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Pour les chrétiens du Liban, les élections législatives sont révélatrices d’un malaise existentiel

Depuis le début de la crise, les chrétiens du Liban émigrent en masse. Leur affaiblissement démographique fragilise leur poids politique, alors que des législatives vont avoir lieu le 15 mai et que l’élaboration d’un nouveau pacte politique entre communautés fait l’objet de questionnements
Des chrétiens libanais regardent une procession dans la banlieue à majorité chrétienne de Dekouané, à l’est de la capitale Beyrouth (AFP/Patrick Baz)
Des chrétiens libanais regardent une procession dans la banlieue à majorité chrétienne de Dekouané, à l’est de la capitale Beyrouth (AFP/Patrick Baz)
Par Muriel Rozelier à BEYROUTH, Liban

Passée la messe de Pâques, l’église Saint-Maron de Gemmayzé, dans le vieux Beyrouth, a retrouvé son calme : seuls quelques paroissiens ont pris le temps de venir prier en ce petit matin de la fin avril. « Avant, ils étaient plus nombreux », fait remarquer à Middle East Eye le père Richard Abi Saleh, qui officie dans cette importante église maronite.

Et pour cause : la crise économique que traverse le pays depuis presque deux ans et demi – le PIB du pays s’est contracté de 58 % depuis 2019 et la monnaie nationale a perdu 94 % de sa valeur face au dollar  – a poussé bon nombre de Libanais à se chercher un avenir à l’étranger.

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Selon des estimations souvent citées, 200 000 à 300 000 d’entre eux seraient d’ores et déjà partis. 

Un sondage récent, réalisé par Arab Barometer, indique que 48 % des Libanais encore présents envisagent d’émigrer rapidement. Un chiffre encore plus vertigineux chez les jeunes, puisque 63 % d’entre eux affirment penser à l’exil loin de leur pays natal.

Parmi eux, de nombreux chrétiens. Aucun chiffre n’existe, mais leur nombre, qui s’est réduit au gré des vagues d’émigration des deux siècles précédents, baisse à nouveau.

Ils représenteraient désormais moins d’un quart de la population contre 53 % lors du dernier recensement officiel de 1932.

Contacts entre le Vatican et le Hezbollah

« La communauté chrétienne a très tôt émigré, ce qui a affaibli son poids démographique et politique. Et ce, alors que c’est l’église chrétienne maronite qui a porté le projet de “Grand Liban” que les Français ont ensuite adopté en 1920 », explique Hicham Bou Nassif, professeur de science politique au sein du Claremont McKenna College de Californie (États-Unis), à MEE.

Toutefois, ceux qui fuyaient auparavant leur pays appartenaient plutôt aux classes laborieuses. Avec la crise actuelle, ce sont davantage les classes moyennes qui plient bagage. « Les chrétiens y sont, en proportion, davantage représentés », ajoute le spécialiste. 

Selon des informations obtenues par MEE, le Vatican et le Hezbollah ont entretenu des contacts directs récemment, afin d’envisager une déconfessionnalisation de la vie politique libanaise et une évolution des accords de Taëf signés en 1989

Au point de mettre leur présence au Liban en danger ? Sans doute pas.

Mais cela détermine, a appris MEE, la tenue de contacts directs ces derniers mois entre le Vatican et le Hezbollah, le mouvement chiite allié de l’Iran, afin d’envisager une déconfessionnalisation de la vie politique libanaise et une évolution des accords de Taëf signés en 1989.  

S’ils ont en effet mis fin à la guerre civile en instaurant un partage confessionnel du pouvoir, ces accords ont aussi créé une situation de paralysie mutuelle entre les membres de la « troïka » – le président de la République (un chrétien maronite), le Premier ministre (musulman sunnite) et le président du Parlement (chiite) – de plus en plus visible.

La venue du Pape en juin au Liban pourrait accélérer le rythme de ces rencontres. 

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L’idée d’une refonte du modèle de cogestion libanais n’est pas nouvelle, mais elle revient depuis quelques années plus ouvertement. Le Hezbollah, qui a toujours critiqué la « formule libanaise », est depuis longtemps ouvert à son dépoussiérage.

Le « parti de Dieu » n’en faisait toutefois pas une question urgente jusqu’à ce que le mouvement de contestation de 2019, la « thawra » (révolution), ne montre qu’une partie grandissante de la population y voyait le principal obstacle à la modernisation du pays.

Depuis, ce sujet est au programme de presque tous les partis politiques traditionnel,s qui essaient de réassurer une partie de leurs anciens électeurs de leur volonté de « changer le système ». Mais cette récupération politique ne signifie pas que le besoin ne soit pas réel.

