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Lifta, village palestinien dépeuplé lors de la Nakba, à nouveau menacé par les projets israéliens

Les habitants de Lifta ont été déplacés de force pendant la Nakba. Aujourd’hui, le combat continue pour préserver ce qu’il reste du village de nouveaux plans d’urbanisme israéliens
Certaines maisons abandonnées de Lifta sont encore debout aujourd’hui, mais leurs propriétaires palestiniens n’ont pas le droit d’y retourner (photo fournie)
Par Aseel Jundi à JÉRUSALEM-EST OCCUPÉE

De petits pâtés de maisons parsèment une colline près de Jérusalem, leurs briques de pierre se détachant nettement sur la végétation envahissante. Alors que leurs anciens propriétaires et descendants continuent de vivre à proximité, les bâtiments sont restés inhabités pendant des décennies – et risquent à présent de disparaître pour toujours.

Situé au nord-ouest de Jérusalem, le village de Lifta est victime des politiques d’expansion israéliennes depuis la Nakba, la « catastrophe » palestinienne coïncidant avec la création de l’État d’Israël en 1948.

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Bien que la zone ait été déclarée réserve naturelle par Israël en 2017, l’Autorité foncière israélienne (ILA) a annoncé le 9 mai dernier son intention d’organiser en juillet une vente aux enchères publique pour inviter des entreprises privées à répondre à des appels d’offres en vue de la construction d’une nouvelle colonie sur les terres de Lifta.

Selon le matériel promotionnel, le projet prévoit la construction de 250 logements, mais aussi d’hôtels et de centres commerciaux, le tout à seulement 10 kilomètres de Jérusalem et avec une vue imprenable.

Mais ce projet moderne et luxueux entraînerait la démolition des maisons et monuments restants de Lifta, cherchant dans les faits à effacer toutes traces de l’identité et de l’histoire palestiniennes de ce site classé en 2018 au patrimoine en voie de disparition du World Monuments Fund.

Pour Zakaria Odeh, coordinateur de la Coalition civile pour les droits des Palestiniens à Jérusalem, la communauté internationale doit intervenir et faire pression sur le gouvernement israélien pour qu’il mette fin à sa politique d’effacement de tout ce qui rappelle que des Palestiniens ont été expulsés de force à partir de 1948.

« Nous demandons à l’UNESCO d’intervenir et de mettre un terme à l’anéantissement du patrimoine et de l’histoire du village », déclare-t-il à Middle East Eye.

Le dernier plan en date des autorités israéliennes met une fois de plus en lumière la longue histoire de Lifta et la lutte de ses anciens habitants, aujourd’hui réfugiés ou déplacés internes, pour la préservation de sa mémoire quoi qu’il arrive.

Des décennies de tentatives d’effacement

Lifta fut parmi les premiers des 38 villages du district de Jérusalem à être dépeuplés de force en 1948. Le village date de l’époque cananéenne, durant laquelle il était connu sous le nom de Nephtoah, et s’étend sur une superficie d’environ 8 743 dounams (m²). Israël en a occupé une partie en 1948 et a saisi le reste pendant la guerre de 1967.

Avant la Nakba, quelque 3 000 personnes vivaient à Lifta dans environ 600 habitations. Selon les anciens du village, seules 73 maisons existent encore aujourd’hui – 56 d’entre elles sont quasiment intactes et 17 sont en ruines.

Parmi les monuments encore debout, se trouvent une mosquée pluriséculaire, le cimetière du village, une source d’eau et une école primaire construite en 1929, qui accueille aujourd’hui des élèves juifs israéliens.

Au fil des ans, un certain nombre de logements et de bâtiments gouvernementaux israéliens – dont la Knesset (le Parlement israélien) – et une partie du campus de l’Université hébraïque ont été construits sur les anciennes terres agricoles de Lifta.

Zakaria Odeh appelle la communauté internationale à intervenir pour sauver Lifta (MEE/photo fournie)
Zakaria Odeh appelle la communauté internationale à intervenir pour sauver Lifta (MEE/photo fournie)

Zakaria Odeh explique à MEE que le dernier projet de l’ILA n’est pas sans précédent : en 2006, le gouvernement israélien a approuvé un plan, connu sous le numéro 6036, visant à l’établissement d’une colonie baptisée Mei Neftoah sur les terres de Lifta.

Les plans initiaux auraient été élaborés entre le milieu et la fin des années 90, lorsqu’Ariel Sharon était ministre de l’Infrastructure.

En 2009, l’ILA a mis les terres de Lifta aux enchères dans le cadre d’un plan prévoyant la démolition de tous les bâtiments du village, à l’exception d’une cinquantaine d’entre eux.

En 2011, d’anciens résidents de Lifta et leurs descendants ont déposé une objection devant le tribunal et, début 2012, la Cour israélienne des affaires administratives a rendu une décision annulant la vente aux enchères. Mais aujourd’hui, l’ILA tente de mettre en œuvre un plan similaire.

