Des Égyptiens à New York : les histoires inédites des premiers immigrés installés en Amérique
Au départ, Sami Boulos et une poignée d’amis et de connaissances originaires d’Égypte se réunissaient une fois par mois dans un appartement de Manhattan.
Accueillis chez Saba Habachy, ancien ministre égyptien du Commerce et de l’Industrie, ils se transportaient momentanément dans leur pays natal en préparant des plats qui leur rappelaient leur patrie, comme des macaronis à la béchamel, un plat égyptien de base inspiré du pastitsio grec.
Ils faisaient partie des premiers immigrés égyptiens arrivés aux États-Unis. En bons ambassadeurs de leur pays, il ne devait rien manquer pour que le rassemblement soit parfait : ils regardaient des documentaires sur les pyramides, invitaient des chercheurs à donner des conférences consacrées à l’archéologie, écoutaient de la musique et projetaient des films et des photos de leurs dernières visites en Égypte.
« Il y avait vraiment un sentiment de communauté, de proximité, car à la fin des années 1950 et au début des années 1960, ils étaient peu nombreux », explique à Middle East Eye Michael Akladios, historien égyptien à l’université de Toronto Mississauga, spécialisé dans l’histoire orale et l’adaptation des immigrés.
Ils étaient unis par leur expérience commune d’expatriés, mais leurs histoires étaient diverses.
Ce n’est qu’en 1951 que Sami Boulos a commencé à travailler pour le ministère égyptien de l’Éducation en tant qu’inspecteur scolaire au Caire, une décennie après avoir obtenu son diplôme de premier cycle. En 1955, il avait eu l’opportunité de voyager aux États-Unis dans le cadre d’un échange, qu’il a accepté sans hésiter.
Des conseils pour préparer des plats traditionnels
Grâce à une bourse du département de l’Éducation des États-Unis, Sami Boulos est arrivé seul à New York en 1957, à l’âge de 35 ans, pour passer son doctorat. Il a laissé derrière lui sa famille, s’attendant à retourner en Égypte à l’expiration de son visa d’immigré temporaire de deux ans.
Mais Sami Boulos a ensuite décidé de s’installer définitivement. Il a obtenu un poste d’enseignant à l’université d’État de New York en 1959 et demandé des visas de sortie pour permettre à son épouse et à son enfant de le rejoindre.
Étant donné que les États-Unis n’ont pas assoupli les restrictions à l’immigration avant la fin des années 1950 et le début des années 1960 avec l’abolition des quotas discriminatoires liés aux origines nationales, Sami Boulos et sa famille ont fait partie des premiers immigrés égyptiens arrivés dans le pays.
À cette époque, Michael Akladios estime que 100 à 200 Égyptiens vivaient aux États-Unis, sur la base des registres des services d’immigration américains. Presque tous étaient coptes.
Ils se recevaient à leur arrivée après s’être coordonnés par téléphone ou par courrier, et restaient en contact régulier. Ceux qui n’avaient pas de contacts directs dans le pays arrivaient généralement avec une lettre de présentation et une adresse qui leur avait été donnée par un ancien ou un chef religieux en Égypte.
L’épouse de Sami Boulos, par exemple, se couchait tard pour discuter au téléphone avec son amie Jamela, l’épouse de Saba Habachy. Elles échangeaient des adresses où trouver certaines épices, des conseils pour préparer des plats traditionnels égyptiens avec les ingrédients disponibles aux États-Unis ou pour élever leurs enfants, qui fréquentaient des écoles américaines et apprenaient l’anglais.
À l’époque, même si les lettres et les appels téléphoniques leur permettaient de rester en contact avec l’Égypte, Michael Akladios souligne que les choses étaient bien plus difficiles qu’aujourd’hui.
Les lettres pouvaient mettre du temps à arriver et les expatriés attendaient souvent avec anxiété d’avoir des nouvelles de leur famille ou de leurs amis. De même, les appels téléphoniques étaient programmés longtemps à l’avance, souvent par courrier. Avant l’avènement du téléphone portable, un immigré qui venait d’arriver aux États-Unis pouvait passer ses jours de congé assis près du téléphone à attendre un appel.
