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Meurtre de Samuel Paty : quand le droit d’offenser les musulmans est instrumentalisé

Pour les musulmans de France, la « liberté d’expression » n’est pas le luxe d’offenser : c’est le droit d’être entendus au sujet de l’insécurité, du chômage, de la discrimination et de la pauvreté
Des manifestants défilent à Paris contre l’islamophobie, le 10 novembre 2019 (AFP)

Le meurtre de Samuel Paty, père et enseignant de 47 ans, par ce qui semble être un extrémiste musulman, a ébranlé la France.

Pour les amis et la famille du professeur, sa mort constitue une incommensurable perte. Pour la nation, c’est le dernier traumatisme à venir se graver dans la conscience publique, alors même que se tient le procès des attentats de Charlie Hebdo – un rappel que les vieilles blessures sont bien loin d’être cicatrisées.

Un parent isolé, outré par la décision du professeur de montrer à des élèves de 4e une caricature du prophète Mohammed dénudé pendant un cours sur la liberté d’expression, a lancé une campagne contre lui. Abdoulakh Anzorov s’en est emparé et en a fait un bain de sang.

Depuis la mort de Samuel Paty le 16 octobre, des milliers de personnes se sont rassemblées en soutien à la « liberté d’expression », apparemment unies par la conviction que ce principe de l’identité française était menacé. Le président Emmanuel Macron a promis que « la peur [allait changer] de camp », un serment de mauvais augure qui – comme son discours sur le séparatisme début octobre – présage une surveillance accrue des musulmans en général, pas des terroristes en particulier.

Dans la ligne de mire

Au lendemain de ce meurtre, le gouvernement a promis de fermer des organisations et mosquées jugées liées à l’attaque, qu’importe que le lien semble ténu. Pour ceux qui se trouvent dans la ligne de mire, notamment des organisations caritatives et une association qui lutte contre l’islamophobie, le sentiment d’être injustement visés et d’être mis dans le même sac que le terrorisme est vif. 

En France, un chœur d’hommes politiques et de commentateurs parlent quotidiennement de restreindre les libertés religieuses des musulmans au nom de la liberté et de la sécurité de la nation

Les slogans simplistes sont désormais un pilier du nationalisme : la France est attaquée en raison de ses valeurs et tous les citoyens sont appelés à la défendre contre un ennemi amorphe. Cet ennemi est violent car il est musulman, et ainsi va la logique politique, tous les musulmans doivent être suspectés et tout signe de religiosité doit être redouté.

Pourtant, les études montrent que la religiosité est en fait un rempart contre l’extrémisme, et aucune preuve empirique n’indique que la religion et l’idéologie sont les premiers leviers de l’extrémisme violent, la radicalisation étant largement identifiée comme un problème social.

Pourtant, en France, un chœur d’hommes politiques et de commentateurs parlent quotidiennement de restreindre les libertés religieuses des musulmans au nom de la liberté et de la sécurité de la nation.

Leur tête de file est Éric Zemmour, qui malgré ses multiples condamnations pour incitation à la haine raciale contre les musulmans, n’a pas vu sa liberté d’expression bridée et reste un intervenant régulier des plateaux télés et radios français, ses livres sont des best-sellers et il est chaleureusement accueilli par de nombreux journalistes alors qu’il diffuse des prédictions de guerre civile dans les chaumières françaises. 

Tirer la sonnette d’alarme

Le nationalisme français n’est pas nouveau, mais il dévie vers une forme d’ethno-nationalisme, ce qui devrait avoir tiré la sonnette d’alarme chez nous tous – en premier lieu parce que cela s’avère profondément contre-productif dans la lutte contre l’extrémisme.

En s’aliénant progressivement un nombre croissant de musulmans, le gouvernement français ne laisse pas seulement très peu d’espace dans lequel les Français de confession musulmane peuvent vivre en toute sécurité, il crée également un terreau fertile permettant de canaliser les esprits frustrés et en colère dans une rébellion contre l’État.

Le problème, cependant, est que la brutalité du meurtre de Paty empêche pratiquement d’aborder les doléances de longue date en matière de marginalisation socio-économique, rejet culturel et discrimination d’une communauté toujours interpellée dans les médias pour répondre des violences de soi-disant coreligionnaires.

Le président français Emmanuel Macron (au centre) se recueille devant le cercueil de Samuel Paty, à Paris, le 21 octobre (AFP)
Le président français Emmanuel Macron (au centre) se recueille devant le cercueil de Samuel Paty, à Paris, le 21 octobre (AFP)

Les frustrations ressenties par les musulmans français face à leur traitement par la République – des violences policières au profilage, en passant par la pauvreté et la discrimination à l’emploi, sans compter le mépris manifeste et désinvolte pour les pratiques qui sont au cœur de l’identité musulmane (notamment les espaces de prière, le jeûne et la tenue vestimentaire) – sont instrumentalisées par les extrémistes. 

Tandis que les fanatiques se présentent comme les libérateurs d’une communauté musulmane attaquée à qui on refuse ses droits religieux fondamentaux, les politiciens s’affichent comme les libérateurs d’une majorité non-musulmane en danger qui serait terrorisée autant par les décapitations que par les rayons halal et les burkinis.

