Starbucks, McDonald's et antiaméricanisme au Moyen-Orient
Pour moi, Jakarta n'est pas seulement la capitale du pays musulman le plus peuplé au monde, c’est la ville où j'ai vécu pendant un certain nombre d'années. Mon appartement se trouvait en face du Four Seasons, lui-même situé en face d'un centre commercial abritant Saks Fifth Avenue, KFC, Fat Burger et Starbucks. L'Indonésie n'est pas un pays du Moyen-Orient mais les franchises et les marques américaines sont aussi omniprésentes à Jakarta qu’à Riyad, Abu Dhabi, au Caire ou à Dubaï.
Les chaînes, produits et marques américains sont vénérés dans tous les pays à majorité musulmane, et particulièrement au Moyen-Orient.
« Lorsqu’un Jordanien va dans un Starbucks à Amman ou qu’un Saoudien se rend dans un Pizza Hut à Riyad, ce n'est pas forcément parce que le café ou les pizzas y sont de meilleure qualité que les spécialités locales. En général, ce n'est pas le cas », écrit James Zogby, fondateur et président de l'Institut arabe américain (AAI) basé à Washington D.C. « Les Arabes fréquentent ces franchises parce qu'ils pensent acheter « une part d'Amérique » et partagent la fascination mondiale pour le mode de vie qu'évoquent ces produits. »
Ceci soulève la question suivante : quelle est l’ampleur réelle du sentiment anti-américain au sein des mondes musulman et arabe ?
Aux Etats-Unis, les informations et chroniques télévisées regorgent de spécialistes américano-centrés totalement ignorants du Moyen-Orient et de la culture arabe, ce qui explique pourquoi tant d'Américains sont fascinés par le discours mythique du « choc des civilisations » qui suggère que les Arabes et les musulmans détestent l’Amérique pour ses « libertés, sa religion, sa culture et sa démocratie ».
Cet « envoûtement » est l'œuvre de ceux à qui bénéficie le plus la perpétuation de mensonges fanatiques présentant le Moyen-Orient comme une entité monolithique dont l’objectif est de conquérir l'Occident à tout prix : les néoconservateurs, les islamophobes, les activistes pro-israéliens et le complexe militaro-industriel. « Les Arabes ne nous détestent pas pour ce que nous faisons ou ce que nous sommes. Ils nous détestent pour ce que nous ne sommes pas, c'est-à-dire des Arabes », écrit l'auteur américain néoconservateur Lee Smith. « Les Arabes sont farouchement anti-américains, antioccidentaux et antisémites », a déclaré pour sa part Charles Krauthammer, journaliste à Fox News.
Les Américains feraient mieux d’écouter directement ce que les populations du Moyen-Orient ont à leur dire, plutôt que ce qu’on cherche à leur faire croire.
Six mois après les attaques du 11 septembre, la société de sondage Zogby International a organisé des entretiens en face-à-face dans cinq nations arabes (l'Egypte, l'Arabie saoudite, le Liban, le Koweït et les Emirats arabes unis) afin de sonder l'opinion des Arabes concernant « les nombreuses manières dont la présence américaine se manifeste dans leur région et influe sur leur quotidien ».
Les résultats du sondage montrent que, dans tous les pays, une large majorité des personnes interrogées ont une opinion favorable et une haute considération « de nombreux aspects des contributions culturelles de l'Amérique au sens large ». De la même manière, et contrairement à ce que prétendent les partisans du « choc des civilisations », « dans tous les pays, la majorité des personnes interrogées étaient également favorables aux valeurs américaines de démocratie et de liberté ».
Plus de huit Arabes sur dix ont une opinion positive de la science et des technologies américaines ; et la majorité des personnes interrogées, tous pays confondus, ont une vision bienveillante du cinéma, de la télévision et des produits américains.
Toutes ces données semblent réfuter l’idée que les Arabes auraient tendance à haïr la culture, la société et la population américaines.
Cela dit, cette opinion globalement positive de l'Amérique vacille lorsque l'on aborde la question de la politique étrangère des Etats-Unis au Moyen-Orient, et plus spécifiquement la gestion du conflit palestinien par les Américains.
Dans les cinq nations arabes faisant l’objet de l’enquête, presque neuf personnes interrogées sur dix ont porté un jugement négatif sur la gestion du conflit israélo-palestinien par les Américains. Celui-ci est « actuellement perçu de façon uniforme comme le problème ‘’le plus important’’ ou ‘’très important’’ au sein du monde arabe ». Zogby International a indiqué que s'il fallait « résumer ce sondage en quelques mots », ce serait : « c'est la politique, imbécile ».
« S'il fallait trouver un titre affirmant que les Arabes détestent quelque chose, il serait plus juste de dire que "Les Arabes détestent la politique que les Américains pratiquent dans leur région" », écrit Zogby. « Mais cela ne fera pas vendre beaucoup de journaux. »
Par conséquent, au lieu de demander : « Pourquoi nous haïssent-ils ? », Zogby affirme qu'il faudrait plutôt se demander : « Comment créer une base de soutien plus vaste au Moyen-Orient afin de garantir l’isolation et la mise en échec définitives de ceux qui nous sont hostiles ? ». De cette manière, il sera possible d'« étouffer le ressentiment dont se nourrissent les terroristes ».
Fait intéressant, ce même sondage a été réalisé deux ans plus tard, en 2004, peu de temps après le début de la guerre en Irak, puis à nouveau en 2009, juste après le début de la présidence de Barack Obama.