Avant l’avènement du téléphone portable, un immigré qui venait d’arriver aux États-Unis pouvait passer ses jours de congé assis près du téléphone à attendre un appel
Le 4 juin 1959, quatre ans après l’arrivée de Sami Boulos, ses amis Elhamy Khalil et Atef Moawad ont rallié New York à bord du Columbus, un paquebot allemand, avec un visa prévu pour une période maximale de cinq ans d’études.
Alors âgés de 24 ans, Elhamy Khalil et Atef Moawad, qui avaient étudié ensemble la médecine à l’université Fouad Ier du Caire, ont quitté l’Égypte avec seulement 60 dollars en poche.
Pour Elhamy Khalil, ce voyage vers un pays qu’il n’avait jamais vu que dans des livres et dans des films était une aventure. Leur trajet en bateau était rempli d’excitation.
À l’approche des docks de New York, « tout le monde est monté sur le pont du bateau et a applaudi lorsque la statue de la Liberté est apparue », se souvient Elhamy Khalil dans le livre à paraître de Michael Akladios, Ordinary Copts: Ecumenism, Activism, and Belonging in North American Cities.
Pour Elhamy Khalil, c’était « le début d’une aventure. C’était incroyable ! »
Des poulets entiers pour 99 cents
Les deux compères ont logé dans une auberge de jeunesse sur la 34e rue, près de Times Square, pour seulement deux dollars par nuit. En déambulant dans les rues de New York, ils ont découvert une rôtisserie qui vendait des poulets entiers pour 99 cents, de quoi se sustenter pour la journée avec une baguette achetée dans une boulangerie locale.
Ils dépensaient un peu plus d’argent pour accéder aux musées et à certains sites de la ville, notamment le Radio City Music Hall. Pour un dollar, ils profitaient d’une journée entière de spectacles.
« Pour des professionnels égyptiens issus d’une métropole animée comme Le Caire, le paysage urbain et les dernières modes n’étaient pas des nouveautés », souligne Michael Akladios. « Ils ont davantage ressenti le choc culturel en utilisant les toilettes mixtes de l’auberge, en écoutant un pasteur prêcher l’Évangile au coin d’une rue ou en faisant du shopping dans l’abondance et l’extravagance des grands magasins. »
Finalement, Elhamy Khalil et Atef Moawad n’ont passé que quelques jours à New York. L’argent commençait à manquer et, au retour d’une conférence à Chicago, il était temps pour eux de se séparer et de rejoindre leur université respective.
Elhamy Khalil s’est installé à Newark, la ville la plus peuplée de l’État du New Jersey, tandis qu’Atef Moawad a rallié la ville voisine d’Elizabeth, également dans le New Jersey, où ils ont commencé leur internat dans des hôpitaux universitaires. Malgré tout, ils se réunissaient toujours avec d’autres immigrés égyptiens durant les week-ends où ils n’étaient pas de garde.
Les histoires et les souvenirs de immigrés égyptiens comme Sami Boulos, Elhamy Khalil et Atef Moawad se trouvent désormais dans les archives Clara Thomas de l’université de York, au Canada. Cette collection, la première en son genre, rend compte de la vie et de l’histoire des immigrés égyptiens et peut être consultée sur place.
Cette mine de témoignages est gérée par Egypt Migrations, une organisation d’archivage, d’éducation et d’engagement communautaire à but non lucratif, dont l’objectif est de préserver et de proposer en accès libre des sources consacrées aux expériences des immigrés égyptiens et de leurs descendants. L’équipe travaille également petit à petit à la numérisation de certaines collections.
« Ce sont ces petites histoires de tous les jours qui ont toujours été la source de motivation de mes recherches et de notre travail au sein d’Egypt Migrations », affirme Michael Akladios, son fondateur et directeur exécutif.
Les débuts d’Egypt Migrations se situent en 2016, sous le nom de Coptic Canadian History Project (CCHP). À l’époque, Michael Akladios effectuait des recherches sur la communauté chrétienne copte au Canada et aux États-Unis dans le cadre de son doctorat.
Après s’être rendu compte qu’il n’existait pas d’archives sur la communauté d’immigrés égyptiens susceptibles de l’aider dans ses recherches, il a décidé de créer une organisation dédiée à la préservation et à la promotion de l’histoire des immigrés coptes égyptiens au Canada.
En novembre 2020, après sa soutenance de thèse, il a décidé de repenser l’initiative en l’ouvrant à l’ensemble des immigrés égyptiens. C’est ainsi qu’est née Egypt Migrations, qui ambitionne de documenter, de préserver et de promouvoir les diverses expériences de tous les immigrés égyptiens au sein de leur communauté locale.
