Les pertes commerciales de l’Espagne s’aggravent à mesure que le différend avec l’Algérie s’éternise
Depuis la rupture des relations entre l’Espagne et l’Algérie en juin 2022, tous les échanges commerciaux entre les deux pays ont pratiquement cessé, à l’exception du gaz et du pétrole.
L’Algérie a imposé des sanctions à la suite du changement de position de l’Espagne sur le Sahara occidental, ce qui a entraîné une baisse de plus de 80 % des exportations espagnoles vers l’Algérie, selon des données analysées par Middle East Eye.
Les dernières données du ministère espagnol de l’Industrie, du Commerce et du Tourisme montrent qu’entre juin 2022 – date à laquelle l’Algérie a imposé des sanctions commerciales à l’Espagne – et mars 2023, les exportations de Madrid s’élèvent à un montant dérisoire de 213 millions de dollars.
En comparaison, la valeur des marchandises exportées vers l’Algérie entre juin 2021 et mars 2022 s’élève à plus d’1,6 milliard de dollars.
En mars, l’Espagne n’a exporté que 14 millions de dollars de marchandises, ce qui a contraint le ministère à entamer des discussions avec l’Union européenne (UE) afin de mettre en place un mécanisme d’aide aux entreprises espagnoles les plus affectées.
« Nous avons tenté différentes approches, par exemple entre les chambres de commerce [d’Algérie et d’Espagne], mais nous avons essuyé des refus », indique à MEE Marin Orriols, directeur de la branche internationale de la chambre de commerce de Barcelone.
« L’Algérie veut que le gouvernement espagnol accepte la résolution de l’ONU sur le Sahara occidental et maintiendra la pression jusqu’à [obtenir gain de cause]. Fondamentalement, il s’agit d’un problème politique qui affecte l’économie de centaines d’entreprises espagnoles. »
« L’Italie et la France profitent de la situation »
Marin Orriols estime que l’Espagne et en particulier les entreprises espagnoles ont été abandonnées à leur sort tandis que d’autres pays de l’UE profitent de la crise.
« L’Union européenne ne fait rien pour protéger l’Espagne contre cette décision de l’Algérie, et l’Italie et la France profitent de la situation pour couvrir les exportations vers l’Algérie qui seraient parties d’Espagne », souligne-t-il.
Le conflit au Sahara occidental est depuis longtemps une source de tension entre les deux pays.
L’Espagne était l’ancienne puissance coloniale au Sahara occidental et son retrait en 1975 a entraîné un différend territorial à la suite duquel le Maroc s’est emparé du territoire. L’Algérie soutient l’autodétermination du Sahara occidental.
« On ne sait toujours pas ce que l’Algérie attend réellement de l’Espagne pour sortir de la situation actuelle », indique à MEE Zine Labidine Ghebouli, chercheur post-doctorant à l’université de Glasgow et analyste spécialiste de l’Algérie.
« La confiance entre les deux gouvernements n’a jamais été aussi faible depuis des décennies. »
Si l’Algérie est un soutien de longue date de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), l’Espagne a adopté une position plus neutre avant de se rapprocher l’an dernier de la position du Maroc et de reconnaître ses revendications territoriales. Les relations bilatérales sont depuis lors tendues en raison de ce désaccord.
« Si une clarification de la part de Madrid sur sa position concernant le Sahara occidental aurait permis de briser la glace il y a quelques mois, ce n’est plus le cas aujourd’hui et Madrid se trouve dans une position difficile en tant qu’allié du Maroc, du point de vue de l’Algérie », ajoute Zine Labidine Ghebouli.
« Si une clarification de la part de Madrid sur sa position concernant le Sahara occidental aurait permis de briser la glace il y a quelques mois, ce n’est plus le cas aujourd’hui »
- Zine Labidine Ghebouli, chercheur à l’université de Glasgow
Le président algérien Abdelmadjid Tebboune a qualifié le changement de position de l’Espagne survenu l’an dernier d’« éthiquement et historiquement inadmissible » et a suspendu un traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération vieux de vingt ans qui guidait jusqu’alors les relations entre les deux pays.
L’Union européenne, qui est chargée de veiller à la mise en œuvre de l’accord de libre-échange entre l’institution et l’Algérie, n’est parvenue jusqu’à présent qu’à obtenir du gouvernement Tebboune un engagement à étudier les restrictions commerciales actuelles.
« Pour l’instant, Alger s’accommode encore du maintien du différend avec Madrid, étant donné qu’elle est toujours en mesure de vendre son gaz », précise Zine Labidine Ghebouli.
Obstacles bureaucratiques
Entre juin 2022 et mars 2023, l’Algérie a vendu pour plus de 6,5 milliards de dollars de gaz et de pétrole à l’Espagne tout en étant soutenue par les prix élevés de l’énergie résultant de la guerre en Ukraine.
