La désignation d’un ennemi intérieur : l’autre fantôme du procès Charlie
Après environ quatre années d’instruction, le procès hors norme des attentats de Charlie Hebdo, Montrouge et de l’Hyper Cacher par une cour d’assises spécialement composée, avec sa montagne d’accusés et d’audiences, annoncé comme « historique » et filmé à ce titre dans son intégralité pour la postérité, aura au final accouché d’une souris judiciaire. Et laissé beaucoup d’interrogations sans réponse.
En l’absence des principaux accusés, morts ou en fuite, et de preuves irréfutables, la cour a dû s’appuyer sur les témoignages des victimes et sur les quelques relevés téléphoniques et traces ADN impliquant au final des seconds couteaux sans pouvoir reconstituer les chaînes de responsabilité, du circuit des armes aux commanditaires.
Sur les quatorze accusés d’implication à divers degrés dans les attentats de janvier 2015, la peine la plus lourde parmi les onze présents à la barre revient à Ali Riza Polat (30 ans de réclusion), considéré comme le « bras droit » logistique du tueur de l’Hyper Cacher, Amedy Coulibaly. Ses avocats ont fait appel, dénonçant l’absence de preuve et un « bricolage de complicité ».
Des peines allant de quatre à vingt ans ont été prononcées pour les dix autres – bien en deçà des réquisitions du parquet national antiterroriste. Amar Ramdani (vingt ans de réclusion), Nezar Mickaël Pastor Alwatik (dix-huit ans) et Willy Prévost (treize ans), trois autres connaissances d’Amedy Coulibaly, ont été reconnus coupables d’association de malfaiteurs et de complicité de crimes terroristes.
La qualification terroriste a en revanche été abandonnée pour les six autres, reconnus coupables du seul délit d’association de malfaiteurs : Saïd Makhlouf, Mohamed Amine-Farès, Abdelaziz Abbad, Metin Karasular, Michel Catino, Christophe Raumel et Miguel Martinez devront purger des peines de quatre à dix ans de prison.
Tous sont pour l’essentiel apparus comme des trafiquants d’armes, de voitures, de téléphones, des escrocs ou de petits délinquants, ayant incidemment croisé la route des frères Chérif et Saïd Kouachi, auteurs de la tuerie à la rédaction de Charlie Hebdo, et d’Amedy Coulibaly.
La cour spéciale n’a pas pu établir s’ils avaient eu connaissance ou non de ces projets mortifères ni davantage leurs liens avec des groupes radicaux comme l’État islamique ou al-Qaïda.
Les « chaînons manquants »
Présumés morts depuis cinq ans, à défaut de preuve de vie, les trois « chaînons manquants », les frères Belhoucine et Hayat Boumeddiene, identifiés comme les principaux complices des attentats, recéleurs ad aeternam des réponses aux multiples interrogations, et bien sûr leurs trois auteurs, abattus par les forces de l’ordre en janvier 2015, après avoir tué dix-sept personnes et semé la terreur en France, ont hanté in absentia le procès.
Reconnu coupable de complicité de crimes terroristes, Mohamed Belhoucine, le « mentor » d’Amedy Coulibaly, écope de la plus lourde peine – la perpétuité – infligée aux grands absents. Son frère Mehdi a lui été acquitté, ayant déjà été condamné pour les mêmes faits (association de malfaiteurs terroriste) en janvier 2020. Hayat Boumeddiene, l’ex-compagne d’Amedy Coulibaly, a quant à elle écopé de 30 ans de réclusions assortie d’une période de sûreté.
À défaut de preuves et faute de mieux, le verdict marque la volonté des juges de considérer tout acte de soutien aux tueurs, même limité, comme un maillon déterminant de la chaîne conduisant aux attentats
Leurs fantômes ont pesé sur les plaidoiries, générant deux types d’argumentaire palliatif : il fallait, pour la défense, s’interdire de chercher « coûte que coûte » des coupables, tandis que les avocats généraux devaient démontrer que les auteurs des attentats n’étaient « rien » sans l’aide apportée par les accusés.
