Tunisie : crise économique et société, le carburant des nouveaux humoristes
Mehdi Bachtarzi est un humoriste tunisien de 31 ans. Ses comptes Facebook et Instagram cumulent plus de 400 000 abonnés.
Tout démarre en 2017. Il est alors étudiant en master à Madrid et poste une vidéo sur Facebook : « C’était pendant le Ramadan et il y avait cette série très connue, Awled Moufida [Les fils de Moufida], qui passait à la télé. Le lendemain de la diffusion du dernier épisode de la saison, j’ai posté une vidéo où je parodie un des personnages. La vidéo a beaucoup tourné », raconte le jeune homme à Middle East Eye.
Avant de se lancer dans l’humour, Mehdi a eu un parcours qu’il considère comme « classique » mais avec un attrait pour la comédie.
« Depuis petit, je suis fan de deux humoristes : Lamine Nahdi et Lotfi Abdelli [deux acteurs, comédiens et humoristes, bénéficiant d’une importante notoriété en Tunisie]. Quand je les ai vus, j’ai immédiatement eu envie de faire la même chose », se souvient-il.
Diplômé d’une licence en administration des affaires à l’université américaine de Tunis, il devient ensuite animateur radio et suit quelques cours de théâtre avant de partir pour l’Espagne.
À son retour à Tunis, il est recruté par une boîte de consulting : « En parallèle, je continuais à faire des vidéos. Elles commençaient à faire de plus en plus de vues et une communauté s’est créée autour », explique l’humoriste.
Mais Mehdi ne se limite pas seulement aux vidéos : en 2018, il se lance sur scène avec des stand-up à Paris puis à Tunis, avant d’être contacté par un producteur qui lui propose d’écrire un spectacle avec l’humoriste tunisien Mourad Rouge.
Ce dernier est lui aussi très présent sur Instagram, avec un compte affichant un peu plus de 300 000 abonnés. Les deux humoristes se produisent deux fois à Tunis en avril 2022, où ils affichent complet.
« Avec tout ce qu’ont vécu les Tunisiens ces dernières années, entre la révolution, le covid, en passant par les changements fréquents de gouvernements, je pense qu’aujourd’hui ils veulent rire. Ils ne sont pas convaincus par leur propre quotidien et l’humoriste agit un peu comme une porte de sortie pour eux », analyse Mehdi.
Le jeune homme vit aujourd’hui de l’humour grâce à son propre one-man-show et ses collaborations avec des marques. En parallèle, il continue les vidéos sur les réseaux sociaux.
« Je pense que l’humour a sa place pour les jeunes aujourd’hui en Tunisie, il faut croire en soi. Mais on manque de lieux [pour se produire] et ce n’est pas structuré », concède-t-il.
L’humour face à une actualité morose
Plusieurs vidéastes s’inspirent de leur quotidien et de la situation économique du pays, qui ne cesse de se détériorer. Dans une vidéo publiée en septembre 2022, Mourad Rouge met en scène un dialogue entre un client et, à tour de rôle, un boucher puis un épicier.
À chaque fois, le vendeur explique que le produit en question n’est pas disponible et tente de convaincre le client d’en acheter un autre à la place. La légende de la vidéo se veut assez claire : « Quand tu vas acheter quelque chose ces derniers temps. »
La Tunisie est sujette à des pénuries de produits de première nécessité : riz, semoule, farine ou encore huile végétale. En cause ? Le déficit budgétaire de l’État, qui réduit drastiquement les importations et donc la disponibilité de ces biens.
Dans une autre vidéo publiée récemment, l’humoriste se filme en serviette, les cheveux mouillés et remplis de shampoing ; il s’exclame : « On remercie Dieu pour ce qu’on a mais on est fatigués. »
Puis, il poursuit : « Internet ne fonctionne pas, je me suis résigné en me disant que je n’avais rien à regarder de toute façon, l’électricité n’arrête pas de couper, on dirait que quelqu’un joue avec le bouton, et maintenant l’eau ? Mais dites-nous quand vous coupez ! »
Enfin, il termine sa vidéo en disant : « Je suis fatigué, je n’y comprends plus rien, la situation est trop compliquée. » En Tunisie, les coupures d’eau et/ou d’électricité sont devenues monnaie courante.
