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La France instrumentalise ses « valeurs républicaines » pour en faire un moyen d’exclusion

Les responsables politiques français transforment le racisme structurel en « politiques républicaines », ciblant ce faisant les communautés musulmanes pour obtenir des gains politiques à court terme
Des manifestants brandissent des drapeaux français lors d’un défilé près de la gare du Nord, lors d’une marche contre l’islamophobie à Paris, le 10 novembre 2019 (AFP)

La semaine dernière, le président français Emmanuel Macron a annoncé son plan contre ce qu’il appelle le « séparatisme islamiste », lequel comprend des mesures telles qu’une « charte des valeurs républicaines », une liste d’« imams approuvés », une taxe sur les pèlerinages et l’interdiction de toute « activité politique » pour les organisations musulmanes.

Pour la première fois dans notre histoire commune, le président demande officiellement aux musulmans de France de choisir entre « être ou ne pas être avec la République », comme s’il existait des doutes concernant leur loyauté envers le pays.

Le gouvernement cherche maintenant à dissoudre le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), la principale organisation de défense des droits humains qui se consacre aux discriminations et aux crimes de haine contre les musulmans.

Cela résume le paradoxe auquel sont confrontés les musulmans de France.

Mesures arbitraires

En tant que citoyen français, je suis toujours partagé entre la nécessité d’expliquer (et parfois de défendre) la complexité de mon pays et le désir de sensibiliser la communauté internationale à ce qui s’y passe véritablement : un glissement rapide vers l’hégémonie de l’extrême droite dans la sphère politique, alors que les dirigeants politiques transforment le racisme structurel en « politiques républicaines », ciblant principalement les communautés musulmanes pour obtenir des bénéfices politiques et électoraux à court terme.  

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En tant que musulman, je n’ai pas toujours ce choix. Je dois expliquer, avec une infinie patience, que les terroristes n’ont absolument rien à voir avec ma compréhension de l’islam et pourquoi il est, en soi, problématique de demander aux musulmans de se désolidariser de la violence politique, laissant sous-entendre que dans certaines circonstances, ne serait-ce que théoriques, ils pourraient exprimer leur soutien au meurtre de civils, d’innocents, de professeurs, d’enfants… et à toutes sortes d’actes de barbarie perpétrés par les terroristes. 

En France, la sécurité et la liberté sont désormais opposés, comme s’il s’agissait de concepts mutuellement exclusifs. Le gouvernement français applique des mesures arbitraires et enfreint les libertés fondamentales, notamment lorsque le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin admet lui-même qu’il utilise des ressources étatiques à des fins politiques, menant des perquisitions dans des mosquées, au domicile de musulmans et au siège d’organisations islamiques qui n’ont rien à voir avec le terrorisme, dans l’unique but d’« envoyer un message ».

Quel message le gouvernement français veut-il nous envoyer, à l’échelle nationale et internationale, lorsque les organisations de défense des droits humains œuvrant contre l’islamophobie sont dissoutes et désignées comme « un ennemi de la République », pour le simple fait d’avoir critiqué la politique du gouvernement ? 

Instrumentalisation des idéaux

Nous sommes détruits par ce que nous endurons en tant que peuple, entre les discours politiques clivants et le lent déclin de notre système social, éducatif et de santé, entre le flot incessant d’attaques terroristes visant notre pays et la stigmatisation constante des minorités noires, arabes, roms et musulmanes, construites par certains comme un problème en France et à qui l’on refuse l’égalité de traitement de toutes les façons possibles : des violences policières jusqu’à l’accès au logement, au travail, à l’éducation et à la santé.

La laïcité a évolué, passant d’un cadre libéral permettant la liberté de religion ou de croyance à une « néo-laïcité », instrument de diabolisation et d’exclusion de toute visibilité religieuse 

Et après chaque attentat terroriste, le même processus : accusation, stigmatisation, répression, haine. On nous prive du droit au deuil et on nous refuse l’espérance du changement. 

En tant que partisan des libertés fondamentales, j’observe la façon dont une partie de la France instrumentalise ses idéaux et valeurs pour en faire un moyen d’exclusion, tout en se leurrant elle-même (et parfois d’autres) en se persuadant qu’elle est l’éternel porte-étendard des droits de l’homme, alors que tant de personnes souffrent toujours du racisme, de la discrimination et des atteintes aux droits humains, comme le répète chaque année la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).