L’émotion, les coups de colère, les silences parfois, ont rempli les vides laissés par l’instruction. La catharsis et le symbolique ont pris le dessus. S’il n’a pas pu établir l’ensemble de la mécanique des différentes séquences meurtrières, le procès aura au moins permis aux victimes de faire entendre leur voix pour tenter de « tourner la page ».
L’islam politique écope de la plus lourde peine
Au-delà, il aura aussi largement servi de fondement au développement à marche forcée d’un récit national : la réaffirmation d’un modèle républicain présenté comme attaqué et la défense des valeurs socles de la nation française. Mais aussi, à consolider et légitimer la désignation d’un ennemi « intérieur », l’islamisme politique comme antichambre du terrorisme.
Car ce procès s’est inscrit dans une séquence d’actualité initiée à leur corps défendant par des victimes et réinvestie par les politiques. Il s’est nourri et a nourri le contexte dans lequel il s’est déroulé.
À la veille de l’ouverture des audiences le 2 septembre 2020, le journal Charlie Hebdo décide de republier les caricatures du prophète, mobile du massacre du 7 janvier par les frères Kouachi, comme autant de « pièces à conviction » à verser au dossier.
Pour son rédacteur en chef, cet « acte fort » est motivé par le « devoir d’information » indispensable qui « impose de porter à la connaissance du public ces documents qui ont une valeur aussi bien historique que pénale », des symboles pour certains de la liberté d’expression, marqueurs du modèle laïc républicain français.
Sur fond de protestation à l’international – plus discrète en France – pour l’offense faite aux musulmans, et de réaffirmation en réponse du « droit au blasphème » jusqu’au plus haut niveau de l’État, les anciens locaux de Charlie Hebdo sont attaqués le 25 septembre. Dans la salle du tribunal, les plaidoiries s’en font l’écho : la liberté d’expression est encore attaquée, entend-on, et ce drame oblige l’implacabilité de la justice à l’encontre des prévenus.
Quelques jours plus tard, dans son discours aux Mureaux le 2 octobre, le président français annonce la préparation d’une loi contre le « séparatisme islamiste », ennemi de la république laïque, porteur et vecteur de violence, pouvant dans ses pires formes, selon le chef de l’État, conduire au terrorisme.
La terrible décapitation de Samuel Paty le 16 octobre vient précipiter l’élaboration de cette loi en lui fixant de nouveaux contours. Les menaces dont le professeur avait fait l’objet de la part de militants proches de certains milieux islamistes, après avoir montré à ses élèves de 4e les caricatures de Charlie Hebdo, auraient joué un rôle déclencheur dans le passage à l’acte de son meurtrier.
Le « chaînon manquant » permettant de consacrer un lien tangible entre l’islam politique et le terrorisme est ainsi trouvé et légitimé, confortant un discours de « guerre » enjoignant aux musulmans de France la mise au pas. S’ensuivra la dissolution de plusieurs associations militantes, notamment le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), et la présentation d’un texte le 9 décembre aux accents définitivement sécuritaires.
Dans la salle d’audience, les réactions aux attaques successives, toutes qualifiées de terroristes – notamment le meurtre de trois personnes dans la basilique Notre-Dame de Nice le 29 octobre – et le débat public focalisé sur les liens entre émigration, islam et terrorisme inspirent les plaidoiries. À défaut de preuves et faute de mieux, le verdict marque la volonté des juges de considérer tout acte de soutien aux tueurs, même limité, comme un maillon déterminant de la chaîne conduisant aux attentats.
Au final, le procès des attentats de janvier 2015 – et les séquences en cascade qui l’ont ponctué, de la republication des caricatures à ses réactions et à la finalisation du projet de loi – aura dépassé ses seuls objectifs de justice et de recherche de la vérité.
Il aura servi de levier pour une autre cause : la restauration d’un mythe fondateur, aujourd’hui ébranlé, d’une France unie sur son socle, forte de ses valeurs, qui, pour ce faire, n’a pour autre recours que la désignation d’un ennemi en son sein, qu’elle a elle-même contribué à fabriquer, comme l’a reconnu le président français dans son discours aux Mureaux. C’est cet autre fantôme qui a hanté le procès et, avec lui, la république.
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