À Jérusalem, inquiétudes pour les derniers vestiges du quartier maghrébin
Sur l’esplanade du mur des Lamentations à Jérusalem, un trou béant, dissimulé derrière des palissades opaques. Les fouilles qu’Israël y a promptement menées, sur les derniers vestiges du quartier maghrébin rasé en 1967, suscitent inquiétudes et interrogations de la part de certains experts.
De ce quartier de la vieille ville détruit en quelques heures juste après la guerre israélo-arabe de juin 1967 et la conquête de Jérusalem-Est par les forces israéliennes, les archéologues croyaient qu’il ne restait rien. En janvier, la mise au jour, sous les coups de tractopelles, de ruelles et de vestiges d’habitations a créé la surprise.
Mais en quelques jours, les pierres ont été retirées et la zone nivelée, ont constaté des journalistes de l’AFP.
L’Autorité israélienne des antiquités (AIA) a fait état d’une « courte session de fouilles » avant des travaux visant à « solidifier, stabiliser et améliorer les infrastructures » de l’esplanade du mur des Lamentations, lieu le plus sacré où les juifs sont autorisés à prier et où plusieurs dizaines de milliers de personnes peuvent se retrouver les jours de fête.
« Découvertes significatives »
Sollicitée par l’AFP, l’AIA a indiqué que ses fouilles avaient « révélé une partie des vestiges » du quartier maghrébin.
Une porte-parole a estimé qu’il n’y avait pas eu de « découvertes significatives », ce que conteste l’historien français Vincent Lemire, auteur d’un livre sur la destruction du quartier maghrébin par Israël en 1967.
« Personne ne s’attendait à découvrir autant de vestiges du quartier maghrébin, aussi bien conservés », dit-il à l’AFP, citant des murs de presque un mètre de haut, des traces de peinture, une cour pavée et un système d’évacuation des eaux pluviales.
Rasé après évacuation des habitants dans la nuit du 10 au 11 juin 1967 pour faire place à la vaste esplanade actuelle au pied du mur des Lamentations, le quartier avait été fondé en 1187 par Saladin (Salah ad-Din), après la prise de Jérusalem aux Croisés, pour héberger les pèlerins musulmans marocains, algériens et tunisiens désireux de séjourner dans la ville.
Les archéologues y ont également retrouvé des jouets, des outils et des ustensiles de cuisine laissés par les derniers habitants.
« C’était très troublant : pendant quelques heures, on a pu marcher littéralement au milieu de l’ancien quartier maghrébin, dans ses rues, dans ses cours, dans ses maisons », relate Vincent Lemire, directeur du Centre de recherche français à Jérusalem.
Pour Alon Arad, directeur de l’organisation israélienne Emek Shaveh, qui lutte contre la politisation de l’archéologie, les « intentions » de l’AIA sont floues.
« Mais compte tenu de précédentes activités archéologiques, nous sommes très préoccupés », dit-il à l’AFP.
« Compte tenu de précédentes activités archéologiques, nous sommes très préoccupés »
- Alon Arad, directeur de l’organisation israélienne Emek Shaveh
L’AIA a été impliquée dans des projets archéologiques controversés à Jérusalem-Est, secteur palestinien occupé et annexé par Israël.
Elle a notamment mené des fouilles dans des tunnels creusés sous l’esplanade du mur des Lamentations et transformés depuis lors en vaste musée présentant des ruines datant du Second Temple juif, détruit par les Romains en l’an 70.
En 1996, des travaux dans ces tunnels avaient été à l’origine de violents affrontements entre Palestiniens et forces de sécurité israéliennes au cours desquels plus de 80 personnes avaient péri. Côté palestinien, on affirmait que ces galeries menaçaient les fondations de l’esplanade des Mosquées, troisième lieu saint de l’islam construit en contre-haut, sur le site du complexe de l’ancien Temple juif dont le mur des Lamentations est un vestige.
D’après Alon Arad, lui-même archéologue, la priorité de l’AIA est de créer un vaste site archéologique et touristique valorisant quasi exclusivement l’histoire juive de Jérusalem.
Il accuse les autorités israéliennes de « passer sous silence tout autre patrimoine » et d’« utiliser » l’archéologie pour « judaïser » la vieille ville.
« Cette affirmation n’a pas de fondement », réplique l’AIA, qui dit étudier « toutes les antiquités de Jérusalem, toutes les cultures et toutes les religions de la ville sainte ».
Selon elle, les vestiges retrouvés sont trop récents pour relever de l’archéologie mais elle les a « documentés et ils feront l’objet d’une publication dans un journal scientifique ».
Questionnée sur leur présentation au public, l’AIA n’a pas répondu.
Un « quartier extraordinaire »
Aujourd’hui, sur l’actuel parvis, rien ne fait mention de l’existence pendant huit siècles d’un quartier maghrébin.
Seul un drapeau marocain flotte discrètement dans un jardin proche de l’esplanade, où les visiteurs sont invités à se recueillir devant le mur des Lamentations ou à parcourir les galeries souterraines où ils peuvent « toucher les authentiques pierres qui racontent l’histoire de la nation juive ».
Le Maroc et Israël sont engagés dans un processus de rapprochement accéléré depuis la normalisation de leurs relations diplomatiques intervenue en décembre 2020.
Mais « le contraste est saisissant entre [le] pouvoir en Israël, qui [est] dans la négation de l’autre, et le Maroc qui veille à promouvoir le ‘’patrimoine immatériel judéo-marocain’’, à travers la création d’une Fondation du judaïsme marocain, et la coexistence pacifique inter-religieuse », estime Ali Bouabid, délégué général de la Fondation Abderrahim Bouabid, un groupe de réflexion marocain.
« Étrange chassé-croisé : quand l’un célèbre l’altérité dans le bruit, c’est dans le silence que l’autre en organise la disparition », déclare-t-il à l’AFP.
À Jérusalem, Vincent Lemire s’interroge : « Quels bâtiments de l’ancien quartier maghrébin seront conservés, montrés et valorisés dans le futur parcours touristique ? Est-ce que certains des objets retrouvés dans cette fouille seront exposés, pour témoigner de l’histoire ordinaire de ce quartier extraordinaire ? »
« Si ces derniers vestiges sont finalement détruits, s’inquiète-t-il, alors les traces matérielles de cette histoire auront définitivement disparu. »
Par Claire Gounon.
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