La sidération, les cris, la fuite… je me souviens du séisme de 2003 en Algérie
Le grondement sourd de la terre qui bouge avec fureur, le sol qui remue sous les pieds, le fracas des meubles qui s’effondrent, une tempête d’objets volants, la sidération, les cris, puis la fuite pour échapper à la mort.
Pour moi comme pour des centaines de milliers d’Algériens, la séquence apocalyptique du séisme qui a frappé la Turquie et la Syrie le 6 février dernier avait un air de déjà-vu.
Le 21 mai 2003, à 19 h 44 précisément, un séisme d’une magnitude de 6,8 a frappé le nord-ouest de l’Algérie, faisant 2 270 morts, plus de 10 000 blessés et 150 000 sans-abris.
L’épicentre a été localisé en Méditerranée, près des côtes de Zemmouri. Après le tremblement de terre, cette charmante enclave de pêcheurs, à 50 kilomètres à l’est d’Alger, était complétement défigurée. Le minaret de la mosquée, un temps incliné, avait fini par s’effondrer dans un champ de ruines.
Aux alentours, l’école, le dispensaire, la caserne des pompiers, le poste de gendarmerie, les cafés, la mairie n’étaient plus qu’un tas de cailloux alors que des débris de béton et de briques formaient des halos de poussière autour des habitations détruites face à la mer.
Je me souviens de la vaisselle, des jouets, des manuels scolaires, éparpillés au sol, reliques d’une existence tranquille qui avait volé en éclats, comme soufflée par une bombe.
Face au cataclysme, la douleur des rescapés que j’avais interviewés était insoutenable. Je l’entends encore se déployer sous forme de râles et de cris lorsqu’un corps était retiré des décombres.
Des riverains pleuraient la mort de leurs voisins, de leurs parents, de leurs enfants. Au fil des jours, un voile de deuil a enveloppé la ville, secouée de temps en temps par des répliques traumatisantes.
Fouiller dans les gravats à mains nues
À Réghaïa, pôle industriel très peuplé situé à 30 minutes de distance de Zemmouri, que j’avais découvert dans les heures qui ont suivi le séisme était tout aussi apocalyptique. Des immeubles de dix étages s’étaient écroulés tels des châteaux de carte, emprisonnant des centaines de victimes.
Face à l’insuffisance de moyens et au manque d’organisation des équipes de secours pendant les premières heures de la catastrophe, les rescapés étaient obligés de fouiller eux-mêmes, parfois à mains nues, dans les gravats dans l’espoir de retrouver des proches.
Pour les aider, de petits entrepreneurs du bâtiment des environs se sont servis d’engins de chantier afin de soulever les barres de béton qui avaient comprimé en millefeuilles les étages des bâtiments détruits, sans parvenir à sauver grand monde.
Au fil des jours, la chaleur a accentué l’odeur de putréfaction des corps ensevelis et électrisé les esprits
Au fil des jours, la chaleur a accentué l’odeur de putréfaction des corps ensevelis et électrisé les esprits. La révolte grondait parmi les rescapés, rassemblés dans le stade de la ville sous des tentes de fortune.
C’est d’abord grâce à la solidarité de concitoyens qu’ils ont eu de quoi boire et manger. De toute l’Algérie, des convois d’aide humanitaire ont afflué vers les zones sinistrées. Je les croisais tous les jours sur la route en allant en reportage, flanqués de drapeaux algériens et surchargés de vivres. La mobilisation était brouillonne mais efficace alors que l’État se montrait complétement dépassé par l’étendue de la catastrophe.
Dans la ville de Boumerdès (à 40 km à l’est d’Alger), où il s’était rendu pour s’enquérir de la situation, le président Abdelaziz Bouteflika a été accueilli par des huées. « Où sont les grues, où sont les tentes ? », l’apostrophaient les sinistrés qui bombardaient son cortège de pierres.
Après le séisme, l’agglomération de 40 000 habitants, plutôt réputée pour ses nombreuses universités, s’est muée en champ de désolation. Bravant le danger, des habitants sont retournés dans leurs appartements éventrés pour ramener des affaires et des objets de valeur alors que d’autres surveillaient les lieux dévastés par peur des pillages.