En 2004, le classement favorable des Etats-Unis s'est dégradé dans les cinq pays sondés, signe du rejet général de la politique américaine en Irak par les Arabes. Moins de 2 % des Saoudiens, des Egyptiens et des Marocains étaient favorables à la politique américaine en Irak, conflit ayant également entraîné l'érosion de la « perception préalablement favorable de la population, des produits et des valeurs américains ». A la question « Que devrait faire l'Amérique pour changer son image au sein du monde arabe ? », presque toutes les personnes interrogées ont évoqué des problèmes politiques spécifiques. Parmi les réponses les plus courantes, ont trouvait notamment : « arrêter de tuer des Arabes », « arrêter de soutenir Israël » et « changer de politique au Moyen-Orient ».
L'élection de Barack Obama en 2008 a fait naître l'espoir, chez les Arabes, de voir la politique américaine au Moyen-Orient prendre une orientation opposée à celle de l'administration Bush. Zogby constate que « les années Bush ont laissé des traces au Moyen-Orient, et de nombreux Arabes se sont retrouvés envahis par le sentiment d’avoir perdu tout contrôle sur leur avenir. On les a contraints à assister au dénouement du conflit irakien, à la négligence destructrice de la Palestine et du Liban, et à l’encouragement des extrémistes en Iran ».
La promesse de Barack Obama de se désengager de la guerre en Irak, de mettre fin à la torture et de fermer Guantanamo a poussé 51 % des répondants à déclarer être optimistes quant à la politique américaine au Moyen-Orient. Cet optimisme a contribué à faire remonter la perception favorable de l'Amérique presque au niveau de 2002.
Malheureusement, cet espoir s'est envolé. Six ans après le discours de Barack Obama au Caire, Guantanamo est toujours ouverte, les rapports relatifs aux méthodes de torture de la CIA ont confirmé les doutes des Arabes, et l'Etat islamique a vu le jour. Dans l'ensemble, Barack Obama n'est pas parvenu à apporter un changement positif au Moyen-Orient.
Ces expériences se reflètent dans le sondage réalisé en 2014 par Zogby International. En Egypte, la majorité des répondants estime que Barack Obama a apporté un soutien excessif à Hosni Moubarak, ne souhaite pas d'engagement militaire américain en Syrie, et pense que les Etats-Unis n'adoptent pas une approche impartiale dans le conflit israélo-palestinien. Le sondage montre que la « confiance dans l'engagement des Etats-Unis en faveur de la démocratie au Moyen-Orient a fortement décliné ».
Dans la plupart des pays arabes, « l'attitude envers les Etats-Unis est semblable à ce qu'elle était en 2009 », mais légèrement plus positive qu'au cours de l'ère Bush.
Le Maroc illustre cette tendance. En 2002, 38 % des personnes interrogées avaient une opinion globalement positive de l'Amérique. Cette opinion globale est descendue à 11 % en 2004 (suite à l'invasion de l'Irak) puis elle a grimpé en flèche pour atteindre 55 % en 2009 (suite à l'élection de Barack Obama). Mais les événements de ces six dernières années ont de nouveau fait plonger l'opinion des Marocains sur les Etats-Unis sous la barre des 30 %.
Cette variation reflète les changements d’attitude au Moyen-Orient observés au cours de cette période. Elle souligne non seulement la relation étroite entre la politique étrangère des Etats-Unis dans cette région et l'attitude des Arabes envers l'Amérique, mais démystifie aussi l'assertion pro-israélienne des néoconservateurs américains selon laquelle les « Arabes sont éternellement en colère ».
Ces éléments permettent de mesurer le revers que représente pour les relations arabo-américaines le blocage par les Américains du projet de reconnaissance de l'Etat palestinien à l’ONU le mois dernier. Seule l'Australie, allié intemporel des Etats-Unis, leur a épargné l'embarras d'un rejet unilatéral. Ces sondages indiquent clairement que c'est le refus de Washington de traiter le conflit israélo-palestinien avec impartialité qui a eu l'impact le plus négatif sur l'attitude des Arabes envers l’Amérique.
« Nos sondages montrent que les Arabes attendent de l'Occident qu'il agisse de manière cohérente dans la gestion des mauvais comportements des Israéliens et des Palestiniens », remarque la société de sondage Zogby International. « Ceci n'implique pas d'abandonner Israël mais de privilégier des négociations sérieuses, de faire pression de manière équilibrée sur les deux parties, et d’accompagner notre position ferme à l’encontre de la violence palestinienne par des garanties concrètes assurant la protection des Palestiniens contre toute perte supplémentaire de leurs terres et de leurs droits. »
La résolution du conflit permettra aux Etats-Unis de faire basculer l'opinion arabe en leur faveur, ce qui leur permettra d'obtenir le soutien de leurs alliés arabes – dont ils ont cruellement besoin – et contribuera à fournir aux Etats-Unis et aux pays arabes la marge de manœuvre et la légitimité nécessaires pour isoler et vaincre l'extrémisme et le terrorisme.
- CJ Werleman est chroniqueur pour Salon et Alternet, et auteur des livres Crucifying America et God Hates You. Hate Him Back. Vous pouvez le suivre sur Twitter : cjwerleman.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale du Middle East Eye.
Légende photo : des Saoudiens boivent un café avec deux citoyens américains chez Starbucks, une chaîne de cafés américaine, dans la capitale saoudienne Riyad (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
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