Une femme tient une pancarte lors d’une manifestation contre l’islamophobie, le 10 novembre 2019 (AFP)
Une femme tient une pancarte lors d’une manifestation contre l’islamophobie, le 10 novembre 2019 (AFP)

D’une part, la laïcité, principe juridique promulgué en 1905 pour séparer le pouvoir politique des influences religieuses, a évolué, passant d’un cadre libéral permettant la liberté de religion ou de croyance à une « néo-laïcité », instrument de diabolisation et d’exclusion de toute visibilité religieuse (en se concentrant délibérément sur les communautés musulmanes, toujours au cœur de la discussion lorsqu’on évoque la laïcité). 

D’autre part, la « liberté d’expression » est en jeu et parfois utilisée de façon asymétrique, en fonction de la cible des critiques et du pouvoir que cette dernière peut mobiliser. 

Une exception culturelle ?

Ainsi par exemple, le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer peut affirmer que « nous devons être tous conscients et mobilisés pour défendre [la liberté d’expression] », tout en censurant une caricature dans la presse, en amputant des passages de la lettre de Jean Jaurès lue dans les écoles en hommage à Samuel Paty, en sanctionnant des professeurs pour avoir critiqué sa politique et en engageant des poursuites contre un syndicat pour avoir parlé de racisme.

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Même la liberté académique est menacée lorsque la Critical Race Theory (les recherches sur les questions de racisme) et les études de genre sont visées par l’Assemblée nationale car accusées de « séparatisme » et de complicité avec le terrorisme.

Et lorsque des organisations internationales, des journalistes, des universitaires et des défenseurs des droits de l’homme et observateurs à travers le monde constatent la même chose et expriment leurs inquiétudes à propos de ce qui se passe en France, leurs remarques sont rejetées en raison de leur supposées méconnaissance et ignorance de la « complexité » et de la « spécificité » de la situation française, laquelle réclame « plus de pédagogie » et de « respect pour la souveraineté du modèle français », comme s’il existait une exception culturelle susceptible de justifier les aspects structurels du racisme.

Peut-être devrions-nous tous suivre les conseils du président Macron à la lettre et observer plus attentivement ce qui se passe en France, afin de connaître véritablement la situation dans le pays.

Des faits et des données

En tant que statisticien, j’aime me concentrer sur les faits et les données. En voici quelques-uns. Le président Macron prétend qu’il ne vise pas l’islam et les musulmans dans sa politique, pourtant ils sont l’unique cible de son grand discours aux Mureaux sur les « séparatismes », mentionnés 62 fois en une seule allocution.

Les forces de l’ordre et les services de renseignement sont trop occupés à surveiller les activistes musulmans et à briser des portes pour détecter et empêcher d’agir les vrais terroristes

Puis il présente son plan pour réguler les communautés musulmanes au niveau théologique, politique, social, juridique et financier, s’adressant aux citoyens musulmans à travers un cadre de contrôle et de sécurité, tout en leur disant comment s’organiser et quels imams suivre. Ceci a conduit à une pétition largement signée dénonçant « une politique d’exception pour les citoyens musulmans ». Pour la laïcité, on repassera. 

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Le président Macron explique qu’il fait clairement la distinction entre ce qu’il appelle le « séparatisme islamiste » et le citoyen musulman lambda ; pourtant, ses ministres de l’Intérieur successifs ne cessent d’identifier les pratiques traditionnelles ou usuelles de l’islam comme des signes de « radicalisation » et de « séparatisme », allant « des rayons halal et casher dans les supermarchés » au fait de « se laisser pousser la barbe », ou le simple fait d’« assister à des prières pendant le Ramadan ».

Le gouvernement a demandé à la population de signaler tout comportement « suspect » à la « hotline stop-djihadisme », notamment des signes tels qu’un changement de régime alimentaire, un changement de style vestimentaire, le fait de ne pas écouter de musique ou de ne pas regarder la télé. Sans surprise, cette ligne téléphonique est encombrée par les signalements de citoyens « zélés » et « inquiets » dénonçant à tort voisins et collègues.

Pendant ce temps, les forces de l’ordre et les services de renseignement sont trop occupés à surveiller les activistes musulmans et à briser des portes pour détecter et empêcher d’agir les vrais terroristes, ne faisant que plus de victimes et plus de mal au pays, tandis que nous échouons collectivement à gérer la véritable menace. 

Islamophobie structurelle

Le président Macron nie l’existence de formes structurelles d’islamophobie en France, pourtant 59 % des cas de discrimination contre les musulmans ont lieu dans les services publics. Ces dix dernières années, les responsables du gouvernement français ont multiplié les déclarations incendiaires, dans ce que l’on pourrait qualifier d’effort transpartisan visant à stigmatiser les musulmans et alimenter la haine à leur encontre : l’ancien ministre de l’Intérieur Claude Guéant a même expliqué que « le nombre de musulmans pos[ait] problème ».

