devraient rapidement suivre aussi bien en Israël qu’au Liban.

« Pour le Liban, le principe de l’accord parrainé par les États-Unis, qui en sont le garant, est bien plus important que la quantité de gaz qui sera, plus tard, éventuellement, extraite [on estime, à ce stade, les revenus potentiels liés à l’exploitation gazière du champ de Cana de l’ordre de 6 à 8 milliards de dollars répartis sur une durée de quinze ans et pas avant 2030].

« Ce qui prime, c’est sa valeur symbolique : en éloignant le spectre de la confrontation avec Israël, il change la donne au plan intérieur et consacre l’actuel statu quo », estime l’éditorialiste.  

Un président de consensus

Ce qui signifie que le Hezbollah, fer de lance de la résistance à Israël, tout en gardant la main haute sur le jeu politique libanais, devra reconnaître l’existence de l’opposition, qu’elle soit portée par ce qui reste du bloc du 14 Mars (anti-Hezbollah), les Forces libanaises du leader chrétien Samir Geagea en premier lieu, ou les « Taghririyoun » (partisans du changement), soit les treize nouveaux députés issus de la contestation antigouvernementale de 2019. Et inversement.

« Il est clair, pour moi, que celui qui prendra la tête de l’État sera un président de consensus qui aura un agenda délimité axé en priorité sur les enjeux économiques », reprend le chroniqueur politique.

Dans ce jeu de billard à trois bandes, c’est encore une fois le druze Walid Joumblatt, naguère héraut du mouvement du 14 Mars, qui a senti le premier le vent tourner : il a loué le rôle du Hezbollah dans les négociations sur la délimitation des frontières maritimes et réclamé, dans un même souffle, l’élection d’un président consensuel.

« Le nom du futur président est en réalité subalterne. Dans notre système politique, c’est sa seule désignation qui est importante : cela traduit l’accord obtenu et assure les Libanais que les chefs communautaires veulent encore travailler et vivre ensemble »

- Un chroniqueur libanais

Son allié, Nabih Berri, le président du Parlement et du mouvement Amal, lui a emboîté le pas, appelant lui aussi à un « président de consensus » à l’issue de la première séance parlementaire dédiée à l’élection présidentielle.

Lors de la deuxième séance, les députés du Hezbollah ont encore enfoncé le clou : « Ce qu’il faut, c’est un président qui soit le fruit d’une entente », a par exemple insisté Rami Abou Hamdan auprès du quotidien francophone L’Orient-Le Jour. « Nous ne voulons pas faire partie d’une dynamique axée sur un candidat de confrontation. »

La communauté internationale semble sur la même longueur d’onde. La Suisse a ainsi invité tous les partis politiques libanais, dont le Hezbollah et les députés du « changement », ce mardi à la résidence de l’ambassadrice pour un dîner informel, avant d’organiser, vraisemblablement dans les jours qui suivent, une conférence à Genève afin d’accélérer la concrétisation de ce « package deal ».

Le Groupe international de soutien au Liban (GIS) a quant à lui appelé à l’élection d’un président qui « uni[sse] le peuple libanais » et « travaille » avec la communauté internationale pour sortir le pays de la crise.

En plus des réformes urgentes, mais toujours remises aux calendes grecques – comme la restructuration bancaire (le Liban doit décider quelles banques survivront et à quelles conditions pour les déposants dont les avoirs sont gelés depuis trois ans) et la redéfinition du secteur de l’électricité (faute de fioul pour faire fonctionner les centrales, il n’y a plus d’électricité d’État et les Libanais dépendent exclusivement de la « mafia des générateurs ») –, le futur président aura notamment la tâche d’approuver des décisions concernant l’application de l’accord sur les frontières maritimes.

Plusieurs points de contentieux restent potentiellement à régler, notamment en ce qui concerne l’acheminement du gaz – le gaz libanais passera-t-il par Israël ? – si le Liban venait effectivement à rejoindre le club des pays producteurs d’ici à quelques années.  

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Ce principe d’un « président de consensus », sur lequel l’ensemble des parties doit encore s’accorder, exclut a priori des personnalités comme Gebran Bassil, sous le coup de sanctions américaines pour corruption, Sleiman Frangié, petit-fils d’un ancien président, proche du président syrien Bachar al-Assad, ou encore Michel Moawad, rejeton d’une dynastie politique du Nord, qui brigue lui aussi la fonction sous le drapeau d’une partie de l’opposition.

« Le faiseur de roi, c’est Gebran Bassil : il a fait son deuil de la présidence pour cette élection au moins », assure Khaldoun al-Sharif à MEE. « Mais il entend peser sur la désignation du futur président de la République et la composition du nouveau gouvernement. »

Il a pour cela un allié fidèle : le Hezbollah, qui monopolise avec Amal la représentation chiite (27 députés) et bénéficie de facto d’un droit de veto à la Chambre des députés qui lui permet d’orienter les choix de la majorité.

« Le nom du futur président est en réalité subalterne. Dans notre système politique, c’est sa seule désignation qui est importante : cela traduit l’accord obtenu et assure les Libanais que les chefs communautaires veulent encore travailler et vivre ensemble », conclut le chroniqueur.

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