Élections libanaises : le Hezbollah et Amal courtisent des sudistes désabusés et ruinés
Le décor électoral à travers le sud du Liban est une démonstration flagrante de la domination profondément enracinée du Hezbollah et du mouvement Amal.
Le long des autoroutes et des axes secondaires, les visages sereins des dirigeants chiites et de leurs candidats placardés sur des affiches veillent sur les automobilistes qui roulent vers le sud. « Votre confiance est notre responsabilité », proclame un slogan perché à l’entrée d’Abbassieh, une ville située à une poignée de kilomètres du littoral méridional du Liban.
Il ne fait aucun doute que les grands partis chiites remporteront la majorité des voix dans le sud du Liban dimanche, lors des élections législatives. Néanmoins, beaucoup de choses ont changé au cours des quatre années qui se sont écoulées depuis le dernier scrutin au Liban, notamment un soulèvement populaire et un effondrement économique catastrophique.
À la suite de ce bouleversement, le mécontentement gronde dans le fief du Hezbollah et d’Amal, ce dont les partis eux-mêmes prennent bonne note.
Chose inédite, malgré leur emprise électorale assurée, les partis ont contacté les électeurs sudistes – même ceux qui leur sont les plus fidèles – pour s’assurer qu’ils voteront dimanche.
Néanmoins, comme tous les partis composant l’oligarchie qui a usé le Liban jusqu’à la moelle, ils sont de plus en plus associés à l’effondrement du pays. Ainsi, de nombreux sudistes ont commencé à exprimer leur désenchantement à l’égard des factions qu’ils soutiennent traditionnellement et pour lesquelles ils votent régulièrement.
La façon dont ce mécontentement s’exprime est une autre question. Les électeurs libanais ont l’habitude de réclamer du changement pour ensuite voter pour leur parti traditionnel lorsqu’ils se trouvent dans l’isoloir. Pourtant, de nombreux sudistes interrogés par Middle East Eye affirment que face à la corruption, à l’immobilisme et à l’effondrement économique actuels, ils prévoient de boycotter le scrutin ou de voter blanc.
En parallèle, les candidats indépendants issus du mouvement de protestation anti-establishment de 2019 tentent de gagner ces esprits dissidents – parfois avec des résultats violents.
Zeina vend du café dans sa camionnette balayée par la brise marine le long de la corniche méditerranéenne de Tyr. Elle affiche une mine résignée.
« J’ai 65 ans, je suis fatiguée, mais je continue de travailler parce que mes enfants qui sont allés à l’université ne trouvent pas de travail », confie-t-elle à MEE. Elle accuse les partis de lui avoir tourné le dos.
« Je suis allée d’un responsable à l’autre pour les supplier d’aider mes enfants à trouver un emploi. Je ne voterai pour personne. »
« Quelle audace ! »
Dans la circonscription Liban-Sud-III, qui comprend Nabatiyé, Bint Jbeil, Marjeyoun et Hasbaya, la liste du Hezbollah et d’Amal ne contribue guère à détoxifier les partis.
Le choix de deux candidats sur leur liste Espoir et loyauté, à savoir Ali Hassan Khalil, ancien ministre des Finances et membre éminent d’Amal, et Marwan Kheireddine, président de la banque al-Mawarid et l’un des leaders du Parti démocratique libanais (PDL), un parti druze, déplaît à de nombreux électeurs.
Ali Hassan Khalil a été ministre des Finances entre 2014 et 2020 et est accusé d’avoir supervisé et favorisé l’effondrement économique par des pratiques de corruption et une mauvaise gestion. Bras droit du chef d’Amal, Nabih Berri, il fait également partie des nombreuses personnalités politiques de haut rang inculpées dans l’affaire de l’explosion du port de Beyrouth qui a fait plus de 215 morts le 4 août 2020.
« Ils doublent leurs torts d’un affront. Des gens ont perdu les revenus de toute une vie, mais ils mettent quand même quelqu’un comme Kheireddine sur leur liste. C’est une honte »
- Sarah, électrice
« Ali Hassan Khalil était responsable des décisions financières du gouvernement et de la surveillance de la Banque centrale, mais au lieu de faire son travail, il a délégué toutes les politiques monétaires au gouverneur corrompu de la banque, Riad Salamé », explique à MEE Ali (33 ans), électeur dans la circonscription Liban-Sud III.
Quelques mois avant l’effondrement financier, Ali Hassan Khalil affirmait que le Liban n’était pas au bord de la faillite et que la Banque centrale avait pris de solides précautions pour assurer la stabilité financière. Depuis lors, la monnaie libanaise a perdu 80 % de sa valeur.
« Les manœuvres financières qui ont entraîné cette catastrophe économique se sont produites pendant qu’il était au pouvoir », soutient Ali, qui ne sait pas encore s’il votera blanc ou s’il optera pour la liste Espoir et loyauté du Hezbollah et d’Amal en raison de son « soutien de longue date à la résistance » contre Israël.
La véritable surprise est cependant l’inclusion de Marwan Kheireddine.