Un récent sondage conclut que 42 % des musulmans vivant en France ont été discriminés à cause de leur religion

Un autre ancien ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, a qualifié notre situation de guerre de civilisations. Laurence Rossignol, alors ministre de la Famille, a comparé les musulmanes portant le voile au fait que « des nègres américains étaient pour l’esclavage ». L’actuel ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a dénoncé l’« “ensauvagement” de la société », un concept inventé par des intellectuels d’extrême droite. Le ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer a expliqué que le « voile n’était pas souhaitable ».

Le Premier ministre Jean Castex a déclaré : « Je veux dénoncer toutes les compromissions qu’il y a eu pendant trop d’années, les justifications à cet islamisme radical : nous devrions nous autoflageller, regretter la colonisation, je ne sais quoi encore. » Et le président Emmanuel Macron lui-même affirme que porter le voile « n’est pas conforme à la civilité ».

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Ces discours, au plus haut niveau de l’État français, ont donc un impact. Un récent sondage conclut que 42 % des musulmans vivant en France ont été discriminés à cause de leur religion. Six femmes sur dix portant le voile partagent cette expérience et 44 % de celles qui ne le portent pas.

Les musulmans sont confrontés à des agressions physiques deux fois plus souvent que leurs concitoyens, comme ces deux femmes qui ont été poignardées près de la tour Eiffel récemment, une affaire dans laquelle le procureur a fini par retenir le caractère antimusulman dans le cadre de son enquête.

Les mosquées et les institutions islamiques sont également la cible d’attaques et profanées. Les hommes sont aussi visés par le racisme. Selon un rapport du Défenseur des droits, les jeunes arabes et noirs ont 20 fois plus de chances que les autres d’être contrôlés par la police et, dans le cadre de ces contrôles, ils ont près de trois fois plus de chances d’être insultés et 2,5 fois plus de chances d’être brutalisés. 

Le président et le candidat

Autant j’ai professionnellement reconnu l’habile « communication de crise » du président Macron sur Al Jazeera, dans le New York Times et dans le Financial Times pour minimiser l’étendue de l’islamophobie en France, autant il y a une réalité double et à laquelle on ne peut échapper : la France est une cible du terrorisme, la France a un problème de racisme. Et à moins d’aborder les deux questions « en même temps », nous échouerons.

La France est une cible du terrorisme, la France a un problème de racisme. Et à moins d’aborder les deux questions « en même temps », nous échouerons

Un candidat dynamique et libéral s’est autrefois présenté à l’élection présidentielle en France. Il se prénommait Emmanuel. Il critiquait toutes les formes de racisme, y compris l’islamophobie. Il considérait la colonisation comme un « crime contre l’humanité ».

Il dénonçait ceux qui instrumentalisaient la laïcité contre les musulmans, tout en prenant au sérieux la question sécuritaire et en tentant de rédiger un récit commun pour notre peuple. Il savait mieux que tout autre politicien mainstream que la France ne pouvait avancer sans tous ses enfants et il se présentait, au niveau international, comme le défenseur du progrès, de la diversité et de l’égalité des chances.  

Peut-être que le candidat Emmanuel pourrait enseigner quelques petites choses au président Macron. 

- Marwan Muhammad est un auteur et statisticien français d’origine égyptienne. Après une carrière dans la finance, il a consacré ses douze dernières années à la lutte contre l’islamophobie. Il fut le porte-parole puis le directeur du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), la plus importante ONG de défense des droits de l’homme en France dédiée aux musulmans, avant de devenir diplomate pour l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), où il a soutenu les communautés musulmanes à travers toute l’Europe, l’Asie centrale et l’Amérique du Nord. En 2018, il a mené le premier sondage auprès des musulmans de France (auquel ont participé 27 000 personnes), avant de fonder la plate-forme L.E.S Musulmans, organisation-cadre rassemblant des centaines de mosquées et organisations islamiques à travers la France, avec plus de 75 000 soutiens. Il travaille désormais en tant que consultant en matière de droits de l’homme pour des organisations internationales.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Marwan Muhammad is a French-Egyptian author and statistician. After a career in finance, he dedicated the last 12 years to the fight against Islamophobia. He was the spokesman and then the director of the Collective Against Islamophobia in France (CCIF), the most prominent human rights NGO in France supporting Muslims, before becoming a diplomat for the Organization for Security and Cooperation in Europe (OSCE), where he supported Muslim communities all across Europe, Central Asia and North America. In 2018, he conducted the first survey of Muslims in France (in which 27,000 took part), before founding the Muslims’ Platform, an umbrella organisation comprising of hundreds of mosques and Islamic organizations across France, with more than 75,000 supporters. He now works as a Human Rights consultant for international organisations.
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