Il m’est arrivé aussi de voir des survivants déambuler sur les montagnes de gravats, attentifs au moindre souffle de vie, alors que plusieurs jours étaient déjà passés depuis le séisme.
Ils étaient motivés dans leurs recherches par le sauvetage miraculeux de quelques victimes, à certains endroits. À la Cité des 1 200 logements, le plus grand quartier de la ville, des équipes étrangères de secours parvenaient, avec du matériel adéquat, à retirer des personnes vivantes des décombres. Mais dans la plupart des cas, ce sont des dépouilles qui, chaque jour, grossissaient le décompte funèbre.
Après la tristesse, la colère
Je revois encore ce père de famille découvrir, hébété, les corps mutilés de son épouse, de sa mère et de sa fille, restés piégés pendant une semaine dans l’appartement du premier étage qu’ils occupaient tous les quatre avant le séisme.
Tout autour, des immeubles effondrés à leur base luttaient pour rester debout, comme des cubes chancelants. Leur aspect et le sort livré à leurs occupants ont fait naître, après la tristesse, un sentiment de colère.
Comme en Turquie, les survivants ont dénoncé avec pertes et fracas la qualité médiocre des matériaux de construction et le manque de respect des normes techniques, architecturales et parasismiques qui ont alourdi considérablement le bilan humain.
L’Algérie, qui se trouve sur une faille sismique importante, avait pourtant connu un tremblement de terre tout aussi dévastateur, 23 ans plus tôt. El Asnam (rebaptisée Chlef), une ville du nord-ouest située à 238 km de Boumerdès, a partiellement disparu de la carte. La secousse de 7,3 sur l’échelle de Richter a coûté la vie à 5 000 personnes.
À la suite de cette tragédie, des règles de construction parasismiques ont été élaborées pour orienter les politiques d’aménagement urbain. Mais elles ne sont pas toujours respectées.
La pénurie endémique de logements dans le pays a favorisé une spéculation immobilière frénétique, entretenue par le laxisme des pouvoirs publics.
En 2007, la justice a prononcé 28 condamnations à des peines de prison ferme pour fraudes et défauts de construction. Des entrepreneurs, des agents publics, des directeurs de bureaux d’études et des architectes ont été envoyés en prison.
Au même moment, de nouveaux programmes de construction ont été lancés pour loger les sinistrés.
Après le séisme, les rescapés ont été hébergés dans des préfabriqués, implantés sur de vastes terrains vagues, non loin de leurs anciennes habitations. Placés là de manière provisoire, ils ont vécu dans des conditions de vie lamentables.
À Corso, une localité balnéaire proche de Boumerdès, des centaines de familles ont été affectées dans des chalets rudimentaires, formés parfois d’une seule pièce et très mal isolés.
Je me souviens en particulier d’une femme que j’avais rencontrée sur les lieux pendant l’été 2003. Après avoir perdu son mari dans le tremblement de terre, elle s’était retrouvée avec ses trois enfants dans l’un des chalets, avec comme seul bagage un profond désarroi. Pendant les premières semaines, le camp était alimenté par un unique robinet d’eau situé à l’extérieur des bungalows. L’électricité, de très faible intensité, était fournie par des générateurs.
Avec le temps, les camps ont pris l’apparence de ghettos où les sinistrés sont restés plusieurs années, la plupart jusqu’à la fin de la construction de leurs nouveaux logements en 2021.
Après leur départ, les autorités ont commencé à raser les chalets, comme pour tourner définitivement la page de la tragédie. Mais de temps en temps, de nouvelles secousses surviennent, plus ou moins importantes, pour rappeler que le danger n’est pas loin.
En 2021, un nouveau tremblement de terre d’une magnitude de 6 sur l’échelle de Richter a frappé l’Algérie, plus exactement Béjaïa, une autre ville côtière, à moins de 200 km de Boumerdès.
Mêmes scènes de panique, avec des habitants qui abandonnent leurs maisons pour se réfugier dans la rue et dans leurs voitures. Des réflexes de survie qui dictent notre conduite face à l’apocalypse. Comme en Turquie, en Syrie et dans tous les coins du monde où la terre vacille.
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