Bir’em ou la mémoire vivante d’un village palestinien
Dans Bir’em, on entendrait presque les pierres raconter et crier. Camille Clavel est allé à leur écoute, et son film donne à entendre et à voir les ruines des villages palestiniens laissés à l’abandon par la violence de 1948.
Car Camille Clavel est un obstiné chercheur de mémoires. Dans son film précédent, Vers où Israël ? (2012), « une sorte de voyage d’Israël à la recherche des mémoires juives et des mémoires palestiniennes et comment elles s’affrontent », résume-t-il à Middle East Eye, il interrogeait inlassablement des personnalités israéliennes, des historiens Shlomo Sand ou Gadi Algazi à l’écrivain Aharon Appelfeld.
Comprendre comment un pays né des cendres du génocide juif, que la famille de Clavel a connu, pouvait se confronter à une autre douleur, celle de la Nakba palestinienne, qui désigne l’exode des Palestiniens lors des violences, perpétrées par les milices sionistes, qui ont accompagné la création d’Israël. Shoah et Nakba signifient tous deux « catastrophe ». C’est ce double mouvement qui traverse, en un sens, les films de Clavel.
Dans Bir’em, le réalisateur français âgé d’une quarantaine d’années explore une autre mémoire, palestinienne celle-là. Et sans doute, explique-t-il à MEE, faut-il voir dans ce film la continuité de Vers où Israël ?. Ces deux films, documentaire et œuvre de fiction, semblent en effet s’interroger, se répondre, murmurer et crier ensemble, ancrés dans cette même terre et ce même humus humain.
Comme une allégorie
Pour Bir’em, tout a commencé par une vidéo de l’ONG israélienne Zochrot, qui tente de sensibiliser les Israéliens à la Nakba, et une image persistante qui s’incruste dans l’œil du réalisateur, comme une allégorie de la tragédie palestinienne : celle d’une toute jeune fille déambulant dans les ruines du village de sa famille, abandonné après la Nakba de 1948. « Cette jeune fille expliquait qu’elle voulait retourner dans le village de sa famille. Dix jours après, j’y étais, à la recherche de ce village situé près de Safed, en Haute-Galilée », explique-t-il à MEE.
Résultat : un film monté à coup de tâtonnements, interrogations, souci extrême de l’exactitude. En pleine immersion dans un village voisin de ce que fut Bir’em, Camille Clavel va interroger inlassablement les témoins, les lieux, les mémoires. Une quête de la précision qui transparaît dans son film et le choix des acteurs, pour la plupart amateurs, à l’exception de Sama Abuleil.
Ce sens du détail et ce souci de ne pas forcer les êtres, son actrice principale, Sama Abuleil, en est d’ailleurs resté frappée. Même si c’est son premier film, elle décrit avec gratitude la direction d’acteur de Camille Clavel. « Il a eu à cœur de ne jamais forcer l’exactitude et le réel d’une vie palestinienne », déclare à MEE la jeune actrice palestinienne de nationalité israélienne depuis Tel Aviv, où elle vit et suit des cours de théâtre.
« Je me souviens, quand il m’a expliqué son projet, il a passé des heures à détailler le personnage de Nagham, que j’interprète. De la même façon, à chaque fois, il nous demandait, à moi et aux autres acteurs, si c’était bien ainsi que des Palestiniens auraient agi ou auraient parlé », poursuit-elle.
Le film imprime ainsi une histoire d’une rare délicatesse : celle d’une jeune fille d’une vingtaine d’années, chrétienne palestinienne de l’actuelle Galilée. Son quotidien se partage entre le kibboutz voisin, où elle empile en silence des palettes de fruits, ses parents inquiets et son grand-père, la grande histoire de sa vie.
Car son grand-père – formidable Ibrahim Eissa –, entre paroles rares et silences chargés, porte la mémoire du village de Bir’em. Pour échapper à la monotonie d’une jeunesse palestinienne dans l’État d’Israël, où sa langue, son histoire, sa mémoire, son existence même sont forcément suspectes, Nagham se nourrit des souvenirs et des poèmes de cet homme paisible.
Elle semble y trouver une légitimité et un ancrage, que la vie en Israël lui dénie. Ces scènes d’échanges avec le grand-père sont parmi les plus belles du film de Camille Clavel, toutes en économie de mots et richesse de transmission.
Le retour d’un exil intérieur
Forte de la mémoire vivante de son grand-père, Nagham renoue peu à peu avec une autre histoire, celle de la Nakba. Kefar Bir’em est un village arabe chrétien de Galilée. Les forces israéliennes sont entrées dans le village à la fin d’octobre 1948 et, à la mi-novembre de la même année, les habitants du village ont reçu l’ordre de le quitter pendant deux semaines.
À ce jour, ils sont toujours déracinés et dispersés dans la région. En 1953, leurs terres ont été confisquées et le village détruit par les autorités israéliennes, qui ont continué à refuser le droit au retour de la population indigène et déracinée de Kefar Bir’em sur ses terres et dans son village.