Alors que l’économie s’effilochait fin 2019, sa banque, al-Mawarid, a été l’une des premières à imposer des contrôles de capitaux et des restrictions aux déposants. Compte tenu de ces restrictions, conjuguées à la chute constante de la livre, les Libanais ne pouvaient retirer que de faibles montants sur leurs comptes dans la monnaie locale, tandis que leurs économies ne cessaient de perdre en valeur.
En octobre 2021, des documents ayant fuité dans les médias internationaux, connus sous le nom de « Pandora Papers », ont révélé que Marwan Kheireddine, gendre du chef du PDL Talal Arslane, avait créé une série d’entreprises offshore juste avant le crash. Les médias indiquent qu’il a été placé sur la liste en tant que candidat de compromis entre les partis et la communauté druze.
« Quelle audace d’avoir mis quelqu’un comme Kheireddine sur cette liste, après tout ce que nous avons vécu au Liban. Rien au monde ne devrait forcer le Hezbollah à accepter ce genre de candidat », affirme Adam (36 ans), qui a voté pour le Hezbollah lors des scrutins précédents. Comme tous les autres électeurs interrogés par MEE, Adam a demandé à être identifié par un pseudonyme pour des raisons de confidentialité.
« Je suis un partisan pur et dur de la résistance, mais cela me pousse vraiment à me demander s’ils n’ont pas fait partie du jeu en contribuant à protéger l’économie politique corrompue post-guerre civile. Ils n’ont aucun droit », ajoute-t-il.
Adam, qui se trouve actuellement à l’étranger, a voté dimanche avec la diaspora. Il a choisi la liste des indépendants, non sans appréhension.
« Je ne sais pratiquement rien des candidats et de leur position sur de nombreuses questions. J’espère ne pas avoir voté pour les mauvaises personnes dans le seul but de sanctionner le duo politique chiite. »
Une lutte contre l’abstention
À Beyrouth, Sarah, une partisane du Hezbollah dont le frère a perdu ses économies chez al-Mawarid, s’abstiendra en signe de protestation contre ces deux candidats.
Âgée de 32 ans, elle faisait partie des manifestants qui protestaient quotidiennement devant la Banque centrale lors du soulèvement d’octobre 2019.
« Ils doublent leurs torts d’un affront. Des gens ont perdu les revenus de toute une vie, mais ils mettent quand même quelqu’un comme Kheireddine sur leur liste. C’est honteux, même s’ils y ont été contraints », affirme-t-elle à MEE.
Sarah estime que le Hezbollah a mis ses plus fervents électeurs dans une position très difficile, notamment ceux qui, « par loyauté envers la résistance », voteront quand même pour une liste comprenant des candidats qui les ont ruinés.
« La majorité votera quand même pour la liste Espoir et loyauté, mais je me demande si cela valait la peine de perdre des électeurs pour quelqu’un comme Kheireddine », s’interroge-t-elle.
« On n’a même pas envie de donner une chance aux indépendants. Ce sont tous les mêmes et nous avons toujours été déçus »
- Mariam, électrice
Cependant, le mécontentement ne se traduit pas nécessairement par des votes pour les indépendants.
De nombreux habitants du sud interrogés par MEE se méfient des listes indépendantes, parce qu’ils ne connaissent pas leur programme et ne savent pas ce que défendent leurs candidats, notamment en ce qui concerne les armes du Hezbollah et son droit de les conserver.
Le Hezbollah, dont la dernière guerre avec Israël remonte à 2006, soutient que ses armes représentent une force de dissuasion dans le pays contre de futures attaques israéliennes.
Le parti assure également une couverture sociale à ses électeurs, offrant une aide aux Libanais en difficulté dans un pays où les aides de l’État sont tout au plus minces.
Hassan, électeur dans la circonscription Liban-Sud III, ne l’a pas oublié : « Je voterai pour la résistance qui est là pour nous et nous protège depuis toujours. Et quand nous avions faim, quand nous n’avions pas d’électricité, de médicaments ou de lait, personne ne nous a soutenus, sauf la résistance et ses députés. »
Les coordinateurs de la campagne du Hezbollah ont fait des heures supplémentaires pour rappeler aux gens ces avantages et tenter de tracer une frontière entre le parti et l’élite politique corrompue, de plus en plus détestée au Liban.
L’abstention semble être la plus grande préoccupation : plus le nombre de votants sera faible, plus le seuil pour remporter le siège s’abaissera, ce qui ouvrira davantage la porte aux indépendants.
« Pour que nous puissions protéger les gens, leur rendre l’argent qui leur a été volé après plus de deux ans de siège économique, et maintenir les armes de dissuasion contre Israël, nous devons avoir une forte présence politique par le biais de nos députés au Parlement », indique à MEE une personne impliquée dans la coordination de la campagne du Hezbollah, sous couvert d’anonymat.
« Qui nous défendra ? »
À Nabatiyé, des drapeaux d’Amal trônent sur des mâts et le portrait de Nabih Berri, président du Parlement depuis 1992, apparaît sur presque tous les murs.
