Nouvelle islamophobie : trois logiques, dix méthodes
Il est désormais bien documenté que l’islamophobie est devenue une idéologie majeure, consciente ou pas, qui façonne de plus en plus les politiques nationales et internationales des États occidentaux et autres, ainsi que les perceptions populaires des musulmans et de l’islam.
Les médias, les données officielles et indépendantes, les ONG, les témoignages personnels de musulmans et de nombreuses recherches universitaires ont bien montré tout cela.
L’islamophobie occidentale en particulier a des racines historiques extrêmement profondes qui remontent au moins aux croisades, à la conquête coloniale et à l’administration des populations à majorité musulmane.
Le lourd héritage de ces deux périodes particulières, qui ont duré des siècles, persiste aujourd’hui dans des cultures et des sociétés contemporaines qui ne les ont toujours ni complètement digérées ni totalement dépassées.
Nous sommes maintenant dans ce que nous pourrions appeler l’ère de l’islamophobie scientifique, caractérisée par une augmentation spectaculaire des méthodes, techniques, outils (y compris juridiques), concepts et stratégies anti-musulmans et anti-islam
En France (et plus largement en Europe de l’Ouest) depuis les premières affaires de voile islamique en octobre 1989, les vieilles peurs et méfiances à l’égard des musulmans se sont transformées en un ressentiment et une haine de plus en plus vive et ouverte envers l’islam, hostilité qui en Occident a été considérablement renforcée par la vague d’attentats djihadistes depuis le 11 septembre 2001 et la sécuritisation subséquente des musulmans dans le monde occidental et au-delà.
En effet, l’impact de la « guerre contre le terrorisme » au niveau global est considérable, générant des politiques nationales de « contre-radicalisation » et de « contre-extrémisme » hautement nocives et liberticides dans tous nos pays, y compris dans les sociétés à majorité musulmane. Et aujourd’hui, les théories (en fait de purs fantasmes) du « choc des civilisations », du « grand remplacement » et de l’« Eurabia » sont devenues courantes.
Nouvelle phase
Allant bien au-delà de la discrimination, certains pays comme la France atteignent aujourd’hui véritablement le stade de la persécution pure et simple des musulmans, y compris de leurs propres citoyens de naissance. Cette escalade ne laisse aucun pays occidental épargné, pas même les plus ouverts, tolérants, multiculturalistes, démocrates et libéraux.
Plus récemment, l’islamophobie est entrée dans une nouvelle phase caractérisée par une triple logique et une combinaison de trois processus : convergence et cristallisation (les différents gouvernements, partis, mouvements et forces islamo-paranoïaques qui étaient auparavant isolés se rejoignent de plus en plus et créent entre eux des pactes et alliances institutionnalisés) ; expansion horizontale/géographique (l’islamophobie gagne du terrain) ; et intensification/pénétration verticale (elle touche de plus en plus de domaines de la vie, y compris les plus intimes comme la famille, les choix éducatifs des parents, la liberté de foi et de conscience, etc.).
Nous sommes maintenant dans ce que nous pourrions appeler l’ère de l’islamophobie scientifique, caractérisée par une augmentation spectaculaire des méthodes, techniques (anciennes et nouvelles), outils (y compris juridiques), concepts (le « djihad judiciaire » dès qu’un musulman utilise les lois de la République et de son propre pays pour se défendre) et stratégies anti-musulmans et anti-islam.
À l’instar des stratégies de pouvoir discursives de Michel Foucault, ces multiples lignes d’encerclement et de pénétration ont déjà créé pour presque tous les musulmans une toile incontournable.
Un autre exemple est offert par les politiques conjointes de la France, de l’Égypte et des pays du Golfe contre « l’islamisme » et la criminalisation des Frères musulmans, elle-même justifiée et facilitée par certains universitaires hautement médiatisés non pour la qualité de leurs médiocres travaux (en fait souvent des pamphlets idéologiques et des ouvrages « engagés » déguisés en travaux « scientifiques ») mais parce que ceux-ci alimentent le ressentiment contre l’islam et servent les objectifs et velléités de répression contre cette religion et ses pratiquants.
Ces méthodes sont émulées par d’autres pays, érodant partout les libertés civiles démocratiques, à commencer par les libertés religieuses.