Il n’a jamais été plus vital qu’aujourd’hui de démasquer tout manichéisme – et pourtant, Emmanuel Macron flirte toujours avec le terrain de l’extrême droite, alors qu’il a eu la possibilité de mettre en place un programme progressiste.

Il abreuve régulièrement les citoyens français d’inquiétudes concernant le séparatisme, saupoudrées de fake news et de dérapages constants dans son discours contre l’extrémisme, le « communautarisme » et les musulmans. Pour ceux qui écoutent d’une oreille en préparant le dîner pour les enfants, le message est clair : les musulmans sont le problème.

Intégration sociale

Une étude internationale de 2019 souligne que la radicalisation fait suite à un sentiment d’isolement vis-à-vis de la société. L’un des principaux coauteurs de l’étude, Nafees Hamid, note que « les comportements extrêmes en faveur d’un groupe semblent s’intensifier après l’exclusion sociale ». Ce n’est pas la seule étude venant corroborer cette conclusion. Une étude précédente, mandatée par le maire de Manchester, Andy Burnham, après l’attentat de 2017 lors du concert d’Ariana Grande, a identifié le manque d’intégration sociale comme un facteur clé de la radicalisation, ce que les sociétés ignorent à leurs risques et périls.

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Au lendemain du meurtre de Paty, deux musulmanes ont été poignardées sous la tour Eiffel après une querelle au cours de laquelle les agresseurs avaient crié « sale arabe » (le caractère raciste de l’agression a été retenu). Ces agressions suivent de plus en plus un schéma d’attaques ciblées contre les musulmans, surtout les femmes. 

Les problèmes auxquels sont confrontés les musulmans de France sont multidimensionnels, et viser constamment les musulmans en tant que communauté à problème sur la base de leur identité religieuse – sans chercher à résoudre les problèmes systémiques qu’ils rencontrent en tant que citoyens –, c’est montrer un profond mépris pour les inégalités qui gangrènent la société française.

Dans un débat si concentré sur la liberté d’expression, nous entendons rarement parler directement des musulmans français. Nous entendons rarement parler des expériences, des perspectives ou des polémiques que connait ce groupe démographique divers. À la place, des imams complaisants ou des agitateurs sont invités à intervenir, mais peu de musulmans français peuvent se retrouver dans leurs discours.

Cet échec à comprendre cet « autre » historique en France, qui est aujourd’hui totalement français et demande, à raison à ce que l’ensemble des éléments composant son identité – en tant que citoyens, en tant que descendants de colonisés, en tant que groupes racialisés, en tant qu’adeptes d’une religion – soit totalement accepté par la République dans son incarnation moderne, constitue la véritable bataille qui couve sous la surface.

Des doléances ignorées

Tandis que des milliers de personnes se rassemblent en France en hommage à Samuel Paty et pour défendre la « liberté d’expression », nous devons être particulièrement attentifs à ce qui gît derrière ces slogans. Il est vrai que les actes de violence comme le meurtre du professeur menacent la liberté d’expression lorsqu’il s’agit de la diffusion de matériel conçu pour choquer et offenser. Mais la liberté d’expression est depuis longtemps bridée pour ceux dont les doléances sont constamment ignorées. 

Nous avons tous une leçon à tirer à propos de la liberté d’expression : être capable de s’exprimer – et surtout d’être entendu – est vital pour tous dans une société

Leur « liberté d’expression » n’est pas le luxe d’offenser : c’est le droit d’être entendus au sujet de l’insécurité, du chômage, de la discrimination et de la pauvreté. On a depuis longtemps réduit au silence la majorité silencieuse des musulmans – et de leurs voisins non-musulmans dans les banlieues oubliées –, leur discours parvient rarement jusque dans le débat public, leurs doléances sont rarement adoptées comme une cause par les commentateurs et les politiques. 

Il y a de nombreuses façons de menacer la liberté d’expression, et pour certains, le luxe d’être entendus est depuis longtemps compté.

Pour que cette tragédie puisse apporter quelque chose à la nation, elle devrait examiner précisément qui a le droit de parler, bien avant que ce discours lui-même ne soit menacé – et comment le silence imposé alimente le cycle du ressentiment, de la frustration et de la désillusion. 

Nous avons tous une leçon à tirer à propos de la liberté d’expression : être capable de s’exprimer – et surtout d’être entendu – est vital pour tous dans une société. Aucune société ne doit chercher l’homogénéité de l’unité, mais ce qu’elle peut et doit faire, c’est promouvoir l’égalité de tous les citoyens.

- Myriam Francois est une journaliste, présentatrice et écrivaine franco-britannique, qui se concentre sur l’actualité, la France et le Moyen-Orient. Elle est également adjointe de recherche à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l’Université de Londres. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MyriamFrancoisC.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Myriam François is a Franco-British journalist, broadcaster and writer with a focus on current affairs, France and the Middle East. She is also a Research Associate at SOAS, University of London and tweets @MyriamFrancoisC
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