« Il faut en finir avec la peur de l’autre »

Le Libanais Ghassan Salamé, ancien négociateur de l’ONU en Irak et en Libye, agrée sur le principe  : « Nous sommes arrivés à un point où le déséquilibre démographique chrétiens-musulmans et le déséquilibre militaire sunnite-chiite est tel qu’un régime plus radicalement différent doit être envisagé  », a-t-il expliqué au quotidien francophone L’Orient-Le Jour.

« La lutte pour le pouvoir entre communautés est mortifère et engendre népotisme et corruption, qui sont des fléaux pour notre pays »

- Fouad Abou Nader, président de l’ONG Nawraj

Le patriarche maronite, la plus importante instance religieuse chrétienne du pays, qui défend la « neutralité » du Liban – par opposition à l’ingérence des puissances régionales qui font souvent du pays du Cèdre la caisse de résonnance de leurs conflits –, aurait par ailleurs très récemment parrainé une rencontre confidentielle entre un grand parti chrétien d’opposition et le Hezbollah afin de discuter de l’avenir du pays.

« Il faut en finir avec la peur de l’autre. Pour cela, toutes les communautés doivent réaffirmer, et prouver, qu’elles désirent vivre ensemble et construire cette nation avec leurs partenaires. Il me semble qu’une manière efficace de le faire serait de commencer par unifier le statut personnel dans le code civil [la législation libanaise en matière de statut personnel est toujours l’otage des droits religieux et des dix-huit communautés confessionnelles] », avertit Fouad Abou Nader, président de l’ONG Nawraj, compagnon de route de l’ancien président assassiné Bachir Gemayel et proche du patriarche maronite, lors d’un entretien à MEE

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Avant d’ajouter : « Cela renforcerait le sentiment de citoyenneté de tous les Libanais et, par là même, réduirait leur “angoisse existentielle”. Il faut accepter de regarder en face ce qui ne fonctionne pas dans la formule libanaise telle qu‘elle se présente aujourd’hui : en premier lieu, la lutte pour le pouvoir entre communautés est mortifère et engendre népotisme et corruption, qui sont des fléaux pour notre pays. »

Le problème, c’est que cette « angoisse existentielle » est le fonds de commerce des partis politiques traditionnels, qui en jouent et l’exploitent ad nauseam, pour mieux se présenter en dernier rempart face aux risques de violences interconfessionnelles. Et ainsi maintenir leurs prébendes.

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En cela, chez une partie de la population au moins, l’effondrement économique n’est pas seul responsable de la crise. La montée en puissance du Hezbollah est aussi l’un des éléments qui obligent les autres communautés à se positionner.

« Compte tenu de la crise, les choix économiques devraient être au cœur des débats de ces derniers mois. Or, il n’en est rien. Encore une fois, tout ce qui importe est de savoir si on est pour ou contre le Hezbollah et la présence de ses armes », résume Amine Qammourieh, conseiller éditorial de l’une des principales chaînes de télévision libanaises, Al-Jadeed, lors d’un entretien avec MEE.

Principale force politique et militaire du pays, le Hezbollah cristallise depuis l’explosion survenue au port de Beyrouth le 4 août 2020 la vindicte des Libanais contre la classe politique.

« Encore une fois, tout ce qui importe est de savoir si on est pour ou contre le Hezbollah et la présence de ses armes »

- Amine Qammourieh, conseiller éditorial de la chaîne de télévision Al-Jadeed

Au sein de la communauté chrétienne, dont les quartiers historiques de la capitale ont été dévastés par la déflagration, la catastrophe est perçue comme le symbole de la décomposition de l’État sous l’effet de la corruption et de la gabegie des partis au pouvoir. Le Hezbollah en premier lieu.

Les affrontements de Tayouné, dans lesquels sept personnes ont été tuées en octobre 2021 quand l’armée s’est interposée entre des militants chiites et la population chrétienne, sont venus amplifier leur angoisse existentielle.

« Le Hezbollah impose au Liban une orientation incompatible avec les intérêts de la classe moyenne dans laquelle les chrétiens sont solidement implantés. Si cette orientation s’inscrit dans la durée, leur présence serait alors effectivement menacée au Liban », fait valoir Hicham Bou Nassif.

« De fait, il ne peut pas y avoir de dialogue pour repenser le système politique du pays tant que le mouvement chiite dispute à l’État libanais le monopole de la violence légitime. » 

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« Ses adversaires jugent même le parti de Dieu responsable de la crise économique et politique », rappelle Michel Naufal à MEE, qui souligne combien cette continuelle recherche d’un bouc émissaire au sein du camp politique opposé ou de la communauté confessionnelle adverse permet d’éviter d’envisager ses propres responsabilités.

