Charlie Hebdo ou le checkpoint symbolique. Retours sur une sidération
Le 11 janvier, il était entendu que nous étions tous Charlie, ou presque. Certes, mais lequel ? Est-ce le Charlie héritier de Hara Kiri, sans Dieu ni maître, anarchiste, libertaire, tirant à boulets rouges sur toute forme de sacré, qu’il soit religieux ou séculier ?
Je suis Charlie, oui mais lequel ?
Ou alors étions nous sommés d’être le Charlie de Philippe Val ? Celui qui licencia Siné, alors gravement malade, sur l’accusation infamante d’« antisémitisme », celui qui n’hésita pas à aligner la ligne éditoriale du journal sur la rhétorique néoconservatrice la plus obtuse (attention pléonasme), en soutenant les bombardements otanesques, celui qui évoqua benoitement (attention vertigineux syllogisme) « le régime de Vichy, dont la politique antijuive était déjà, par défaut, une politique arabe » ? Celui qui déclara tranquillement que « le fait que le prix Pulitzer ait été attribué aux journalistes qui ont révélé l’affaire Snowden est le symbole de la crise de la presse car Snowden est un traître à la démocratie » ?
Ou alors devions-nous être le Charlie Hebdo de Richard Malka, l’avocat qui s’en est pris à Delfeil de Ton, pourtant compagnon historique de Hara Kiri puis de Charlie Hebdo, parce qu’il a osé parler récemment de « surenchère » dans la publication des caricatures ? De l’avocat de Clearstream qui a « pourri » la vie de Denis Robert, selon les mots même du journaliste, alors qu’il enquêtait sur la société financière luxembourgeoise ? Ce Hérault absolu de la liberté d’expression tentera quand même à coup d’épuisantes procédures en diffamation de faire interdire les publications des deux livres de Denis Robert, Révélations et La Boite noire ainsi que la diffusion par Canal Plus de son film Les Dissimulateurs.
Devions-nous être le Charlie Hebdo de Caroline Fourest, journaliste dont les approximations et les contre-vérités ont été maintes fois dénoncées, journaliste qui s’est fait une spécialité de défendre sa conception de la laïcité et qui selon les mots du journaliste Frédéric Martel « est ultra-communautariste sur la question gay » mais « ultra-républicaine sur la question de l’islam » – bref : « Son universalisme est à deux vitesses ».
Communion séculière
Dans sa préface à La ferme des animaux, George Orwell écrit : « Le remplacement d’une orthodoxie par une autre n’est pas nécessairement un progrès. Le véritable ennemi, c’est l’esprit réduit à l’état de gramophone, et cela reste vrai que l’on soit d’accord ou non avec le disque qui passe à un certain moment. »
Les jours qui ont suivi l’attaque, cet « esprit de gramophone » a fait entendre sa musique assourdissante. Ce gramophone bien huilé a répété en écho infini ce « Je suis Charlie » qui ne supporte plus d’être autre chose. Un slogan, mot d’ordre qui au-delà est d’abord un ordre des mots, mais aussi un ordre des choses, un ordre de l’émotion totale et de la pensée partielle.
Pour éviter le « signalement » et le « traitement » appelé de ses vœux par une journaliste du service public à tout récalcitrant à l’unanimisme ambiant, aurait-il fallu montrer pattes blanches, cœur ému, langue mutique et cerveau sidéré ?
Derrière cet appel à l’union sacrée, il y eut aussi la sacralisation d’une unité. Ce « Je suis Charlie » était une injonction pas seulement à la solidarité mais surtout à l’agrégation. Une agrégation pour « se tenir chaud » comme cela a pu être entendu lors de la manifestation du 11 janvier. Une agrégation pour un « vivre ensemble » qui a rapidement connu quelques à-coups, avec le danger toujours présent de devenir un « vivre contre », avec la désignation des déviants, voire des ennemis. Comment penser autrement toutes les condamnations pour apologie du terrorisme de ceux qui étaient sortis des rangs, jusqu’à susciter l’inquiétude d’Amnesty International et du Syndicat de la Magistrature ?
Et puis, quel étonnant glissement vers une autre sacralité, ce « remplacement d’une orthodoxie par une autre » dont parle Orwell. Ce sacré séculier a déjà sa martyrologie, son bréviaire prenant la forme du dernier numéro de Charlie Hebdo. Si l’on en croit le projet de loi préparé par Najat Vallaud-Belkacem, ce sacré étatique se prépare aussi ses rites, avec un jour consacré (le 9 décembre), une communion laïque (« un parcours citoyen » évalué pour chaque élève) et 1 000 formateurs, prédicateurs de la bonne parole. Gare aux réfractaires à ce nouvel espace symbolique « séparé », « rendu inviolable », comme l’indique le sens du mot « sacré » – et gare surtout aux « hérétiques » et aux brebis galeuses qui oseront s’en démarquer.