« Notre objectif en tant qu’humoriste, c’est de faire de l’actualité un contenu. Nous devons être en adéquation avec l’actualité et en faire une critique constructive et positive qui va faire rire les gens. On critique aussi parce qu’il y a des choses qui n’ont pas de sens, par exemple, un mouton à 1 800 dinars [540 euros], ça n’est pas normal, c’est de la foutaise, c’est devenu un footballeur ou quoi ? », s’indigne de son côté Mehdi.
Le comique fait référence à l’explosion du prix du mouton durant l’Aïd al-Adha. Selon l’Institut national de la statistique tunisien, en juin 2023, les prix des produits alimentaires ont augmenté de 15,2 % en un an.
Il existe un proverbe tunisien qui dit : « L’accumulation des galères finit par faire rire. » Les humoristes comme Mourad rouge l’ont bien compris en usant de mimiques particulières et d’une expression faciale qui se veut constamment excédée. « L’humour tunisien est un humour de facétie, on parle beaucoup avec nos mains, nos expressions du visage », rebondit Mehdi.
« Les codes d’une société sont les clés de l’humour »
La critique de l’actualité ne semble pas être la seule source d’inspiration de ces jeunes instagrameurs. La vie privée, les relations amoureuses, familiales et même amicales sont aussi très présentes dans leurs vidéos.
Maram Jungle, jeune humoriste suivie par près de 175 000 personnes sur Instagram, est à l’origine d’un concept qui s’intitule « Jungle kitchen ». Dans ses vidéos, elle se filme en train de cuisiner tout en attribuant des caractéristiques humaines aux aliments.
Dans l’une d’elles, elle énumère les types de personnes qui existent dans une famille : « Celui ou celle qui veut tout savoir, celui ou celle qui te fais toujours à l’envers, celui ou celle qui est jaloux, etc. »
Pour chaque personnalité, la jeune femme donne un ou plusieurs exemple(s) du quotidien au(x)quel(s) le public est susceptible de s’identifier : « Celui ou celle qui t’a forcé pour que tu l’acceptes sur Facebook pour ensuite te dénoncer à tes parents », détaille-t-elle, tout en coupant un concombre.
Certains humoristes construisent donc leurs sketchs sur des références culturelles communes et des situations du quotidien propres au vécu des Tunisiens : « Tu ne peux pas maîtriser les codes d’une société sans y vivre, ils sont les clés de l’humour », justifie Mehdi.
« Je trouve que Maram Jungle sait exprimer les défis et les frustrations du quotidien de manière comique, on se connecte émotionnellement à son contenu », explique de son côté Houda Ben Khemis, étudiante de 24 ans résidant à Tunis.
Selon elle, « les vidéos humoristiques offrent une échappatoire aux préoccupations quotidiennes et aux sources de stress. Elles permettent de prendre une pause, de se détendre et de se divertir ».
« L’humour est aujourd’hui une soupape pour beaucoup de jeunes, ça leur permet de s’amuser, de décompresser et de s’exprimer à leur façon. Ils peuvent se projeter en toi et à travers tes sketchs », ajoute Mehdi.
Un humour qui s’exporte
Les jeunes Tunisiens vivant dans leur pays ne sont pas les seuls à apprécier ces vidéos. Rania Ben Hamouda, 22 ans, résidant à Marseille, est aussi adepte de ce type de contenu.
Cette Franco-Tunisienne dit se reconnaître et reconnaître son entourage dans certains sketchs : « Ce sont des expressions ou même parfois des extraits musicaux que je connais qui font que je m’identifie beaucoup », explique-t-elle à MEE, avant d’ajouter : « Les vidéos qui me font le plus rire sont celles qui décrivent les relations parents-enfants. Les parents ont souvent une vision plus conservatrice et c’est ce clash des générations que je trouve drôle. »
Pour Yasmine Benyounes, le constat est le même mais l’expérience est différente. La jeune femme de 24 ans a grandi en Tunisie et s’est installée en Turquie il y a quelques années pour étudier et travailler : « Comme je ne suis pas sur place, ces vidéos me permettent de rester connectée à l’humour tunisien, qui ne cesse d’évoluer et de se renouveler. »
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