Riad Salamé, le gouverneur de la Banque du Liban, ce Madoff libanais qui a mis en œuvre l’énorme système de Ponzi finançant les besoins de l’État (et ceux de la classe politique), qui s’est écroulé en 2019, n’est pas un milicien chiite, mais un banquier maronite, nommé à l’instigation du Premier ministre sunnite Rafiq Hariri en 1993.

Les législatives peuvent-elles entraîner un changement ?

C’est donc dans un contexte tendu que les élections législatives auront lieu le 15 mai. Quelque 128 députés (64 chrétiens, 64 musulmans) doivent être élus (ou réélus) sur les 1 000 candidats environ à se présenter.

Environ un quart d’entre eux seraient issus de la société civile, sans relation avec les partis traditionnels dont ils tentent de contester la suprématie.

« Ces élections sont essentielles », défend Chantal Sarkis, qui travaille au sein de la plateforme Sawa Li Lubnan à faire émerger des candidats indépendants.

C’est la première fois depuis le début de la crise économique et l’émergence du mouvement de contestation populaire que les Libanais, appelés aux urnes, pourraient sanctionner la classe politique au pouvoir depuis la fin de la guerre civile, responsable de l’effondrement du pays.

« Je n’imagine pas une vraie percée des figures d’opposition sauf peut-être au sein de l’électorat chrétien, déjà plus fragmenté »

- Albert Costanian, directeur général de l’ONG Kulluna Irada

Mais la remise en cause du système politique actuel paraît mal partie : l’opposition naissante n’a pas su faire front commun. De multiples désaccords ont rendu la composition de listes unifiées impossible. Or, celles-ci sont cruciales afin de dépasser les stricts seuils d’éligibilité imposés par la loi électorale de 2018.

En ordre dispersé, sans programme clair, avec des personnalités qui manquent souvent de charisme, l’opposition ne représente pas un adversaire de poids face à la « manzoumé », cette élite mi-mafieuse, mi-féodale qui s’est taillée de surcroît des circonscriptions sur mesure pour l’emporter.

D’autant que celle-ci peut compter sur des machines électorales bien huilées et un électorat captif, dont la dépendance financière s’est considérablement renforcée avec la crise.

« Je n’imagine pas une vraie percée des figures d’opposition sauf peut-être au sein de l’électorat chrétien, déjà plus fragmenté », relativise Albert Costanian, ancien des Kataeb, petit parti chrétien dirigé par Sami Gemayel, et actuel directeur général de l’ONG Kulluna Irada, qui milite pour la refondation de l’État libanais.

« Le résultat pourrait être serré, mais n’aboutira pas à un changement radical du paysage politique », pense-t-il.

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Preuve de sa vigueur renouvelée, le pouvoir a repris ses pratiques habituelles, verrouillant le résultat des élections grâce à l’achat de voix et à la distribution de faveurs (abonnement santé, paiement de factures d’école, coupons d’essence…) ; un phénomène en forte hausse selon la Lebanese Association for Democratic Elections (LADE).

Lorsque l’argent ne suffit pas, ses sbires recourent à l’intimidation voire à la violence physique, comme dans la circonscription de Baalbek-Hermel où des candidats chiites indépendants, présents sur les listes des partis chrétiens (les listes sont mixtes confessionnellement même si le vote prioritaire, instauré par la loi électorale de 2018, permet de définir qui sera son représentant chrétien, chiite, sunnite…), ont été contraints de se retirer après des pressions exercées à leur encontre par des partisans du Hezbollah et du mouvement Amal.

« Ces élections n’ont qu’un seul effet, et c’est pourquoi elles sont maintenues : relégitimer l’occupation iranienne via le Hezbollah ainsi que la classe politique voyou qui lui est inféodée », estime Toufic Hindi, ancien conseiller politique des Forces libanaises, un parti chrétien, dont il a claqué la porte pour désaccord idéologique il y a plusieurs années.

Pour changer la donne et redynamiser les instances politiques libanaises, différentes pistes – encore très floues – sont évoquées  : certains parlent d’une partition du pays en cantons communautaires ; d’autres d’une laïcisation graduelle de l’État (prévue dans les accords de Taëf, mais jamais mise en œuvre) ; d’autres encore d’une présidentielle tournante à la manière de ce qui est en place en Bosnie-Herzégovine où trois présidents, issus des principales communautés du pays, alternent.

Pas sûr cependant que cela suffise à stopper la crise, la fuite des chrétiens et, d’une manière générale, des forces vives du pays. Depuis les années 1970 jusqu’à nos jours, l’élite politique et économique qui dirige le Liban s’est montrée globalement incapable de proposer une alternative durable et équitable au modèle aujourd’hui en faillite.

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