Le gardien des mémoires

Yaqoub Odeh, qui est né à Lifta en 1940 et est aujourd’hui à la tête de la Commission de protection du patrimoine culturel du village, est l’une des sources les mieux informées sur son histoire.

« Nous avons quitté nos maisons sans rien d’autre que les vêtements que nous avions sur le dos, pensant que nous y retournerions le lendemain. Cela fait maintenant 73 ans »

- Yaqoub Odeh, rescapé de la Nakba

Il raconte à MEE ses souvenirs d’enfance dans ce lieu alors animé. « Quand j’ai quitté Lifta, j’étais au CE1 », commence-t-il. « Je me revois encore sauter d’un rocher à l’autre en rentrant de l’école. Je me souviens aussi des jeux avec les autres enfants près de la source principale du village. »

Plus de 70 ans plus tard, Yaqoub se remémore parfaitement les circonstances de son départ forcé de Lifta. Les milices sionistes s’étaient postées aux entrées principales reliant Lifta aux villages voisins et à Jérusalem – incitant les Palestiniens à chercher à transférer les femmes et les enfants du village vers les grottes voisines, puis vers la sécurité relative des villages alentour.

Ce jour-là, début mars 1948, sa famille avait marché jusqu’à la route reliant Jérusalem à Jaffa. Son père portait sa petite sœur sur ses épaules tout en tenant la main de son frère, et avait demandé à Yaqoub et à son autre sœur de marcher derrière lui. Arrivés à la route, des combattants de la milice sioniste avaient tiré une balle qui avait effleuré la thobe (tunique traditionnelle) de son père, avant de se planter entre ses pieds.

« Un véhicule avec les enfants de quatre familles nous attendait et nous sommes montés à l’intérieur », poursuit Yaqoub. « En une heure, nous sommes passés du statut de propriétaires dans notre propre village à celui de demandeurs de refuge, d’abri et d’assistance auprès d’autres personnes.

« Nous avons quitté nos maisons sans rien d’autre que les vêtements que nous avions sur le dos, pensant que nous y retournerions le lendemain. Cela fait maintenant 73 ans. »

Titulaire d’une carte d’identité de résident de Jérusalem-Est (il habite aujourd’hui dans le quartier de Shuafat), Yaqoub a eu la chance de pouvoir retourner à Lifta. Aujourd’hui, les anciens habitants du village et leurs proches vivent soit à sa périphérie, dans des quartiers hiérosolymitains tels que Wadi Joz et French Hill, soit en Cisjordanie occupée – d’où l’accès est restreint à Jérusalem –, soit encore à l’étranger.

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« Je tiens à me rendre régulièrement à Lifta en compagnie des femmes, des enfants, des hommes et des personnes âgées du village, dans le but d’y préserver notre récit et nos droits », souligne-t-il. « Rien n’égale les jours où nous visitons notre village, sauf celui de notre retour effectif. »

Interrogé sur le dernier plan israélien à Lifta, Yaqoub répond : « La mémoire et l’histoire sont la vie elle-même, je ne permettrai à personne sous le soleil de me prendre mes souvenirs, mon héritage et celui de mes ancêtres.

« Les tombes de nos ancêtres dans le village sont la preuve et le témoin de la présence historique des Palestiniens. Nous prenons soin de notre cimetière et nous le nettoyons chaque fois que nous allons au village », ajoute-t-il.

Fawzia Obaidi, née à Lifta il y a 79 ans, fond immédiatement en larmes lorsque le village est évoqué.

« Lifta est mon âme sœur parce que c’est mon lieu de naissance et la mère qui n’a pas réussi à me serrer dans ses bras », déclare-t-elle à MEE dans sa maison du quartier de Ras al-Amoud, à Jérusalem-Est.

« Je ne manque aucune occasion de visiter Lifta et de ramener avec moi certaines de ses plantes sauvages pour pouvoir les planter dans les pots de fleurs que j’ai disposés sur ma terrasse – même si elles ne sentent jamais aussi bon que l’original. »

Son fils aîné, Ibrahim, se rend à Lifta pendant la saison des récoltes afin d’apporter à sa mère des figues de Barbarie, des prunes et des amandes, espérant que le goût de ces fruits apaise sa nostalgie.

Malgré les derniers plans israéliens à Lifta, l’engagement de la vieille dame envers le village demeure sans faille.

« Nous refusons totalement la démolition de nos maisons et de nos sites patrimoniaux au nom de la construction d’unités de colons », s’insurge-t-elle.

« Eux, les Israéliens, traitent le village comme s’il s’agissait d’une propriété d’absents, mais nous sommes résilients et avons hâte d’y retourner. »

Selon la loi israélienne sur « la propriété des absents », même les Palestiniens expulsés de chez eux qui sont parvenus à rester à l’intérieur des lignes d’armistice, devenant de fait des déplacés internes, ont perdu leurs propriétés au profit de l’État.

Mais pour Fawzia, Lifta sera à jamais son village : « La nostalgie du retour ne me quitte pas. »

Traduit de l’anglais (original).

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