Au Liban, l’opposition a réussi à se débarrasser de figures importantes de la vieille garde
Cette semaine au Liban, doit se tenir la première séance du nouveau Parlement. Comme depuis 1992, l’insubmersible président de la Chambre, Nabih Berri, 84 ans, y accueillera les 128 députés élus ou réélus lors du scrutin du 15 mai.
Parmi eux, treize sont issus du mouvement de contestation de 2019 (la « thawra » ou révolution). Les « forces du changement », ainsi qu’ils se nomment, ont en effet effectué une jolie percée, à l’image de Firas Hamdane, qui se présentait dans l’une des trois circonscriptions du sud du Liban sur la liste d’opposition « Ensemble vers le changement ».
Face à lui, le parachutage d’un ancien ministre et richissime banquier, Marwan Kheireddine, a été perçu comme l’affront de trop par la population aux économies parties en fumée du fait de la crise et de la faillite du système financier.
C’est en tous les cas une jolie revanche pour ce jeune avocat de 35 ans. Pendant la contestation de 2019, il défendait les manifestants arrêtés. Il a été gravement blessé à la poitrine d’une balle en caoutchouc tirée par les gardes du Parlement lors de ces manifestations.
« Une percée significative »
Ces jeunes élus ont notamment réussi à déloger certaines figures emblématiques de la vieille garde.
C’est le cas dans le sud d’Elias Jaradé. Originaire du village d’Ebl el-Saqui à la frontière avec Israël, sa famille est marquée par l’influence communiste, très forte dans cette région durant l’occupation israélienne. En 1986, il a même été incarcéré et torturé lors d’un séjour à la prison de Khiam dirigée par l’Armée du Liban Sud, supplétif de l’armée israélienne.
Il a arraché le siège qu’occupait depuis 1992 Assaad Hardane, exécuteur des basses œuvres de la Syrie au Liban. Comme son colistier Marwan Kheireddine, il était pourtant sur la liste des poids lourds du Hezbollah dans ce fief qui ne leur avait jamais été disputé jusque-là.
D’autres candidats, qui bataillaient dans le reste du pays contre l’oligarchie politico-financière, ont réussi des exploits similaires : à Tripoli (nord), Rami Fanj a réussi à éjecter, à la surprise générale, Fayçal Karamé, rejeton d’une longue dynastie politique, tandis que, dans le Chouf (sud-est de Beyrouth), Marc Daou a fait mordre la poussière au « féodal » de l’étape, Talal Arslane, héritier du sultan Arslan, qui fonda la principauté du Mont-Liban.
« C’est une percée significative, qui nous permet d’espérer mettre graduellement en place une autre façon de faire de la politique au Liban. Sur certains dossiers, leurs votes pourront compter, même si nous sommes parfaitement conscients que le système politique, corrompu et vicié, n’a pas fondamentalement changé », explique Zeina Helou, cofondatrice du jeune parti Lana.
Une autre cofondatrice de ce parti de centre gauche, Halimé Kaakour, docteure en droit public, professeure en droit et en sciences politiques à l’Université libanaise et spécialiste des droits de l’homme et des questions liées au genre, qui se présentait dans le Chouf sur l’un des sièges réservés à la communauté sunnite, s’est aussi qualifiée.
Elle fait partie des huit femmes députées, contre six dans l’ancienne Chambre, la plupart issues des rangs de la contestation.
Un club fermé
Ce nombre inattendu de nouvelles figures est d’autant plus méritoire que ces élus partaient avec un lourd handicap : le système électoral – la loi en vigueur depuis 2017 en particulier – est pensé pour favoriser les partis traditionnels et permettre à leurs dirigeants de se maintenir au pouvoir.
La permanence des quelques familles qui se lèguent leurs sièges de père en fils est en cela emblématique de la confiscation du pouvoir par une clique d’anciens féodaux, auxquels se sont greffés les anciens « seigneurs de la guerre » depuis la fin de la guerre civile, en 1990, reconvertis en « businessmen ».
Six de ces héritiers font leurs premiers pas à la Chambre des députés cette année, comme Karim Kabbara, fils d’Abdelatif Kabbara, à Tripoli.
Mais c’est le cas de Michel Elias el-Murr, 27 ans, qui symbolise le mieux le renouvellement de cette élite endogame sur les centres du pouvoir politique et économique du pays.
Petit-fils du député Michel el-Murr, décédé en 2021, et d’Émile Lahoud, ex-président de la République, il a été élu pour la première fois cette année dans le fief familial du Metn (est de Beyrouth), grâce aux alliés traditionnels et aux réseaux clientélistes de sa famille. « Je n’ai pas de programme électoral », s’est-il même vanté sur la chaîne nationale Al-Jadeed.