Pourtant, en 2019, la ville a été le théâtre d’une des plus importantes manifestations anti-establishment.
Mariam (40 ans) affirme que tout espoir de changement réel qu’elle avait ressenti pendant le soulèvement s’est envolé lorsque les manifestations auxquelles elle a participé ont été violemment réprimées par les partisans d’Amal et du Hezbollah.
« Regardez ce qu’il est advenu de nous », dit-elle en montrant son magasin d’électronique vide à Kfar Roummane, au nord-est de Nabatiyé. « Je ne voterai pas, pourquoi le ferais-je ? Que je le fasse ou non, les mêmes visages reviendront inévitablement. »
« On n’a même pas envie de donner une chance aux indépendants. Ce sont tous les mêmes et nous avons toujours été déçus », ajoute-t-elle.
À huit kilomètres de là, dans le village de Doueir, Ibrahim (60 ans) veille à parler à l’abri des regards. Il exprime les mêmes doutes que Mariam au sujet des candidats de l’opposition dans le sud et des responsables politiques au pouvoir.
« J’envisage de voter blanc. Je me méfie de la liste des indépendants, je ne sais pas qui ils sont. Certains sont accusés d’avoir des programmes venus de l’étranger – comment pouvons-nous en être sûrs ? », confie Ibrahim à MEE.
« Beaucoup de ces candidats indépendants ne parlent que du désarmement du Hezbollah, comme si c’était le seul sujet de fond à mettre en avant.
« La livre s’est effondrée, nous n’avons pas de dollars, pas d’eau, pas d’électricité – que comptent-ils faire pour tout ça ? Et je ne dis pas que je soutiens le Hezbollah, mais qui nous défendra si Israël attaque ? »
Un défi pour les indépendants
Ayman Mroueh, candidat de la liste d’opposition Ensemble vers le changement dans la circonscription Liban-Sud II, qui comprend les districts de Tyr et Zahrani, affirme que si certains candidats appellent au désarmement du Hezbollah, ce n’est pas le cas de tous.
« [Le Hezbollah et Amal] se servent de cette question comme d’un outil pour faire pression sur les gens afin qu’ils votent pour eux, faute de quoi ils seront considérés comme des traîtres », explique-t-il à MEE.
« Ils vous accusent d’être contre la résistance, mais ce n’est pas vrai. Je représente le Parti communiste, qui a été le premier parti à lancer une résistance nationale. »
Ayman Mroueh estime que la méfiance à l’égard de l’opposition est fondée sur la corruption vieille de plusieurs décennies de « la mafia au pouvoir ».
« Leurs pratiques leur donnent le sentiment qu’aucun changement n’est possible dans ce pays. Le premier réflexe des gens est de ne pas voter ou de voter blanc, et même si c’est une position en soi, elle n’en est pas moins motivée par la frustration plutôt que par un désir de changement », explique Ayman Mroueh à MEE au siège du Parti communiste, dans la ville de Zrariyé.
Le manque d’exposition médiatique est selon lui un autre facteur. Au Liban, les candidats doivent payer les médias pour être interviewés pendant les campagnes électorales. Selon Ayman Mroueh, les apparitions à la télévision peuvent coûter entre 5 000 et 30 000 dollars.
Même les réseaux sociaux ne sont pas un champ de bataille facile à maîtriser. Certaines des vidéos en ligne d’Ayman Mroueh ont été retirées après avoir été signalées massivement par ce qu’il décrit comme « les armées électroniques de l’autorité ».
« Beaucoup de gens ne nous connaissent pas. Certains confondent une liste avec une autre et ne savent pas qui sont les candidats, ni ce qu’ils disent », déplore-t-il.
« Le paradoxe, c’est que ces gens savent que leurs partis sont corrompus et ont ruiné leur vie, et pourtant, ils croient que le salut ne peut venir que d’eux »
– Ayman Mroueh, candidat indépendant
Ayman Mroueh ainsi que plusieurs autres candidats d’Ensemble vers le changement ont été attaqués le mois dernier, apparemment par des partisans d’Amal et du Hezbollah, alors qu’ils étaient en route vers le village de Sarafand pour lancer leur programme.
« Ils ont bloqué la route et nous ont jeté des pierres en criant “Ici, c’est la terre de Nabih Berri !” », se souvient-il. « Le paradoxe, c’est que ces gens savent que leurs partis sont corrompus et ont ruiné leur vie, et pourtant, ils croient que le salut ne peut venir que d’eux. »
Néanmoins, Ayman Mroueh affirme qu’un changement tangible se produit dans l’état d’esprit populaire dans le sud du pays, même s’il n’en est qu’à ses balbutiements.
« Les gens se font humilier devant les stations-service, les pharmacies et les magasins. Ils doivent comprendre que si nous élisons les mêmes personnes, c’est comme si nous décidions de pointer leur arme sur notre propre tête », soutient-il.
« Ils n’en sont peut-être pas encore au point de voter pour des gens qui appellent au changement, mais au minimum, le niveau de vote en faveur du pouvoir en place va diminuer et c’est déjà une victoire. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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