« Selon moi, l’intérêt est de saisir ces petits événements et ces choses banales qui forment un tableau plus large, par opposition à l’évocation d’un chef spirituel ou d’un homme politique », explique Michael Akladios.
De l’Égypte au Brésil
L’une des communautés les mieux documentées par Egypt Migrations à ce jour est celle du Canada et des États-Unis. Un autre groupe d’immigrés égyptiens auquel l’organisation s’est récemment intéressée à travers une collection d’histoires orales est celui qui s’est installé au Brésil.
L’arrivée des Égyptiens dans ce pays s’est faite en plusieurs vagues. L’une des plus importantes a eu lieu dans les années 1950, lorsque le président égyptien Gamal Abdel Nasser a expulsé un grand nombre d’Européens et de juifs d’Égypte, explique Diogo Bercito, journaliste et chercheur brésilien spécialisé dans les migrations arabes vers le Brésil, qui a réalisé les entretiens dans le cadre de cette collection.
Parmi eux figurait Jacques Sardas. Né en 1930 à Alexandrie dans une famille juive séfarade, Jacques Sardas est arrivé au Caire avec sa famille alors qu’il était encore enfant. Il y a occupé divers emplois, notamment dans un grand magasin. En 1956, il a épousé une femme nommée Esther Pesso, dont les parents étaient originaires de Yougoslavie et de Grèce.
Face à la montée de l’antisémitisme en Égypte après la création de l’État d’Israël en 1948 et de la crise du canal de Suez en 1956, Jacques Sardas et Esther Pesso, qui était alors enceinte de leur premier enfant, se sont installés à São Paulo.
Trois jours seulement après leur arrivée au Brésil, il a décroché un emploi dans une banque, alors qu’il ne parlait toujours pas portugais ni anglais et qu’il vivait dans un camp de réfugiés. Trois mois plus tard, il a été embauché chez le fabricant américain de pneus Goodyear.
Leur arrivée au Brésil n’a pas été facile, relate Diogo Bercito. « Ils ne connaissaient ni le pays, ni sa langue, ni ses habitants. C’était un voyage dans l’inconnu », explique-t-il à MEE.
À São Paulo, ils ont notamment été épaulés par un réseau d’autres juifs égyptiens qui avaient émigré au Brésil avant eux et qui les ont aidés à s’installer.
« Beaucoup de Brésiliens ne savent même pas qu’il existe une communauté égyptienne au Brésil, il n’y a pas de trace de leur histoire »
– Diogo Bercito, journaliste et chercheur brésilien
Au fil du temps, Jacques Sardas est passé du poste d’employé administratif à celui de directeur des ventes, avant d’être muté à Paris, où il est devenu président de Goodyear France, et de rallier finalement l’Ohio en 1974.
Jacques Sardas n’est jamais retourné en Égypte. En réalité, comme le précise Diogo Bercito, son visa de sortie indiquait clairement qu’il n’était pas autorisé à y retourner. Il a pris sa retraite en 2008 et vit aujourd’hui à Dallas avec Esther Pesso, leurs quatre filles et leurs huit petits-enfants.
Pourtant, comme d’autres immigrés égyptiens, il conserve un lien affectif avec son pays natal, principalement à travers la nourriture : « Pendant l’entretien, il a mentionné des plats comme le foul, le falafel et le kefta, le sourire aux lèvres. »
Diogo Bercito estime qu’il est fondamental de rendre compte de la vie des immigrés. « De nombreuses histoires d’immigrés syriens et libanais [au Brésil] sont perdues, car beaucoup de ces personnes ont émigré à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Beaucoup ne sont déjà plus parmi nous et n’ont pas transmis leur histoire. »
La même chose se produit avec les Égyptiens. Beaucoup de Brésiliens ne savent même pas qu’il existe une communauté égyptienne au Brésil, il n’y a pas de trace de leur histoire. »
L’émigration vers le Golfe
Jusqu’à présent, Egypt Migrations a compilé un mètre de documents d’archives et 3 Go de matériel numérique. Seize autres cartons d’archives seront bientôt déposés aux archives Clara Thomas, qui n’ont que rarement ouvert leurs portes depuis le début de la pandémie.
