« Nous ne sommes plus les bienvenus » : dans les pays du Golfe, l’avenir incertain des immigrés égyptiens
« D’un jour à l’autre, tout a basculé : sans raison apparente, mon kafil [sponsor local encadrant le séjour des travailleurs immigrés dans les pays du Golfe] a mis fin à mon contrat de travail et j’ai dû retourner en Égypte précipitamment. Cela faisait vingt ans que j’étais employé dans cette entreprise. »
Youssef a 56 ans. Après avoir travaillé pendant deux décennies au Koweït, il s’est vu sommé de quitter le territoire après son licenciement.
« Ces dernières années, de plus en plus d’immigrés égyptiens se retrouvent confrontés à cette situation : soit leur employeur décide de se débarrasser d’eux sans prévenir, soit ce sont les politiques de nationalisation qui le font pour eux », résume-t-il à Middle East Eye.
« Nous, Égyptiens, ne sommes plus les bienvenus dans les pays du Golfe et immigrer là-bas est devenu bien plus difficile qu’avant. »
En effet, pour la première fois depuis les années 1970, les candidats égyptiens à l’émigration dans les monarchies pétrolières sont fortement découragés par des politiques étatiques prônant la nationalisation de la main-d’œuvre.
En 2020, les Émirats arabes unis, le Koweït, le Qatar et l’Arabie saoudite accueillaient 64 % des Égyptiens vivant à l’étranger, un chiffre en passe de diminuer drastiquement au cours de la prochaine décennie.
De fait, les cas d’expulsion recensés ces dernières années ne cessent d’augmenter : au Koweït, 2 000 Égyptiens ont été sommés de quitter le territoire en 2019.
En Arabie saoudite, pas moins de 30 000 Égyptiens ont été appelés à rentrer dans leur pays d’origine en 2017.
En 2020, les autorités koweïtiennes ont mis sur pied un plan de nationalisation des emplois et de la démographie du pays, espérant atteindre un ratio de « 70 % de Koweïtiens pour 30 % d’expatriés » d’ici 2030.
Sentiments xénophobes
Similairement, le plan Vision 2030 mis sur pied par le prince héritier Mohammed ben Salmane en 2016 contraint les entreprises du pays à accroître le nombre de Saoudiens parmi leurs employés, sous peine de sanctions.
Pour un jeune diplômé de 25 ans originaire du Caire ayant passé son enfance au Koweït, qui a souhaité témoigner auprès de MEE sous le couvert de l’anonymat, ces politiques de nationalisation sont alimentées par des sentiments xénophobes très ancrés dans les sociétés du Golfe.
« Depuis le plus jeune âge, certains Koweïtiens nous font comprendre que nous, Égyptiens, sommes inférieurs à eux. Au-delà des insultes – l’adjectif ‘’égyptien’’ étant littéralement utilisé par les Koweïtiens pour désigner une personne inculte –, les lois sont profondément xénophobes », estime-t-il.
« Au-delà des insultes – l’adjectif ‘’égyptien’’ étant littéralement utilisé par les Koweïtiens pour désigner une personne inculte –, les lois sont profondément xénophobes »
- Un jeune diplômé égyptien
Jusqu’à août 2021, par exemple, les non-Saoudiens n’étaient pas autorisés à devenir propriétaire d’un bien immobilier dans le royaume. Même chose au Koweït, où cette règle est toujours en vigueur.
« Et durant la dernière décennie, de nombreux Koweïtiens ont commencé à publiquement accuser les immigrés d’être la source de tous leurs problèmes et à demander qu’on nous renvoie dans nos pays d’origine. »
En 2018, Safa Alhashem, parlementaire koweïtienne, appelait à ce que les immigrés résidant dans le pays paient une taxe pour « l’air qu’ils respirent ».
Un an plus tard, un groupe de parlementaires koweïtiens appelait le gouvernement à déporter la moitié des plus de trois millions d’expatriés vivant dans le pays.
Une hostilité aussi observée par Omar, étudiant en médecine qui a grandi en Arabie saoudite avant de rentrer en Égypte à l’âge de 15 ans.
« Le sentiment d’être différent est très fort parmi les communautés immigrées dans le royaume. La xénophobie est partout, à la fois à une échelle individuelle et à une échelle étatique : par exemple, jusqu’à l’année dernière, les étrangers n’étaient pas autorisés à posséder une propriété en Arabie saoudite. Et ce sentiment d’être différent fait qu’on ne se sent jamais chez nous. »
Parmi les lois mises en place par les monarchies pétrolières pour encadrer l’immigration, le controversé système de kafala (procédure de tutelle) oblige les candidats à l’émigration à trouver un interlocuteur local qui parraine leur entrée sur le territoire et se porte garant d’eux tout au long de leur séjour.