Il est important d’identifier et de nommer ces stratégies pour comprendre ce phénomène. On ne peut être exhaustif tant elles sont nombreuses mais voici les dix pires :
Les musulmans comme « défi », l’islam comme « problème ». L’une des principales stratégies islamophobes et sans aucun doute la plus visible et permanente est la construction d’un « islam-épouvantail » imaginaire et essentialisé par lequel médias, politiciens, universitaires, intellectuels publics de premier plan et même artistes majeurs (dont certains originaires de pays arabes à majorité musulmane) représentent l’islam et les musulmans comme un problème, une menace existentielle voire le mal absolu, au mieux un « défi » pour « la République », la « démocratie », la « civilisation occidentale judéo-chrétienne » voire la civilisation tout court par rapport à la « barbarie ».
L’une des principales stratégies islamophobes et sans aucun doute la plus visible et permanente est la construction d’un « islam-épouvantail »
Cette problématisation de la présence de l’islam et des musulmans dans les pays occidentaux et autres voire de leur simple existence crée une atmosphère permanente de peur et de méfiance à l’égard de cette religion et de ses adeptes.
Cette « islamophobie atmosphérique » et ambiante se perpétue et s’aggrave via la création et le battage publicitaire incessant autour de pseudo « dangers » artificiels ou dramatiquement exagérés comme « l’islamisme » et via la fabrication d’épisodes de panique morale et d’explosions d’hystérie, souvent autour de tenues islamiques féminines.
Diabolisation complotiste de la normalité islamique. Ici, des phénomènes parfaitement normaux, dont les transformations naturelles des sociétés occidentales dues à la démographie et à l’immigration – transformation de l’espace urbain et de certains quartiers, tenues islamiques dans les rues, mosquée construite à côté d’une église catholique, etc. – sont présentés sous l’angle anxiogène, complotiste et paranoïaque de l’« islamisation de l’Europe ». Ce sont des « provocations », les signes d’un djihadisme furtif, d’une infiltration, d’un « entrisme » et d’une « conquête islamiste » que seuls ceux qui sont « dans le déni » continuent de ne pas voir.
Chaque pratique musulmane routinière et banale devient la preuve supplémentaire d’une prise de contrôle hostile, planifiée et coordonnée depuis l’étranger
Mosquées, foulards, boucheries halal, écoles islamiques privées, etc., dans cette vision délirante, tout devient la preuve tangible d’un projet idéologique mondial de conquête « islamiste » visant à remplacer l’Europe et le monde par un vaste « califat » à l’iranienne ou, en plus mesuré, à la sauce Qatar.
Des changements culturels normaux et anodins tels que l’ouverture d’une mosquée, d’une librairie islamique et d’une boucherie halal dans le même quartier sont ainsi perçus comme la preuve tangible d’une invasion planifiée via la construction d’« écosystèmes islamistes », comme le dirait Bernard Rougier. Chaque pratique musulmane routinière et banale devient la preuve supplémentaire d’une prise de contrôle hostile, planifiée et coordonnée depuis l’étranger par les suspects habituels : l’Arabie saoudite, la Turquie ou le Qatar.
Discipliner les musulmans, sécuritiser l’islam
Sécuritisation. Ces récits imaginaires d’un islam fantasmé ont de graves conséquences politiques qui elles n’ont rien de fantasmées mais sont au contraire bien réelles.
Ce que Jocelyne Cesari a nommé la sécuritisation des musulmans – mesures politiques exceptionnelles de type répressif telles que le renforcement de la présence militaire et des contrôles policiers, la surveillance systématique des mosquées, les lois d’exception qui ciblent les musulmans en particulier comme celle de 2004 interdisant les signes religieux ostensibles (en fait, le voile), etc. – découle de cette perception (savamment entretenue) de l’islam comme menace.
Celle-ci incite les gouvernements de gauche, de droite ou du centre à voir et traiter cette religion comme essentiellement dangereuse et ses pratiquants comme une population « à risque » qui se doit d’être surveillée et disciplinée.