Parmi ces documents figurent des coupures de journaux, des photographies, des documents, des lettres, des journaux et des magazines, tous issus de collections familiales et d’archives personnelles. Au fur et à mesure de son développement, l’organisation a également commencé à porter son attention au-delà des Amériques ; en janvier 2022, une collection de dix histoires orales d’immigrés installés dans le Golfe devrait être publiée.
L’une d’entre elles est celle de Mohsen el-Shimy. Né au Caire en 1944, il a décroché un diplôme d’anglais et travaillé brièvement pour British Airways avant de décider de s’installer au Koweït en 1966 pour occuper un poste au ministère de l’Éducation, raconte à MEE Alya Osman, étudiante à la New York University Abu Dhabi, qui a réalisé les entretiens dans pour la série d’Egypt Migrations consacrée au Golfe.
« L’histoire de Mohsen est assez exceptionnelle dans la mesure où même si de nombreux Égyptiens se sont installés au Koweït dans les années 1970 et 1980, le pays n’était pas une destination populaire pour les expatriés au moment de son arrivée », relève-t-elle.
À son arrivée, le pays n’était pas encore équipé de lignes fixes et il fallait prendre rendez-vous au Bureau central des communications pour y utiliser les téléphones.
Mohsen el-Shimy est ensuite rentré en Égypte avant la guerre du Golfe de 1991 pour des raisons familiales, mais il n’a pas pu retourner au Koweït avant la fin de la guerre. Lorsqu’il est revenu pour son travail, il a découvert que ses bureaux avaient été pillés et détruits.
Le pays de ses souvenirs avait également beaucoup changé.
« Il a évoqué l’effet de la guerre du Golfe sur les expatriés : selon lui, le traumatisme de cette expérience a rendu la population koweïtienne beaucoup plus réservée et a peut-être renforcé un sentiment de xénophobie tout en limitant son hospitalité », explique Alya Osman.
« L’Égypte fait partie des pays qui exportent le plus de main-d’œuvre au monde, nous avons une population égyptienne considérable qui vit hors d’Égypte »
- Alya Osman, étudiante à la New York University Abu Dhabi
Malgré cela, Mohsen el-Shimy a vécu par intermittence au Koweït pendant 49 ans, au cours desquels il s’est marié et a eu des enfants. Pendant tout ce temps, il a tout de même eu l’occasion de se rendre régulièrement en Égypte et maintenu des liens avec sa famille et ses enfants. Et comme de nombreux immigrés égyptiens installés dans le Golfe, Mohsen est rentré en Égypte en 2015 après avoir pris sa retraite ; il n’est jamais retourné au Koweït depuis.
« À bien des égards, son histoire incarne le transnationalisme et la dextérité culturelle de tant d’Égyptiens de l’étranger et de la diaspora », commente Alya Osman.
Se référant également aux autres histoires, elle explique que « les entretiens racontent les aspirations des gens et ce qui les encourage à voyager, ce qui les rend capables de supporter certains inconvénients de la vie à l’étranger ».
« [Beaucoup] ont parlé de solitude, de xénophobie ou d’une envie de déménager parce qu’ils aspiraient à une vie meilleure pour leurs enfants. »
Egypt Migrations vise également à mettre en lumière la diversité des communautés de la diaspora égyptienne au-delà des frontières entre les genres, les classes sociales et les générations, dans le but d’intégrer des voix variées et opposées. À cette fin, l’organisation travaille avec des groupes partenaires tels que Coptic Queer Stories (Californie) et Progressive Copts (Ontario).
« Selon moi, la composante la plus précieuse d’Egypt Migrations est qu’elle est devenue – et devient de plus en plus au fil de son développement – un lieu où différents individus qui n’adhèrent pas au discours officiel ou qui en sont exclus peuvent se réunir et discuter de ce que signifie pour eux le fait d’être égyptien et d’être un immigré », explique à MEE Miray Philips, doctorante à l’université du Minnesota et ancienne rédactrice en chef de l’organisation.
« L’Égypte fait partie des pays qui exportent le plus de main-d’œuvre au monde, nous avons une population égyptienne considérable qui vit hors d’Égypte. Mais ces gens ne sont pas toujours considérés comme faisant partie du tissu social, que ce soit en Égypte ou dans les pays où ils migrent », poursuit Alya Osman.
« [Egypt Migrations] documente ces expériences que des millions d’Égyptiens ont vécues », ajoute-t-elle.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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