Sur le long terme, cependant, on peut se demander « si un différend avec Madrid serait bénéfique pour l’image d’Alger, qui souhaite approfondir ses relations avec l’Europe », prévient le chercheur.
Les frictions commerciales dans les ports algériens au sujet des marchandises espagnoles ne montrent par ailleurs aucun signe de relâchement. Madrid a rapporté plus de 146 incidents auprès de l’UE afin que Bruxelles puisse aborder la question avec Alger.
L’Espagne a enregistré 41 incidents auprès de Bruxelles en septembre 2022, 46 en octobre et 62 en février 2023. Depuis la mise en œuvre des sanctions l’an dernier, les marchandises entrant dans les ports algériens avec des certificats d’origine espagnols se heurtent à des obstacles bureaucratiques ou sont tout simplement bloquées.
Le boycott algérien affecte particulièrement la région de Valence, qui représentait avec la Catalogne plus de la moitié des exportations vers le pays du Maghreb.
Des produits tels que la viande bovine, la céramique, le papier et les pièces détachées constituaient les principales formes de commerce pour les entreprises espagnoles en Algérie. Selon la chambre de commerce de Barcelone, le vide a été comblé par la France, l’Italie et le Portugal.
En l’absence de tout signe d’amélioration des relations entre les deux camps, Eduard Soler i Lecha, spécialiste de l’Afrique du Nord et professeur associé en relations internationales à l’université autonome de Barcelone, souligne que les relations risquent de rester à leur niveau « historiquement bas » actuellement observé.
Dans un contexte où l’approvisionnement énergétique international fluctue dans le contexte la guerre qui touche l’Europe, les relations de l’Espagne avec l’Algérie revêtent un caractère essentiel.
Des produits tels que la viande bovine, la céramique, le papier et les pièces détachées constituaient les principales formes de commerce pour les entreprises espagnoles en Algérie
« Nous partageons un espace maritime avec l’Algérie », rappelle Eduard Soler i Lecha, précisant que l’Algérie, au même titre que le Maroc, forme un élément important de la politique de voisinage espagnole.
« L’Algérie représentait une relation stratégique très importante, bien que très dépendante d’une seule question, celle de l’énergie », ajoute-t-il.
Jusqu’à cette crise, l’Algérie était le principal fournisseur de gaz de l’Espagne. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, puisque les États-Unis en profitent également pour expédier vers l’Espagne une partie de leur gaz naturel liquéfié (GNL), plus coûteux.
À moyen terme, Madrid ne trouve pas la solution pour améliorer ses relations avec l’Algérie, selon Eduard Soler i Lecha.
« Le problème est que toute initiative du gouvernement espagnol visant à résoudre cette crise avec l’Algérie impliquerait de prendre des décisions vis-à-vis du Sahara occidental qui pourraient mettre en danger le processus de réconciliation que l’Espagne a entamé avec le Maroc », explique-t-il.
Risque de crise migratoire
Si Madrid venait à contrarier le Maroc, il pourrait facilement s’ensuivre une crise migratoire qui submergerait les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, situées sur le littoral méditerranéen du nord du Maroc.
Au cours des dernières années, le gouvernement espagnol a investi un capital important sur le plan humain et réputationnel dans ses relations avec le Maroc.
« Cela explique sans doute pourquoi cette crise avec l’Algérie dure si longtemps. L’Espagne paierait un lourd tribut, à savoir une nouvelle crise avec le Maroc, pays avec lequel les relations sont particulièrement sensibles », développe Eduard Soler i Lecha.
Alors que les relations avec l’Algérie se sont largement concentrées sur l’énergie, celles entre le Maroc et l’Espagne sont plus denses, prévient le professeur. D’autres facteurs entrent également en jeu pour Madrid, notamment l’immigration, la lutte contre le terrorisme, les détroits et la pêche, entre autres questions.
Même en cas de nouveau gouvernement en Espagne, tout réchauffement des relations avec l’Algérie « soulèverait des soupçons » au Maroc quant à de possibles concessions sur le Sahara occidental, affirme Eduard Soler i Lecha.
Il s’agirait d’une situation très délicate pour quiconque dirigera le gouvernement espagnol à l’issue des élections qui se tiendront plus tard dans l’année.
Par ailleurs, avertit Eduard Soler i Lecha, la dangerosité des tensions autour du Sahara occidental est accentuée par le fait qu’il ne s’agit plus « d’un conflit gelé ».
« Ce n’est pas encore une guerre, mais il y a des hostilités des deux côtés du mur de séparation et une rhétorique plus agressive de part et d’autre », explique-t-il.
Pour le moment, cependant, les politiques de l’Espagne en Afrique du Nord sont prises « en otage » par les tensions entre le Maroc et l’Algérie et il devient presque impossible pour Madrid de manœuvrer, concède-t-il.
« Ce qui est peut-être encore plus triste, c’est que l’Espagne a très peu de moyens de changer la dynamique de ce conflit entre le Maroc et l’Algérie à l’heure actuelle », constate le professeur.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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