Exceptionnalisme de l’islam et des musulmans. L’état d’exception, qui prive les musulmans de leurs droits fondamentaux en utilisant la sécurité nationale comme prétexte, s’est glissé dans tous les domaines de la vie et affecte de plus en plus d’autres groupes tout en influençant et en façonnant considérablement les politiques publiques, la culture et la vie universitaire et intellectuelle.
Instrumentalisation des principes démocratiques. Pour dissimuler cette entreprise islamophobe consciente ou non, des mensonges flagrants sont répandus sur la nature des régimes politiques et des sociétés occidentales qui discriminent régulièrement les musulmans.
La France est ainsi souvent présentée comme un pays et une société « laïque » – en général lorsque l’islam ou une musulmane voilée fait son entrée en scène. Pourtant, il s’agit d’une affirmation trompeuse et même carrément fausse. La France n’est aucunement « un pays laïc » ou « une société laïque » : elle a un État laïc, ce qui est radicalement différent car la neutralité religieuse et la règle de discrétion ne s’appliquent qu’à lui, l’État, et ses représentants officiels, agents et fonctionnaires.
Appliquer cette interdiction de signes religieux aux élèves de l’enseignement public représente donc une grave falsification et violation de la laïcité française
Ce du moins jusqu’à la loi du 15 mars 2004 interdisant les signes, symboles et tenues religieux dans les écoles publiques, qui bafoue le principe de séparation de la religion et de l’État en prescrivant une conduite aux citoyens en matière de foi. Avant, la laïcité française dans sa dimension de neutralité religieuse n’avait jamais été destinée à s’appliquer aux membres de la société et aux simples citoyens, car cela aurait violé leur liberté de religion garantie par la Constitution.
Appliquer cette interdiction de signes religieux aux élèves de l’enseignement public représente donc une grave falsification et violation de la laïcité française, y compris de sa loi fondatrice de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État.
Ainsi, ce qui était à l’origine une loi profondément libérale, égalitaire et émancipatrice destinée à préserver les libertés majeures, dont la liberté de religion pour tous, s’est vue corrompue, défigurée et falsifiée au-delà de toute reconnaissance pour devenir une pseudo-laïcité profondément illibérale, discriminatoire et répressive. Transformée en ce qu’elle n’était jamais censée être – une arme islamophobe – par ceux qui prétendent pourtant la défendre, elle peut alors être tournée contre les musulmans.
Diviser et punir
Binarisme manichéen « bon musulman/mauvais musulman ». Semblable au célèbre discours de Malcolm X de 1963, cette vieille stratégie, classique mais efficace, du diviser pour mieux régner, facilement observable dans les médias et la vie politique française, sélectionne certains musulmans pour leur obéissance politique, leur docilité voire leur servilité envers les gouvernements, les présente partout comme « modérés » et légitimes, puis les oppose aux autres plus critiques.
Les premiers sont promus, célébrés et exhibés partout par les politiciens et les médias comme des modèles « d’intégration » que les autres musulmans doivent imiter pour prouver qu’ils sont eux aussi de bons Français ; leur quiétisme politique ou leur soutien actif aux gouvernements est généreusement récompensé (nominations dans des commissions gouvernementales et officielles, etc.), alors que les derniers sont publiquement vilipendés et étiquetés comme « radicaux », « extrémistes », « fondamentalistes », « islamistes », leurs organisations interdites sous de faux prétextes, et leurs dirigeants et modèles persécutés. Le cas de Tariq Ramadan est ici emblématique.
Il est à noter que cette pratique du diviser-discipliner-punir peut aussi être observée en dehors de l’Occident, y compris dans des pays à majorité musulmane comme le Maroc, l’Arabie saoudite, l’Égypte ou le Pakistan.
Deux poids, deux mesures. Nombreux sont les exemples d’États soumettant l’islam à des obligations distinctes par rapport aux autres religions.
Ainsi, en 2021, le président français Emmanuel Macron et son ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin ont lancé leur « Charte des principes de l’islam français » visant à réglementer et définir non seulement les structures représentatives des musulmans en France et le fonctionnement interne des mosquées, mais aussi la croyance et la théologie islamique elle-même, ce qui est parfaitement inconstitutionnel et viole autant la liberté religieuse des musulmans que la loi de séparation de l’Église et de l’État.
