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« Balance ton musulman » : une nouvelle dérive à la française

Signaler des musulmans « trop » pratiquants ? Ce n’est plus une dystopie mais une proposition sérieuse des autorités françaises
Un fidèle lit le Coran dans la mosquée Ennour du Havre, dans le nord-ouest de la France, durant le Ramadan, en mai 2018 (AFP)

Après la « radicalisation rapide », chère à l’ancien ministre français de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, devenue une « private joke entre experts de la déradicalisation dans les think tanks du monde entier », d’après un expert algérien, nous voilà face à une nouvelle invention d’un de ses successeurs : « les signaux faibles de radicalisation ». 

Face à une commission parlementaire, et pour répondre des failles ayant conduit un fonctionnaire de la préfecture de police de Paris à assassiner quatre de ses collègues le 3 octobre dernier, Christophe Castaner a listé les signaux de de la radicalisation : « un changement de comportement dans l'entourage, le port de la barbe, qu'il fasse la bise ou qu'il ne la fasse plus [...] Est-ce que l'individu accepte de faire équipe avec une femme ou pas ? Est ce qu'il a une pratique régulière ou ostentatoire de la prière rituelle. »

« Un signalement d’une faible intensité, c'est quoi ? Qui évalue le signalement ? », a réagi le député M'jid El Guerrab, du Parti radical de gauche (PRG), devant le ministre de l’Intérieur, rappelant que « pendant le Ramadan, il y a une pratique un peu plus forte de la religion puisque le soir, tous les musulmans qui sont un peu pratiquants se rendent à la mosquée pour prier et font des séries de prières qui s'appellent les tarawih. Donc il y a de fait une pratique exacerbée de la religion pendant le Ramadan ».  

« Ça rappellerait des périodes peu glorieuses »

La « vision » de Castaner semble partagée par le président Emmanuel Macron, qui, lors du discours en hommage aux victimes de la tuerie de la préfecture de police, n’a pas hésité à appeler les Français à « savoir repérer les petits gestes à l’école, au travail, dans les lieux de culte, près de chez soi, les relâchements, les déviations, ces petits gestes qui signalent un éloignement d’avec les lois et valeurs de la République ». 

Pour l’éditorialiste du Journal du dimanche, cet « appel » sert à désigner « certains citoyens à la suspicion de tous les autres. Donc ça ne contribue pas à l’unité mais à la division ». 

« Imaginons que demain, il y ait des milliers de signalements, de dénonciations – ça rappellerait des périodes peu glorieuses. Et pour quel résultat ? On mettrait tout le monde sur écoute ? C’est absurde », poursuit le directeur de la rédaction du JDD, Hervé Gattegno. 

Cette frénésie de la dénonciation a fait des émules. Ulcéré par la démarche de son administration, un enseignant de l’Université de Cergy-Pontoise a publié le 14 octobre le contenu d’un formulaire destiné à détecter les « signaux faibles de radicalisation » parmi les étudiants et les enseignants.   

L’université a publié un message d’excuse après la divulgation de ce formulaire, qui a créé un choc dans la communauté universitaire et même au-delà. 

« Aller souvent à la mosquée ne constitue pas un indicateur d’alerte de radicalisation, c’est le refus brutal de prier derrière un imam qui paie des impôts à un État régi par la loi humaine qui est un indicateur ! », précise sur son mur Facebook la spécialiste de la déradicalisation, Dounia Bouzar. 

« De manière générale, puisqu’il faut encore le répéter, un terroriste ‘’dit djihadiste’’ se rase la barbe, n’affiche pas sa pratique religieuse et ne se fait pas remarquer. Les indicateurs d’alerte sont un peu plus complexes pour justement distinguer un terroriste. Ils concernent l’effet de l’approche anxiogène, de l’approche relationnelle, de l’approche idéologique du discours ‘’djihadiste’’ et du changement de vision du monde que ces approches provoquent », poursuit Dounia Bouzar.

« Un terroriste ‘’dit djihadiste’’ se rase la barbe, n’affiche pas sa pratique religieuse et ne se fait pas remarquer »

- Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux

« Les leviers d’adhésion à l’idéologie violente incarnée notamment par l’État islamique opèrent en Europe et en France notamment sur la marginalisation sociale et économique, et ses effets. Ces engagements contre le pays sont également encouragés par nos choix de politiques extérieures et les incohérences de nos alliances, mises à mal par les objectifs de diplomatie économique », expliquait Anne giudicelli, experte de l’antiterrorisme.

Un moindre coût politique

Mais remettre en question aussi bien la « marginalisation sociale et économique » que les « choix de politiques extérieures » est un tabou dans le discours officiel français. 