La liberté d’« uriner dans la mer »
On ne dira jamais assez combien les caricatures ont touché de plein fouet dans leur dignité une population déjà socialement fragilisée. Lors de la parution des caricatures, l’argument de Charlie Hebdo avait été double : liberté de la presse et lutte pour la défense de la laïcité. Rappelons par exemple ce lyrique extrait du « manifeste des 12 » publié initialement par Charlie Hebdo le 1er mars 2006 : « Après avoir vaincu le fascisme, le nazisme et le stalinisme, le monde fait face à une nouvelle menace globale de type totalitaire : l’islamisme. Nous, écrivains, journalistes, intellectuels, appelons à la résistance au totalitarisme religieux et à la promotion de la liberté, de l’égalité des chances et de la laïcité pour tous ».
Après l’attentat, Patrick Pelloux ou encore le dessinateur Luz atténuèrent sensiblement la portée de ces dessins en arguant qu’il ne s’agissait que « de petits bonhommes ». Luz déclarera : « Les médias ont fait une montagne de nos dessins alors qu’au regard du monde on est un putain de fanzine, un petit fanzine de lycéen. Ce fanzine est devenu un symbole national et international, mais ce sont des gens qui ont été assassinés, pas la liberté d’expression ! Des gens qui faisaient des petits dessins dans leur coin. »
De la lutte civilisationnelle et quasi ontologique, on est donc passé à des dessins facétieux de lycéens goguenards. Quelle qu’ait été la motivation de cette publication, au final on peut demander, comme Paul Nizan dans Aden Arabie : « Vous pouvez uriner librement dans la mer : nommerez-vous ces actes la liberté ? »
Si Sartre appelait à ne pas « désespérer Billancourt », si Finley Peter Dunne, écrivain et humoriste américain du XIXe siècle estimait que le métier de journaliste consiste à « consoler les affligés et à affliger les nantis », ces caricatures, elles, ont ravi les nantis et désespéré les banlieues, affligé les humiliés du chaos social ainsi que ceux qui œuvrent, fourmis silencieuses, pour ce fameux vivre ensemble. Etait-ce la liberté que de les offenser juste parce qu’on le pouvait, parce que c’était drôle, parce que « c’est-encore-nous-qu’on-fait-la-loi-ici », ou qu’on s’est fantasmé en héros d’une lutte héroïque contre l’hydre islamiste, quand bien même cette hydre n’aurait été au final que des Français musulmans paisibles ? Après tout, à chacun ses moulins à vent…
Mais on n’a pas assez souligné que le Jyllands-Posten, ce journal danois qui le premier a publié les « caricatures du prophète », était ouvertement pronazi pendant la Seconde guerre mondiale. Et qu’aujourd’hui encore, il est considéré comme un journal très conservateur de la droite danoise. Autre paradoxe : le Danemark ne reconnait pas cette fameuse laïcité puisque sa constitution établit que « l’Eglise évangélique luthérienne est l’Eglise du peuple danois » et qu’elle a le soutien de l’État. C’est pourtant là que le Charlie Hebdo de Val était allé chercher son inspiration progressiste et laïque.
Au final, si le Tartuffe de Molière ne voulait pas voir, le dévot moderne nous oblige à regarder ce que nous refusons de voir. Comment interpréter autrement le geste de Caroline Fourest brandissant devant les caméras de Sky News et CNN le dernier numéro de Charlie alors que les médias américains avaient tous refusé de montrer la nouvelle représentation ? Ce geste était fait au nom de la liberté d’expression.
Selon ce raisonnement, refuser de voir ce dessin revenait donc à nier cette liberté. L’islam et le judaïsme partagent cette même tradition de ne pas regarder, de ne pas dévoiler ce qui ne serait être regardé chez l’autre pour ne pas toucher à sa dignité. Là où Cham moque la nudité de son père Noé, Sem et Japhet le couvrent d’un manteau de respect. Devant ces caricatures librement publiées, on peut aussi décider librement de ne pas regarder. Moquer l’islam iconoclaste empêche aussi de voir combien l’Occident est iconolâtre avec son impératif du tout-regard qui confond transparence et vérité.
L’affaire des caricatures a illustré aussi, ô combien, la désertion des figures médiatiques de la gauche, intellectuels ou journalistes, loin de la plupart des luttes sociales, au profit d’une poignée de combats dits « sociétaux ». Dans une société idéale, droits sociaux (logement, travail, revenus) s’articulent harmonieusement avec les libertés publiques (liberté d’expression, vote, manifestation). Découpler les uns des autres, c’est se condamner à une forme d’hémiplégie politique. La défense de quelques libertés publiques (le droit de « blasphémer », « caricaturer », « offenser » les musulmans, mais pas celui de porter un voile à l’école ou au travail) ou de quelques « nouveaux droits » (le mariage pour tous, mais plus tellement le droit de vote pour tous), a permis à une gauche résignée à « l’économie folle » - entendons : au capitalisme le plus décomplexé – de se racheter une aura progressiste sur le dos (encore un beau paradoxe) des plus fragiles et des exclus de la société. Par rapport au « Je suis Spartacus », mot de révolte des « humiliés et offensés », le « Je suis Charlie » semble bien étriqué.