Aucune autre communauté religieuse n’a été invitée à se rééduquer, à réinterpréter sa foi ou à signer de telles « « chartes ». Seulement les musulmans
Pour forcer les dirigeants musulmans et les institutions cultuelles comme les mosquées à signer le document, ils n’ont pas hésité à ouvertement menacer de répression administrative (fermeture, perquisitions, etc.) quiconque, autorité ou association musulmane, refuserait de signer.
Seul l’islam a fait l’objet d’un tel traitement car, contrairement au catholicisme ou au judaïsme, il est perçu comme une menace à contrôler, sécuritiser et réformer. Et pour cela, tous les moyens sont bons. Aucune autre communauté religieuse n’a été invitée à se rééduquer, à réinterpréter sa foi ou à signer de telles « « chartes ». Seulement les musulmans.
Légalisation de l’islamophobie. Les préjugés et les stéréotypes islamophobes sont de plus en plus codifiés et ancrés dans des lois répressives. L’islamophobie fait ainsi l’objet d’une véritable assimilation juridique qui commence à gravement imprégner les lois françaises.
Celle de 2004 contre les tenues religieuses dans les écoles publiques ou le récent projet de loi contre le « séparatisme islamique » servent là encore de prototypes et de modèles pour d’autres pays comme le Canada, la Suisse ou la Belgique.
Les articles spécifiques de cette loi ciblant les associations, les écoles privées et l’enseignement à domicile, avec l’intention claire de les rendre soit extrêmement difficiles, soit impossibles, sont tous basés sur les faux stéréotypes de la famille musulmane « radicalisée » qui laverait le cerveau de ses enfants en leur inculquant l’extrémisme de la charia ou sur la rumeur infondée que les clubs sportifs seraient devenus des foyer d’islamistes.
Stratégie de l’impasse, ou quoi-que-tu-fasses-tu-perds. Une façon encore plus insidieuse et traîtresse de coincer les musulmans dans une impasse consiste à leur présenter une double obligation contradictoire et insoluble.
D’une part, ils sont empêchés voire interdits de s’engager dans l’activisme politique ou simplement civique sous peine de se voir automatiquement accusés d’« islamisme » ou d’« islam politique ».
D’autre part, ils sont régulièrement sommés de « faire entendre leur voix » publiquement, de manifester en tant que musulmans contre le djihadisme chaque fois qu’un attentat terroriste est commis, de s’opposer publiquement à d’autres musulmans (les « mauvais » mentionnés ci-dessus), etc.
Hard power
Si ces méthodes ne fonctionnent pas, alors nos gouvernements sont parfaitement disposés à utiliser des formes plus dures de contrôle, de discipline, et de répression.
Culpabilité par association et punition collective. Chaque fois qu’une attaque individuelle djihadiste est commise quelque part, elle est attribuée à « l’islam » et tous les musulmans sont tenus pour responsables et appelés à la dénoncer publiquement.
Par contraste, il n’y a aucun blâme collectif pour d’autres communautés religieuses, religions ou même pour d’autres types de terrorisme.
Il s’agit bien là d’une véritable gestion néocoloniale de l’islam et des musulmans, tendance qui se mondialise de plus en plus
Cette logique a par exemple pour conséquence qu’une mosquée fréquentée par 1 500 musulmans peut être fermée par simple décret exécutif au seul motif qu’un tueur, lui-même sans lien avec la mosquée, a réalisé une vidéo sur Facebook qui a été repartagée par un membre de cette mosquée, ce qui l’aurait soi-disant « incité » à commettre l’attentat.
Il s’agit bien là d’une véritable gestion néocoloniale de l’islam et des musulmans, tendance qui se mondialise de plus en plus.
Chacune de ces dix stratégies est en soi gravement préjudiciable aux musulmans. Mais les dix réunies ne peuvent être que dévastatrices à la fois pour eux et, plus largement, pour la démocratie.
- Alain Gabon est professeur des universités américaines et maître de conférence en « French Studies » à l’université Wesleyenne de Virginie (Virginia Beach, États-Unis). Spécialiste du XXe siècle, il a écrit de nombreux articles sur, entre autres sujets, l’islam et les musulmans en France et dans le monde, pour des médias grands publics et alternatifs ainsi que des revues universitaires.
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Traduit de l’anglais (original) par l’auteur.
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