Jusqu’à l’introduction de réformes récentes en Arabie saoudite et au Qatar, le kafil – généralement l’employeur – devait être consulté avant toute sortie du territoire, rendant parfois impossible pour des employés exploités d’échapper à leur situation.
« Nous sommes tous soumis au bon vouloir de notre kafil, c’est lui qui dicte les règles. S’il ne veut pas nous accorder la permission de voyager, on ne peut pas le faire, c’est comme ça. J’ai un ami qui n’a pas pu rentrer en Égypte pendant des années car son employeur le lui refusait systématiquement », explique Youssef à MEE.
Quête de repères identitaires
Un climat anxiogène qui, couplé à l’espoir d’un renouveau économique et social apporté par les soulèvements du Printemps arabe, a poussé Mahmoud à rentrer seul au Caire en 2013 pour continuer ses études, laissant sa famille derrière lui.
« Je ne pouvais plus supporter la manière dont on me percevait, je me sentais poussé à gommer mon identité ethnique pour être accepté. Certains de mes camarades égyptiens ont d’ailleurs mis de côté leur dialecte natal et dialoguaient en dialecte levantin, plus accepté par les Koweïtiens. »
« Quand je suis revenue [en Égypte] à l’âge de 16 ans pour poursuivre mes études, j’ai dû m’habituer à vivre dans un pays que je ne connaissais absolument pas. J’étais une étrangère dans mon propre pays »
- Salma, étudiante en médecine
« Quand je suis rentré en Égypte, c’est comme si j’avais eu droit à une deuxième naissance. Enfin, j’étais là où j’étais censé être. Et je ne compte pour rien au monde m’infliger une nouvelle fois les douleurs de la ghorba [exil] », continue-t-il.
Mais pour certains descendants d’immigrés, la réinstallation en Égypte ne s’est pas révélée aussi facile que prévue.
« Quand je suis revenue ici à l’âge de 16 ans pour poursuivre mes études, j’ai dû m’habituer à vivre dans un pays que je ne connaissais absolument pas. Je me suis rendu compte du gouffre qui me séparait des autres jeunes de mon âge : je n’avais aucune de leur référence culturelle, je ne connaissais pas leur jargon. J’étais une étrangère dans mon propre pays », confie Salma, étudiante en médecine de 24 ans.
Une expérience partagée par Omar : « Je ne me sentais pas totalement égyptien en Arabie saoudite, étant éloigné du pays. Mais quand ma famille et moi, nous nous sommes réinstallés en Égypte, je ne me sentais pas égyptien ici non plus, du fait du décalage en matière de langue, de valeurs, d’expériences entre mes compatriotes et moi. »
C’est notamment cette quête constante de repères identitaires qui a inspiré la première exposition d’art consacrée aux communautés égyptiennes immigrées au Golfe, inaugurée au Caire en octobre 2022.
Farah Hallaba, à l’origine du projet, déplore que cette « lourde expérience d’immigration » ne soit que très « peu représentée dans le domaine académique et artistique ».
« Tous les Égyptiens ont un membre de leur famille qui est parti s’installer au Golfe : c’est une expérience extrêmement normalisée. Cependant, il n’y a que très peu de documentation sur le sujet et quand elle existe, elle donne une image très caricaturale de la diaspora égyptienne au Golfe : soit radicalisée religieusement, soit très riche », explique-t-elle à MEE.
« Il y a une pression immense de réussir financièrement, et quand ce n’est pas le cas, la société vous traite comme une anomalie : non seulement vous avez quitté votre pays, mais en plus de cela, ça n’en valait pas la peine. »
Pour Omar, qui a grandi dans un environnement très multiculturel en Arabie saoudite, son expérience à l’étranger était à la fois « une bénédiction » et « un traumatisme ».
« Avec du recul, je suis persuadé que grandir dans mon pays d’origine m’aurait évité un tas de traumatismes. Néanmoins, avoir eu la chance d’être scolarisé dans une école internationale dans le Golfe m’a donné accès à de nombreux privilèges et opportunités en Égypte », reconnaît-il.
« Mon aptitude à parler anglais, mon capital économique et culturel, mon ouverture à l’autre, tout ça a été rendu possible par mon expérience en tant que descendant d’immigrés. Alors, même si je ne souhaite cette expérience à personne, en raison de la double identité difficile à porter qu’elle engendre, elle a aussi conditionné la personne que je suis aujourd’hui. »
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