« J’espère que les spectateurs comprendront que même silencieuse, cette mémoire est vivante. J’aimerais surtout qu’ils comprennent ce que c’est qu’être déraciné sur sa propre terre et voient ainsi toute la beauté palestinienne »
- Sama Abuleil, actrice principale de Bir’em
Jamais les habitants de Bir’em n’ont abandonné l’espoir d’y revenir, jusqu’à intenter une action en justice devant la Cour suprême en 1951, mais le gouvernement israélien a affirmé que la zone dans laquelle se trouvait le village était une « zone militaire fermée ».
Nagham décide, seule, d’outrepasser l’interdiction de revenir dans ce village laissé en ruines et que la végétation luxuriante de Galilée a investi, le soustrayant aux regards. Elle revient dans une maison du village, la décore, y ramène de quoi y vivre, y manger, se laver. Elle redonne littéralement vie à des lieux laissés comme figés. Nagham retrouve les gestes ancestraux, ceux qui font un peuple et une culture.
Dans un beau geste chargé de symbole, elle accrochera bien en vue la clef précieusement conservée par son grand-père, celle de la maison quittée dans la précipitation et la peur, en 1948. Elle retrouvera aussi, guidée par son grand-père, la grotte secrète où les habitants de Bir’em s’étaient abrités pour échapper aux soldats du tout récent État.
C’est donc un retour qu’entreprend Nagham, le retour d’un exil intérieur dont elle semble prendre conscience au fur et à mesure de ses gestes de réappropriation des ruines de Bir’em.
Très vite, Fadi, un jeune Palestinien qui travaille aussi au kibboutz, se joint à elle, avant que d’autres jeunes Palestiniennes et Palestiniens ne les rejoignent, investissant à leur tour d’autres maisons et d’autres souvenirs.
Cette obstination, le « soumoud » (résilience) palestinien, Camille Clavel indique l’avoir aussi observé chez les habitants chassés de Bir’em. En 2014, ils étaient réellement retournés dans les ruines du village, y campant pour y réclamer leur droit au retour, jusqu’à ce que les autorités israéliennes les en délogent. Une seconde fois.
Dans le film, la police israélienne viendra également déloger Nagham et ses amis, répétition d’un drame antérieur. Obstinée, Nagham reviendra, et avec Fadi, elle retrouvera les gestes millénaires de la cueillette des olives, obstinément, dans le crépuscule de Galilée.
Ellipses parlantes
Le film de Camille Clavel se déploie en ellipses et silences, sans effets inutiles de narration. Un choix délibéré, indique-t-il à MEE. « Tout a été écrit ainsi, en économie de paroles. Il nous a fallu aussi composer avec les moyens. Et cela nous a obligés à des trouvailles. Il y a eu aussi des ellipses non voulues, mais j’ai fini par les accepter. »
Cette économie de moyens n’enlève rien au film, bien au contraire. Le spectateur, dans ces ellipses volontaires, construit l’envers d’une narration. Il trouve, dans les sentiments plus suggérés que montrés, une source de réflexion et un espace de liberté et de création indéniable. Camille Clavel n’oblige à rien, n’affirme rien. Tout juste indique-t-il un chemin possible de compréhension du drame palestinien dans la narration qu’il déploie.
Dans ces ellipses pleines, le jeu de Sama Abuleil se déploie avec aisance, jusque dans les silences. Pour la jeune actrice, si Nagham ne parle pas beaucoup, « cela montre encore plus sa force ».
« En jouant Nagham, même si je n’ai pas la même histoire qu’elle, je me suis sentie à mon tour reliée à la mémoire palestinienne. J’espère que les spectateurs comprendront que même silencieuse, cette mémoire est vivante. J’aimerais surtout qu’ils comprennent ce que c’est qu’être déraciné sur sa propre terre et voient ainsi toute la beauté palestinienne », déclare-t-elle à MEE.
Une beauté que le réalisateur semble avoir eu à cœur de montrer, loin des images d’actualité qui réduisent la question palestinienne à une litanie tragique de morts et drames décrits comme insolubles.
La vie, malgré tout, traverse Bir’em, la vie souterraine qui sourd et jaillit dans la jeune génération palestinienne. Cette jeunesse que le film de Clavel montre aussi, une jeunesse qui navigue entre l’arabe et l’hébreu, une citoyenneté imposée et une mémoire interdite. Les échanges entre Nagham et ses amies esquissent le portrait de cette jeunesse hyper connectée qui revivifie, à travers la cuisine, la danse, la langue ou encore la littérature, une culture maintenue ainsi vivante et frondeuse.
À l’image des ruines de Bir’em qui, dans leur écrin de verdure, restent cachées et visibles tout à la fois. Passées, présentes et à venir tout à la fois. Le film de Camille Clavel en est un bel hommage.
Dans le cadre du 18e Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient (PCMMO), le film Bir’em sera projeté le samedi 18 mars à 18 h au cinéma L’Écran de Saint-Denis.
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