Mieux vaut taper sur la population la plus stigmatisée et la plus ciblée. C’est plus pratique et moins coûteux sur le plan politique.   

Nous sommes si loin des éléments de langage du candidat Macron, rappelés par la tribune de François Burgat sur Middle East Eye : « Je pense que ce sont des fermetures dans notre économie, dans notre société, les pertes d’opportunités, les plafonds de verre qui sont mis, les corporatismes qui se sont construits qui à la fois nourrissent de la frustration sur le plan individuel et créent de l’inefficacité sur le plan économique », déclarait alors Emmanuel Macron. 

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« Il faut bien connaître ce qu’on combat, le souci avec l’approche française est qu’ils ont ‘’islamisé’’ le problème avant même de le combattre », nous confiait un expert algérien de la déradicalisation qui mène des sessions de formation dans plusieurs pays, notamment en France.

Qu’est ce que le fait religieux ?

« L’autre biais en France est que leurs hommes politiques idéologisent tout ce qu’ils font, en plus toute action est placée sous le signe de la laïcité qui n’est plus la laïcité de 1905 mais un déni du religieux », estime l’expert.

À la fin des années 1980, le sociologue de l’immigration Abdelmalek Sayad avait réagi à la fameuse « affaire du voile de l’école de Creil » au-delà des schémas polémistes et idéologiques de l’époque. 

L’auteur de La Double Absence voulait soustraire cette polémique à la rhétorique d’une classe politique et intellectuelle – de gauche et de droite – qui évoquait un « Munich de l’école républicaine », allusion faite aux accords signés en 1938 entre la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne nazie et l’Italie de Mussolini.      

« Un fait est religieux seulement si le regard de l’autre l’appréhende comme tel »

- Laurent Mucchielli, directeur de recherches au CNRS

Cité par le sociologue et directeur de recherches au CNRS Laurent Mucchielli, Sayad recontextualisait ce qui paraissait comme un fait exclusivement religieux : « Regardons le contexte actuel. S’il n’y avait pas eu la chute du shah d’Iran, s’il n’y avait pas eu le Liban, s’il n’y avait pas eu un parti de Dieu, etc., comment l’école aurait-elle traité cette incongruité vestimentaire ? Elle l’aurait traitée sur le mode de la civilité. La civilité française s’est transposée à l’intérieur de l’école, en termes de comportement scolaire : en classe, on est la tête nue, on vient avec son béret, on le met dans son casier, avec un chapeau, on le met dans le casier [...] s’il n’y avait pas eu tout cela, c’est de cette manière-là que l’école aurait dû le traiter. » 

Le civique à la place de l’ethnique

« Surtout, [Abdelmalek Sayad] dit et redit qu’un fait (et donc un ‘’signe’’, j’insiste sur les guillemets) est religieux seulement si le regard de l’autre l’appréhende comme tel, et le regard de cet autre est ici, en 1989, largement conditionné par les événements qui passent en boucle à la télévision : Rushdie, l’Iran, le Liban, le Hezbollah, l’héritage de la Révolution française supposément menacé par le « Munich de la République », etc. », poursuit Laurent Mucchielli.

C’est l’impératif civique, celui qu’on applique à tous et à toutes, citoyens égaux du même pays, qui fixe la limite de l’acceptable en société, et non un regard ethnique construit par des décennies d’histoire coloniale non assumée. 

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Cette tentative de généraliser un système de « vigilance » ne pèche donc pas seulement par son côté franchement discriminatoire et fascisant, dans un contexte d’explosion des discours de haine débridés. Elle intervient alors que, structurellement, ni la société française en général, ni même les services publics n’ont la connaissance requise pour comprendre ce qu’est la radicalité, ce qu’est une pratique religieuse autre que le christianisme.

Elle intervient aussi dans un contexte où le président Macron, qui se dit inquiet d’un éventuel accès de l’extrême droite de Marine Le Pen à l’Élysée en 2022, tente de maintenir son « chemin de crête » : être foncièrement républicain et égalitaire mais donner du mou à la tendance populiste afin de ne pas lui laisser le « monopole » des sujets de l’immigration et de la laïcité.

C’est un jeu d’équilibriste très risqué. Car le danger est de populariser la délation comme exutoire criminel dans toute la société : une société qui se pose beaucoup de bonnes questions (la précarité des services sociaux, la prébende néolibérale, les inégalités fiscales, la destruction des liens sociaux, etc.) mais à qui on donne les mauvaises réponses : balance ton musulman !  

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Adlène Meddi est un journaliste et écrivain algérien. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese et signé trois thrillers politiques sur l’Algérie, dont le dernier, 1994 (Rivages, sortie le 5 septembre). Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
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