La distribution de prébendes lui a suffi : cet hiver, les Murr offraient du fioul aux habitants de Bteghrine, leur village d’origine, pour s’assurer de la fidélité des habitants, relate le quotidien francophone L’Orient-Le Jour.
Dans ce contexte de regénération du système, certaines défaites ont des airs de victoire. Ou de défaites auréolées de gloire.
Comme celle du journaliste et opposant Jad Ghosn, lui aussi en lice dans le Metn, une région chrétienne plutôt traditionaliste, où tous les partis (et clans) à revendiquer la domination de la communauté bataillaient pour la suprématie.
Sans argent et sans réseau, Jad Ghosn a obtenu près de 8 500 voix, ce qui l’a placé en deuxième position parmi les candidats maronites, perdant finalement de peu (seulement 88 voix d’écart) contre le candidat des partis traditionnels. Le candidat malheureux a d’ailleurs décidé de faire appel devant le Conseil constitutionnel des résultats.
Parlement polarisé à l’extrême
Ces nouveaux élus ont-ils des marges de manœuvre pour exister au Parlement ?
Ils font leur entrée dans une Chambre certes plus diversifiée, mais aussi extrêmement polarisée, entre le Hezbollah, le mouvement chiite allié de l’Iran, et sa bête noire, les Forces libanaises, qui s’est imposée avec 19 députés (dont 4 nouveaux) comme le premier parti chrétien devant le Courant patriotique libre (CPL) du président de la République Michel Aoun.
« Les députés issus de la contestation sont coincés dans leur rhétorique révolutionnaire : ils ne peuvent ni voter pour les uns ni contre les autres », relève Amine Qamourié, conseiller éditorial de la chaîne de télévision Al-Jadeed.
« Il n’y aura pas de majorité, sauf de manière ponctuelle »
- Le directeur d’un journal libanais
Le « Parti de Dieu » et son partenaire local le mouvement Amal de Nabih Berri ont certes remporté l’ensemble des 27 sièges réservés à la communauté chiite.
Mais leurs alliés ont fait moins bien que prévu : la relative défaite du CPL (17 sièges contre 21 en 2018) et surtout la déculottée des candidats prosyriens leur font perdre la majorité parlementaire absolue : ils ne comptent plus que 61 députés, contre 70 lors du précédent scrutin.
Sans majorité claire, le pouvoir législatif peut vite se retrouver paralysé. « C’est une chambre introuvable », analyse le directeur d’un journal libanais. « Il n’y aura pas de majorité, sauf de manière ponctuelle.
« Dans le contexte de terrible crise économique, la paralysie est dans l’intérêt de tous les partis libanais. Il faudrait une intervention extérieure ‘’appuyée’’ pour faire bouger les choses. Or, celle-ci semble assez lointaine. »
Une situation dangereuse pour un pays en pleine déliquescence qui doit faire face à de multiples échéances constitutionnelles. La première est immédiate : il s’agit de la reconduction de Nabih Berri à son perchoir de l’Assemblée nationale.
Viendra ensuite la nomination d’un nouveau Premier ministre et d’un gouvernement. Désormais démissionnaire, celui de Najib Mikati est chargé d’expédier les affaires courantes.
« Les partis politiques pourraient éventuellement trouver un compromis pour le maintenir jusqu’à l’élection présidentielle, mais même cela n’est pas assuré tant les forces en présence sont dans l’antagonisme », relève Amine Qammourié.
Fin octobre, Michel Aoun doit en effet rendre son tablier et personne ne semble en mesure d’imposer la personnalité maronite à même de diriger le pays.
« C’est un scénario à l’Irakienne qui se profile : sans président ni Premier ministre, et avec une population aux abois »
- Amine Qamourié, conseiller éditorial de la chaîne de télévision Al-Jadeed
Ce qui conduit à une vacance prolongée à la tête de l’État dangereuse dans le contexte de crise économique que traverse le pays.
« Dans le jeu politique libanais, tout est question de compromis locaux et régionaux. Or, il va falloir des mois aux députés pour trouver un terrain d’entente ; c’est un scénario à l’Irakienne qui se profile : sans président ni Premier ministre, et avec une population aux abois », explique le conseiller éditorial.
Une situation que le cours du dollar, largement manipulé, entérine déjà : depuis les élections législatives, la livre libanaise a perdu 13 % de sa valeur face à la monnaie américaine, dépassant les 32 000 livres libanaises pour un dollar, pas loin de son nadir absolu (35 000 livres libanaises pour un dollar) de janvier dernier.
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