Le musulman imaginaire
Selon l’esprit de la loi de 1905, c’est l’État qui doit être indifférent aux religions, pas les individus. L’espace public apaisé que voulait encourager cette loi est-il envisageable quand tout l’espace médiatique et politique a été saturé ces dernières années par des querelles byzantines sans fin portant non pas sur le sexe des anges mais sur la compatibilité ou pas de l’islam avec la République ? Ces joutes ad nauseum ont donné lieu à des raccourcis révélateurs : qu’on cite improprement la Bible, « il faut rendre à César ce qui est à César », laissant ainsi supposer que par essence le christianisme est laïque (!) mais sans aller jusqu’au bout de la phrase attribuée au Christ « mais il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu », beaucoup plus problématique ; ou encore, comme Eric Zemmour, qu’on cite cet aphorisme « à Rome fais comme les Romains », présenté comme un principe républicain sans préciser – paradoxe ultime – que cette citation est de Saint Augustin, un des pères de l’Eglise.
L’hystérisation du discours sur la laïcité est d’abord un cache-misère : indigence des politiques incapables et impuissants à résoudre des difficultés économiques autrement plus problématiques – et même urgentes – que la longueur d’un voile ; indigence des médias qui remplissent leurs colonnes, ondes et pixels de débats stériles et « théâtralisés » (Raphaël Logier). Plus grave, cette obsession de « la laïcité » – et de son envers, « l’islam » - a créé les conditions d’un glissement insidieux et éminemment dangereux de la notion de menace à l’ordre public : juridiquement, cette notion de menace suppose de troubler « le bon ordre, la sécurité, la salubrité et la tranquillité publique » par une action concrète. Or le climat tendu autour de la laïcité et des musulmans a permis à tout un chacun de s’approprier le droit de faire respecter ce nouvel ordre public informel. Chacun peut se faire gardien de l’ordre, victime et juge de tout compatriote musulman. N’importe qui peut se sentir lésé à la vue d’une simple passante voilée, ou se sentir menacé par la demande d’un repas sans porc à la cantine.
Nulle action menaçante préalable n’est exigée dans cet ordre public informel car, pour beaucoup, le seul fait d’être musulman « visible » risque de constituer en soi une menace. Une exagération peut-être ? Comment expliquer le comportement d’une Nadine Morano interpellant en pleine gare une femme voilée, et appelant la police comme si elle avait été agressée ? Comment comprendre autrement tous ces témoignages de jeunes femmes voilées harcelées, brimées dans la rue ? Et pourquoi s’en indigner puisqu’après tout, elles troublent l’ordre public informel par leur seule présence – ou, comme le résume vulgairement Philippe Tesson, elles « foutent la merde »…
Chose intéressante d’ailleurs a été la défense de ce même Philippe Tesson après son « dérapage ». Il s’agissait pour lui de « remettre dans le contexte, le contexte d’un débat polémique », tout en revendiquant une « formule de style ». Merci pour la « formule de style » qui donne à sa pensée la forme d’un étron. Mais au-delà, le soupçon est revenu que certains, qui s’ennuient dans les rédactions au temps de l’information pléthorique, se donnent à peu de frais une posture facile, l’illusion d’un journalisme frondeur en ces temps où tous les journalistes ne sont au final que des Fabrice à Waterloo. Seulement, de formule de style en formule de style, cela fait de gros dégâts sociaux.
Ces débats rebattus autour de l’islam n’interrogent pas la nationalité des musulmans, ils questionnent leur citoyenneté. En effet, la nationalité étant acquise par la norme objective du droit du sol, seule restait la citoyenneté comme marqueur possible de cette extranéité décidément indélébile des musulmans. Alors que la nationalité est de droit, la citoyenneté est ainsi devenue probatoire. D’où ce questionnement incessant de leur intégration non plus nationale mais citoyenne, avec en point d’exclusion la culture et la religion. Il s’agit là, ni plus ni moins, d’un « encodage », selon les mots de Thomas Deltombe, de l’obsession raciale sur la culture et la religion. Dans ces terribles événements, dix-sept personnes ont perdu la vie. Dix-sept familles endeuillées, dix-sept tragédies. Alors, le cœur ému, oui, évidemment. L’esprit vigilant sur cette obsession, aussi.
- Hassina Mechaï est une journaliste franco-algérienne basée à Paris. Diplômée en droit et relations internationales, elle est spécialisée dans l'Afrique et le Moyen-Orient. Ses sujets de réflexion sont la gouvernance mondiale, la société civile et l'opinion publique, le soft power médiatique et culturel. Elle a travaillé pour divers médias français, africains et arabes, dont Le Point, RFI, Afrique magazine, Africa 24, Al Qarra et Respect magazine.
Légende photo : la journaliste Caroline Fourest brandissant devant les caméras de Sky News le dernier numéro de Charlie Hebdo.
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